The Project Gutenberg eBook of Oliver Twist

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Title: Oliver Twist

Author: Charles Dickens

Release date: June 7, 2005 [eBook #16023]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

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Charles Dickens

OLIVIER TWIST

(1837)

Table des matières

CHAPITRE PREMIER. Du lieu où naquit Olivier Twist, et des
circonstances qui accompagnèrent sa naissance.
CHAPITRE II Comment Olivier Twist grandit, et comment il fut
élevé.
CHAPITRE III Comment Olivier Twist fut sur la point d’attraper une
place qui n’eût pas été une sinécure.
CHAPITRE IV. Olivier trouve une place et fait son entrée dans le
monde.
CHAPITRE V. Olivier fait de nouvelles connaissances, et, la
première fois qu’il assiste à un enterrement, il prend une idée
défavorable du métier de son maître.
CHAPITRE VI. Olivier, poussé à bout par les sarcasmes de Noé,
engage une lutte et déconcerte son ennemi.
CHAPITRE VII. Olivier persiste dans sa rébellion.
CHAPITRE VIII. Olivier va à Londres, et rencontre en route un
singulier jeune homme.
CHAPITRE IX. Où l’on trouvera de nouveaux détails sur l’agréable
vieillard et sur ses élèves, jeunes gens de haute espérance.
CHAPITRE X. Olivier fait plus ample connaissance avec ses nouveaux
compagnons, et acquiert de l’expérience à ses dépens. La brièveté
de ce chapitre n’empêche pas que ce ne soit un chapitre important
de l’histoire de notre héros.
CHAPITRE XI. Où il est question de M. Fang, commissaire de police,
et où l’on trouvera un petit échantillon de sa manière de rendre
la justice.
CHAPITRE XII. Olivier est mieux soigné qu’il ne l’a jamais été. -
Nouveaux détails sur l’aimable vieux juif et ses jeunes élèves.
CHAPITRE XIII. Présentation faite au lecteur intelligent de
quelques nouvelles connaissances qui ne sont pas étrangères à
certaines particularités intéressantes de cette histoire.
CHAPITRE XIV. Détails sur le séjour d’Olivier chez M. Brownlow, -
Prédiction remarquable d’un certain M. Grimwig sur le petit
garçon, quand il partit en commission.
CHAPITRE XV. Où l’on verra combien le facétieux juif et miss Nancy
étaient attachés à Olivier.
CHAPITRE XVI. Ce que devint Olivier Twist, après qu’il eut été
réclamé par Nancy.
CHAPITRE XVII Olivier a toujours à souffrir de sa mauvaise
fortune, qui amène tout exprès à Londres un grand personnage pour
ternir sa réputation.
CHAPITRE XVIII Comment Olivier passait son temps dans la société
de ses respectables amis.
CHAPITRE XIX. Discussion et adoption d’un plan de campagne.
CHAPITRE XX. Olivier est remis entre les mains de M. Guillaume
Sikes.
CHAPITRE XXI. L’expédition.
CHAPITRE XXII Vol avec effraction.
CHAPITRE XXIII. Où l’on verra qu’un bedeau peut avoir des
sentiments. - Curieuse conversation de M. Bumble et d’une dame.
CHAPITRE XXIV. Détails pénibles, mais courts, dont la connaissance
est nécessaire pour l’intelligence de cette histoire.
CHAPITRE XXV. Où l’on retrouve M. Fagin et sa bande.
CHAPITRE XXVI. Un personnage mystérieux paraît sur la scène. -
Détails importants étroitement liés à la suite de cette histoire.
CHAPITRE XXVII. Pour réparer une impolitesse criante du premier
chapitre, qui avait planté là une dame, sans cérémonie.
CHAPITRE XXVIII. Olivier revient sur l’eau… Suite de ses
aventures.
CHAPITRE XXIX. Détails d’introduction sur les habitants de la
maison où se trouve Olivier.
CHAPITRE XXX. Ce que pensent d’Olivier ses nouveaux visiteurs.
CHAPITRE XXXI. La situation devient critique.
CHAPITRE XXXII. Heureuse existence que mène Olivier chez ses
nouveaux amis.
CHAPITRE XXXIII. Où le bonheur d’Olivier et de ses amis éprouve
une atteinte soudaine.
CHAPITRE XXXIV. Détails préliminaires sur un jeune personnage qui
va paraître sur la scène.- Aventure d’Olivier.
CHAPITRE XXXV. Résultat désagréable de l’aventure d’Olivier, et
entretien intéressant de Henry Maylie avec Rose.
CHAPITRE XXXVI. Qui sera très court, et pourra paraître de peu
d’importance ici, mais qu’il faut lire néanmoins, parce qu’il
complète le précédent, et sert à l’intelligence d’un chapitre
qu’on trouvera en son lieu.
CHAPITRE XXXVII Où le lecteur, s’il se reporte au chapitre XXIII,
trouvera une contre-partie qui n’est pas rare dans l’histoire des
ménages.
CHAPITRE XXXVIII Récit de l’entrevue nocturne de M. et Mme Bumble
avec Monks.
CHAPITRE XXXIX. Où le lecteur retrouvera quelques honnêtes
personnages avec lesquels il a déjà fait connaissance, et verra le
digne complot concerté entre Monks et le juif.
CHAPITRE XL. Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre
précédent.
CHAPITRE XLI. Qui montre que les surprises sont comme les
malheurs; elles ne viennent jamais seules.
CHAPITRE XLII. Une vieille connaissance d’Olivier donne des
preuves surprenantes de génie et devient un personnage public dans
la capitale.
CHAPITRE XLIII. Où l’on voit le fin Matois dans une mauvaise
passe.
CHAPITRE XLIV. Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse
qu’elle a faite à Rose Maylie. - Elle y manque.
CHAPITRE XLV. Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète.
CHAPITRE XLVI. Le rendez-vous.
CHAPITRE XLVII. Conséquences fatales.
CHAPITRE XLVIII. Fuite de Sikes.
CHAPITRE XLIX Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. - Leur
conversation. - Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur
apporte des nouvelles importantes.
CHAPITRE L. Poursuite et évasion.
CHAPITRE LI. Plus d’un mystère s’éclaircit. - Proposition de
mariage où il n’est question ni de dot ni d’épingles.
CHAPITRE LII La dernière nuit que le juif a encore à vivre.
CHAPITRE LIII. Et dernier.

CHAPITRE PREMIER.
Du lieu où naquit Olivier Twist, et des circonstances qui
accompagnèrent sa naissance.

Parmi les divers monuments publics qui font l’orgueil d’une ville
dont, par prudence, je tairai le nom, et à laquelle je ne veux pas
donner un nom imaginaire, il en est un commun à la plupart des
villes grandes ou petites: c’est le dépôt de mendicité. Un jour,
dont il n’est pas nécessaire de préciser la date, d’autant plus
qu’elle n’est d’aucune importance pour le lecteur, naquit dans ce
dépôt de mendicité le petit mortel dont on a vu le nom en tête de
ce chapitre.

Longtemps après que le chirurgien des pauvres de la paroisse l’eut
introduit dans ce monde de douleur, on doutait encore si le pauvre
enfant vivrait assez pour porter un nom quelconque: s’il eût
succombé, il est plus que probable que ces mémoires n’eussent
jamais paru, ou bien, ne contenant que quelques pages, ils
auraient eu l’inestimable mérite d’être le modèle de biographie le
plus concis et le plus exact qu’aucune époque ou aucun pays ait
jamais produit.

Quoique je sois peu disposé à soutenir que ce soit pour un homme
une faveur extraordinaire de la fortune, que de naître dans un
dépôt de mendicité, je dois pourtant dire que, dans la
circonstance actuelle, c’était ce qui pouvait arriver de plus
heureux à Olivier Twist: le fait est qu’on eut beaucoup de peine à
décider Olivier à remplir ses fonctions respiratoires, exercice
fatigant, mais que l’habitude a rendu nécessaire au bien-être de
notre existence; pendant quelque temps il resta étendu sur un
petit matelas de laine grossière, faisant des efforts pour
respirer, balança pour ainsi dire entre la vie et la mort, et
penchant davantage vers cette dernière. Si pendant ce court espace
de temps Olivier eût été entouré d’aïeules empressées, de tantes
inquiètes, de nourrices expérimentées et de médecins d’une
profonde sagesse, il eût infailliblement péri en un instant; mais
comme il n’y avait là personne, sauf une pauvre vieille femme, qui
n’y voyait guère par suite d’une double ration de bière, et un
chirurgien payé à l’année pour cette besogne, Olivier et la nature
luttèrent seul à seul. Le résultat fut qu’après quelques efforts,
Olivier respira, éternua, et donna avis aux habitants du dépôt, de
la nouvelle charge qui allait peser sur la paroisse, en poussant
un cri aussi perçant qu’on pouvait l’attendre d’un enfant mâle qui
n’était en possession que depuis trois minutes et demie de ce don
utile qu’on appelle la voix.

Au moment où Olivier donnait cette première preuve de la force et
de la liberté de ses poumons, la petite couverture rapiécée jetée
négligemment sur le lit de fer s’agita doucement. La figure pâle
d’une jeune femme se souleva péniblement sur l’oreiller, et une
voix faible articula avec difficulté ces mots: «Que je vois mon
enfant avant de mourir!»

Le chirurgien était assis devant le feu, se chauffant et se
frottant les mains tour à tour. À la voix de la jeune femme il se
leva, et s’approchant du lit, il dit avec plus de douceur qu’on
n’en eût pu attendre de son ministère:

«Oh! il ne faut pas encore parler de mourir.

Il est probable que cette perspective consolante de bonheur
maternel ne produisit pas beaucoup d’effet. La malade secoua
tristement la tête et tendit les mains vers l’enfant.

Le chirurgien le lui mit dans les bras; elle appliqua avec
tendresse sur le front de l’enfant ses lèvres pâles et froides;
puis elle passa ses mains sur son propre visage, elle jeta autour
d’elle un regard égaré, frissonna, retomba sur son lit, et mourut;
on lui frotta la poitrine, les mains, les tempes; mais le sang
était glacé pour toujours: on lui parlait d’espoir et de secours;
mais elle en avait été si longtemps privée, qu’il n’en était plus
question.

«C’est fini, madame Thingummy, dit enfin le chirurgien.

Le chirurgien se pencha sur le corps, et soulevant la main gauche
de la défunte: «Toujours la vieille histoire, dit-il en hochant la
tête; elle n’a pas d’alliance… Allons! bonsoir.»

Le docteur s’en alla dîner, et la garde, ayant encore une fois
porté la bouteille à ses lèvres, s’assit sur une chaise basse
devant le feu, et se mit à habiller l’enfant.

Quel exemple frappant de l’influence du vêtement offrit alors le
petit Olivier Twist! Enveloppé dans la couverture qui jusqu’alors
était son seul vêtement, il pouvait être fils d’un grand seigneur
ou d’un mendiant: Il eût été difficile pour l’étranger le plus
présomptueux de lui assigner un rang dans la société; mais quand
il fut enveloppé dans la vieille robe de calicot, jaunie à cet
usage, il fut marqué et étiqueté, et se trouva, tout d’un coup à
sa place: l’enfant de la paroisse, l’orphelin de l’hospice, le
souffre-douleur affamé, destiné aux coups et aux mauvais
traitements, au mépris de tout le monde, à la pitié de personne.

Olivier criait de toute sa force. S’il eût pu savoir qu’il était
orphelin, abandonné à la tendre compassion des marguilliers et des
inspecteurs, peut-être eût-il crié encore plus fort.

CHAPITRE II
Comment Olivier Twist grandit, et comment il fut élevé.

Pendant les huit ou dix mois qui suivirent, Olivier Twist fut
victime d’un système continuel de tromperies et de déceptions; il
fut élevé au biberon: les autorités de l’hospice informèrent
soigneusement les autorités de la paroisse de l état chétif du
pauvre orphelin affamé. Les autorités de la paroisse s’enquirent
avec dignité près des autorités de l’hospice, s’il n’y aurait pas
une femme, demeurant actuellement dans l’établissement, qui fût en
état de procurer à Olivier Twist la consolation et la nourriture
dont il avait besoin; les autorités de l’hospice répondirent
humblement qu’il n’y en avait pas: sur quoi les autorités de la
paroisse eurent l’humanité et la magnanimité de décider qu’Olivier
serait affermé, ou, en d’autres mots, qu’il serait envoyé dans
une succursale à trois milles de là, où vingt à trente petits
contrevenants à la loi des pauvres passaient la journée à se
rouler sur le plancher sans avoir à craindre de trop manger ou
d’être trop vêtus, sous la surveillance maternelle d’une vieille
femme qui recevait les délinquants à raison de sept pence[1] par
tête et par semaine. Sept pence font une somme assez ronde pour
l’entretien d’un enfant; on peut avoir bien des choses pour sept
pence; assez, en vérité, pour lui charger l’estomac et altérer sa
santé. La vieille femme était pleine de sagesse et d’expérience;
elle savait ce qui convenait aux enfants, et se rendait
parfaitement compte de ce qui lui convenait à elle-même: en
conséquence, elle fit servir à son propre usage la plus grande
partie du secours hebdomadaire, et réduisit la petite génération
de la paroisse à un régime encore plus maigre que celui qu’on lui
allouait dans la maison de refuge où Olivier était né. Car la
bonne dame reculait prudemment les limites extrêmes de l’économie,
et se montrait philosophe consommée dans la pratique expérimentale
de la vie.

Tout le monde connaît l’histoire de cet autre philosophe
expérimental qui avait imaginé une belle théorie pour faire vivre
un cheval sans manger, et qui l’appliqua si bien, qu’il réduisit
peu à peu la ration de son cheval à un brin de paille; sans aucun
doute, cette bête fut devenue singulièrement agile et fringante si
elle n’était pas morte, précisément vingt-quatre heures avant de
recevoir pour la première fois une forte ration d’air pur.
Malheureusement pour la philosophie expérimentale de la vieille
femme chargée d’avoir soin d’Olivier Twist, ce résultat était le
plus souvent la conséquence naturelle de son système. Juste au
moment où un enfant était venu à bout d’exister avec la plus mince
portion de la plus chétive nourriture, il arrivait, huit ou neuf
fois sur dix, qu’il avait la méchanceté de tomber malade de froid
et de faim, ou de se laisser choir dans le feu par négligence, ou
d’étouffer par accident; alors le malheureux petit être partait
pour l’autre monde, où il allait retrouver des parents qu’il
n’avait pas connus dans celui-ci. Il y avait parfois une enquête
plus intéressante que de coutume, au sujet d’un enfant qu’on
aurait étouffé en retournant un lit, ou qui serait tombé dans
l’eau bouillante un jour de blanchissage, bien que ce dernier
accident fût très rare, car à la ferme il n’était presque jamais
question de blanchissage. Alors le jury se mettait en tête de
faire quelques questions embarrassantes, ou bien les habitants de
la paroisse avaient l’audace de signer une réclamation; mais ces
impertinences étaient vite réprimées par le rapport du chirurgien
et le témoignage du bedeau: le premier déclarait qu’il avait
ouvert le corps, et qu’il n’y avait rien trouvé, ce qui était en
effet très probable, et le second jurait toujours dans le sens des
autorités de la paroisse; ce qui était d’un beau dévouement. De
plus, la commission administrative faisait des excursions
périodiques à la ferme, en ayant soin d’y envoyer toujours le
bedeau la veille pour annoncer la visite; les enfants étaient
propres et soignés quand ces messieurs venaient: pouvait-on faire
davantage? On peut croire que ce système d’éducation n’était pas
fait pour donner aux enfants beaucoup de force ni d’embonpoint. Le
jour où il eut neuf ans, Olivier Twist était un enfant pâle et
chétif, de petite taille et singulièrement fluet.

Mais il devait à la nature ou à ses parents un esprit vif et
droit, qui n’avait pas eu de peine à se développer sans être gêné
par la matière, grâce au régime de privations de l’établissement,
et c’est peut-être à cela qu’il était même redevable d’avoir pu
atteindre le neuvième anniversaire de sa naissance; quoi qu’il en
soit, ce jour-là il avait neuf ans, et il était dans la cave au
charbon avec deux de ses petits compagnons, qui, après avoir
partagé avec lui une volée de coups, avaient été enfermés pour
avoir eu l’audace de se plaindre de ce qu’ils avaient faim. Tout à
coup Mme Mann, l’excellente directrice de la maison, fut surprise
par l’apparition imprévue du bedeau M. Bumble, qui tâchait
d’ouvrir la porte du jardin.

«Bonté divine! est-ce vous, monsieur Bumble? dit Mme Mann, mettant
la tête à la fenêtre, en simulant une grande joie. Suzanne, faites
monter Olivier et les deux petits garnements, et débarbouillez-les
bien vite. Mon Dieu, que je suis heureuse de vous voir, monsieur
Bumble!»

M. Bumble était gros et irritable; aussi, au lieu de répondre
poliment à cet accueil affectueux, se mit-il à secouer de toute sa
force le petit loquet, et à donner dans la porte un coup de pied,
mais un vrai coup de pied de bedeau.

«Là! est-il possible? dit Mme Mann courant ouvrir la porte;
pendant ce temps on avait rendu la liberté aux enfants. Comment
ai-je pu oublier que la porte était fermée en dedans, à cause de
ces chers enfants? Veuillez entrer, monsieur, veuillez entrer, je
vous prie, monsieur Bumble.»

Quoique cette invitation fût faite avec une courtoisie qui aurait
adouci le coeur d’un marguillier, elle ne toucha nullement le
bedeau.

«Est-ce que vous trouvez respectueux et convenable, madame Mann,
demanda M. Bumble en serrant fortement sa canne, de faire attendre
les fonctionnaires de la paroisse à la porte de votre jardin,
quand ils viennent remplir leurs fonctions paroissiales et visiter
les enfants de la paroisse? Est-ce que vous oubliez, madame Mann,
que vous êtes pour ainsi dire déléguée de la paroisse et
stipendiée par elle?

M. Bumble avait une haute idée de son talent oratoire et de son
importance; il avait fait parade de l’un et sauvegardé l’autre: il
se calma.

«C’est bon, c’est bon, madame Mann, répondit-il d’un ton plus
calme; c’est possible, c’est possible; entrons, madame Mann; je
viens pour affaires; j’ai à vous parler.»

Madame Mann introduisit le bedeau dans une petite pièce, pavée en
briques, approcha de lui un siège, et s’empressa de le débarrasser
de son tricorne et de sa canne qu’elle posa devant lui sur la
table; M. Bumble essuya son front couvert de sueur, jeta un regard
de complaisance sur son tricorne et sourit. Oui, il sourit; après
tout, un bedeau est un homme, et M. Bumble sourit.

«N’allez pas vous fâcher de ce que je vais vous dire, observa
Mme Mann avec une douceur engageante. Vous venez de faire une
longue course, sans quoi je n’en parlerais pas; prendriez-vous une
petite goutte de quelque chose, monsieur Bumble?

M. Bumble toussa.

«Si peu que rien, dit Mme Mann, de sa voix la plus engageante.

Mme Mann leva les mains en signe d’étonnement, puis dit après un
moment de réflexion: «Mais alors, comment se fait-il qu’il ait un
nom?»

Le bedeau se redressa fièrement: «C’est moi qui l’ai inventé, dit-
il.

Olivier, qui, pendant ce temps, avait été débarrassé, autant du
moins qu’il était possible de le faire en une fois, de la crasse
qui couvrait sa figure et ses mains, fut bientôt introduit par sa
bienveillante protectrice.

«Olivier, saluez monsieur,» dit Mme Mann.

Olivier salua à la fois le bedeau sur sa chaise, et le tricorne
sur la table.

«Voulez-vous venir avec moi, Olivier?» dit le bedeau avec majesté?

Olivier était sur le point de dire qu’il ne demandait pas mieux
que de s’en aller avec n’importe qui, lorsque, levant les yeux, il
saisit un coup d’oeil de Mme Mann, qui s’était placée derrière la
chaise du bedeau, lui montrant le poing avec fureur; il comprit
tout de suite ce que cela voulait dire, car ce poing avait été
trop souvent imprimé sur son dos pour n’être pas gravé
profondément dans sa mémoire.

«Est-ce que Mme Mann ne viendra pas avec moi? demanda le pauvre
Olivier.

Ce n’était pas très consolant pour l’enfant; mais, tout jeune
qu’il était, il eut assez de sens pour feindre un grand chagrin de
s’en aller: il n’était pas difficile au pauvre enfant de verser
des larmes; la faim et les coups fraîchement reçus sont très
utiles quand on a besoin de pleurer; et Olivier se mit à pleurer
de la manière la plus naturelle.

Mme Mann lui donna mille baisers et, ce qui valait mieux, une
tartine de pain et de beurre, pour qu’il n’eût pas l’air trop
affamé en arrivant au dépôt. Un morceau de pain à la main, et
coiffé de la petite casquette de drap brun des enfants de la
paroisse, Olivier fut emmené par M. Bumble hors de cet affreux
séjour, où jamais une parole ni un regard d’affection n’avait
embelli ses tristes années d’enfance. Et pourtant il éclata en
sanglots quand la porte se referma derrière lui; quelque
misérables que fussent les petits compagnons d’infortune qu’il
quittait, c’étaient les seuls amis qu’il eût jamais connus, et le
sentiment de son isolement dans ce vaste univers se fit jour pour
la première fois dans le coeur de l’enfant.

M. Bumble marchait à grand pas, et le petit Olivier, serrant bien
fort le parement galonné du bedeau, trottait à côté de lui, et
demandait à chaque instant s’ils n’allaient pas bientôt arriver.
M. Bumble répondait à ses questions d’une manière brève et dure:
il n’éprouvait plus l’influence bienfaisante qu’exerce le genièvre
sur certains coeurs, et il était redevenu bedeau.

Il n’y avait pas un quart d’heure qu’Olivier avait franchi le
seuil du dépôt de mendicité, et il avait à peine fini de faire
disparaître un second morceau de pain, quand M. Bumble, qui
l’avait confié aux soins d’une vieille femme, revint lui dire que
c’était jour de conseil et que le conseil le mandait.

Olivier, qui n’avait pas une idée précise de ce que c’était qu’un
conseil, fut fort étonné à. cette nouvelle, ne sachant pas trop
s’il devait rire ou pleurer; du reste, il n’eut pas le temps de
faire de longues réflexions: M. Bumble lui donna un petit coup de
canne sur la tête pour le rendre attentif, un autre sur le dos
pour le rendre alerte, lui ordonna de le suivre, et le conduisit
dans une grande pièce badigeonnée de blanc, où huit ou dix gros
messieurs siégeaient autour d’une table, au bout de laquelle un
monsieur d’une belle corpulence, au visage rond et rouge, était
assis dans un fauteuil plus élevé que les autres.

«Saluez le conseil,» dit Bumble.

Olivier essuya deux ou trois larmes qui roulaient dans ses yeux,
et salua la table du conseil.

Olivier eut peur à la vue de tant de messieurs, et resta interdit.
Le bedeau lui appliqua sur le dos un nouveau coup qui le fit
pleurer; aussi répondit-il bien bas et d’une voix tremblante; sur
quoi un monsieur à gilet blanc dit qu’il était un idiot, moyen
excellent pour donner un peu d’assurance à l’enfant et le mettre à
son aise.

«Écoutez-moi, petit, dit le président; vous savez que vous êtes
orphelin, je suppose?

Le monsieur qui venait de parler avait raison: il eût fallu en
effet qu’Olivier fût un bon chrétien et même un chrétien modèle,
s’il eut prié pour ceux qui le nourrissaient et qui avaient soin
de lui; mais il ne le faisait pas, parce qu’on ne le lui avait pas
enseigné.

«C’est bien, dit le président à mine rubiconde; vous êtes ici pour
votre éducation et pour apprendre un métier utile.

Faire éplucher de l’étoupe à Olivier, c’était combiner ensemble
d’une manière très simple les deux bienfaits qu’on lui accordait;
il reconnut l’un et l’autre par un profond salut à l’instigation
du bedeau, puis on l’emmena dans une grande salle de l’hospice,
où, sur un lit bien dur, il s’endormit en sanglotant: preuve
éclatante de la douceur des lois de notre heureux pays, qui
n’empêchent pas les pauvres de dormir!

Pauvre Olivier! Endormi dans l’heureuse ignorance de ce qui se
passait autour de lui, il ne songeait guère que ce jour-là même le
conseil venait de prendre une décision qui devait exercer sur sa
destinée ultérieure une influence irrésistible: mais la décision
était prise; et voici quelle elle était.

Les membres du conseil d’administration étaient des hommes pleins
de sagesse et d’une philosophie profonde: en fixant leur attention
sur le dépôt de mendicité, ils avaient découvert tout à coup ce
que des esprits vulgaires n’eussent jamais aperçu, que les pauvres
s’y plaisaient! C’était pour les classes pauvres un séjour plein
d’agrément, une taverne où l’on n’avait rien à payer, où l’on
avait toute l’année le déjeuner, le dîner, le thé et le souper;
c’était un véritable Élysée de briques et de mortier, où l’on
n’avait qu’à jouir sans travailler.

«Oh! oh! se dit le conseil d’un air malin; nous sommes gens à
remettre les choses en ordre; nous allons faire cesser cela tout
de suite.» Sur ce ils posèrent en principe que les pauvres
auraient le choix (car on ne forçait personne, bien entendu) de
mourir de faim lentement s’ils restaient au dépôt, ou tout d’un
coup s’ils en sortaient. À cet effet, ils passèrent un marché avec
l’administration des eaux pour en obtenir une quantité illimitée,
et avec un marchand de blé pour avoir à des périodes déterminées
une petite quantité de farine d’avoine: ils accordèrent trois
légères rations de gruau clair par jour, un oignon deux fois par
semaine, et la moitié d’un petit pain le dimanche. Ils prirent,
relativement aux femmes, beaucoup d’autres dispositions sages et
humaines, qu’il est inutile de rapporter: ils entreprirent, par
pure bonté, de séparer par une espèce de divorce les pauvres gens
mariés, ce qui leur épargnait les frais énormes d’un procès devant
la cour ecclésiastique; et, au lieu d’obliger le mari à soutenir
sa famille par son travail, ils lui arrachèrent sa famille et le
rendirent célibataire. On ne saurait dire combien de gens dans
toutes les classes de la société eussent voulu profiter de ces
deux bienfaits; mais les administrateurs étaient des hommes
prévoyants et avaient obvié à cette difficulté: pour jouir de ces
bienfaits il fallait vivre au dépôt, et y vivre de gruau; cela
effrayait les gens.

Six mois après l’arrivée d’Olivier Twist, le nouveau système était
en pleine vigueur. Dans le début, il fut un peu coûteux; il fallut
payer davantage à l’entrepreneur des pompes funèbres, et rétrécir
les vêtements de tous les pauvres, amaigris et réduits à rien
après une semaine ou deux de gruau; mais le nombre des habitants
du dépôt de mendicité diminua beaucoup, et les administrateurs
étaient dans le ravissement.

L’endroit où mangeaient les enfants était une grande salle pavée,
au bout de laquelle était une chaudière d’où le chef du dépôt,
couvert d’un tablier et aidé d’une ou deux femmes, tirait le gruau
aux heures des repas. Chaque enfant en recevait plein une petite
écuelle et jamais davantage, sauf les jours de fête, où il avait
en plus deux onces un quart de pain; les bols n’avaient jamais
besoin d’être lavés: les enfants les polissaient avec leurs
cuillers jusqu’à ce qu’ils redevinssent luisants; et, quand ils
avaient terminé cette opération, qui n’était jamais longue, car
les cuillers étaient presque aussi grandes que les bols, ils
restaient en contemplation devant la chaudière avec des yeux si
avides qu’ils semblaient la dévorer de leurs regards, et ils se
léchaient les doigts pour ne pas perdre quelques petites gouttes
de gruau qui avaient pu s’y attacher. Les enfants ont en général
un excellent appétit; Olivier Twist et ses compagnons souffrirent
pendant trois mois les tortures d’une lente consomption, et la
faim finit par les égarer à ce point qu’un enfant, grand pour son
âge et peu habitué à une telle existence (car son père avait tenu
une petite échoppe de traiteur), donna à entendre à ses camarades
que, s’il n’avait pas une portion de plus de gruau par jour, il
craignait de dévorer une nuit l’enfant qui partageait son lit, et
qui était jeune et faible: il avait, en parlant ainsi, l’oeil
égaré et affamé, et ses compagnons le crurent; on délibéra. On
tira au sort pour savoir qui irait le soir même au souper demander
au chef une autre portion; le sort tomba sur Olivier Twist.

Le soir venu, les enfants prirent leurs places; le chef de
l’établissement, affublé de son costume de cuisinier, était en
personne devant la chaudière; on servit le gruau; on dit un long
benedictus sur ce chétif ordinaire. Le gruau disparut; les
enfants se parlaient à l’oreille, faisaient des signes à Olivier,
et ses voisins le poussaient du coude. Tout enfant qu’il était, la
faim l’avait exaspéré, et l’excès de la misère l’avait rendu
insouciant; il quitta sa place, et, s’avançant l’écuelle et la
cuiller à la main, il dit, tout effrayé de sa témérité:

«J’en voudrais encore, monsieur, s’il vous plaît.»

Le chef, homme gras et rebondi, devint pâle; stupéfait de
surprise, il regarda plusieurs fois le petit rebelle; puis il
s’appuya sur la chaudière pour se soutenir; les vieilles femmes
qui l’aidaient étaient saisies d’étonnement, et les enfants de
terreur.

«Comment! dit enfin le chef d’une voix altérée.

Le chef dirigea vers la tête d’Olivier un coup de sa cuiller à
pot, l’étreignit dans ses bras, et appela à grands cris le bedeau.

Le conseil siégeait en séance solennelle quand M. Bumble tout hors
de lui, se précipita dans la salle, et s’adressant au président,
lui dit:

«Monsieur Limbkins, je vous demande pardon, monsieur, Olivier
Twist en a redemandé.»

Ce fut une stupéfaction générale; l’horreur était peinte sur tous
les visages.

«Il en a redemandé, dit M. Limbkins? calmez-vous, Bumble, et
répondez-moi clairement. Dois-je comprendre qu’il a redemandé de
la nourriture, après avoir mangé le souper alloué par le
règlement?

Personne ne contredit cette prédiction. Une discussion très vive
eut lieu; Olivier fut mis au cachot, et le lendemain matin, un
avis affiché à la porte offrait une récompense de cinq livres
sterling[2] à quiconque voudrait débarrasser la paroisse d’Olivier
Twist; en d’autres termes, on offrait cinq livres sterling et
Olivier Twist à quiconque, homme ou femme, aurait besoin d’un
apprenti pour n’importe quel commerce ou quelle besogne.

«De ma vie vivante, je n’ai jamais été plus certain d’une chose,
disait le monsieur au gilet blanc en frappant à la porte le
lendemain matin et en lisant l’affiche; de ma vie vivante, je n’ai
jamais été plus certain d’une chose! c’est que cet enfant-là se
fera pendre.»

Comme je me propose, dans la suite de ce récit, de montrer si le
monsieur au gilet blanc eut raison ou non, je nuirais peut-être à
l’intérêt de ma narration (si toutefois elle en a), en faisant
pressentir si la vie d’Olivier Twist eut ou non ce terrible
dénoûment.

CHAPITRE III
Comment Olivier Twist fut sur la point d’attraper une place qui
n’eût pas été une sinécure.

Après avoir commis le crime impardonnable de redemander du gruau,
Olivier resta pendant huit jours étroitement enfermé dans le
cachot où l’avaient envoyé la miséricorde et la sagesse du conseil
d’administration. On pouvait supposer, au premier abord, que, s’il
eût accueilli avec respect la prédiction du monsieur au gilet
blanc, il aurait pu établir, une fois pour toutes, la réputation
prophétique de ce sage administrateur, en accrochant un bout de
son mouchoir à un clou dans la muraille, et en se suspendant à
l’autre. Il n’y avait qu’un obstacle à l’exécution de cet acte:
c’est que, par ordre exprès du conseil, signé, paraphé et scellé
de tous les membres, les mouchoirs, étant considérés comme objets
de luxe, avaient été, à toujours, interdits aux pauvres du dépôt;
l’âge si tendre d’Olivier était un second obstacle aussi sérieux;
il se contenta de pleurer amèrement pendant des journées entières;
et, quand venaient les longues et tristes heures de la nuit, il
mettait ses petites mains devant ses yeux pour ne pas voir
l’obscurité, et se blottissait dans un coin pour tâcher de dormir;
parfois il s’éveillait en sursaut et tout tremblant; il se collait
contre le mur, comme s’il trouvait, à toucher cette surface dure
et froide, une protection contre les ténèbres et la solitude qui
l’environnaient.

Il ne faut pas que les ennemis du Système s’imaginent que,
pendant la durée de son emprisonnement, Olivier fut privé du
bienfait de l’exercice, du plaisir de la société, ou des
consolations de la religion. Quant à l’exercice, comme le temps
était beau et froid, il avait la permission de se laver tous les
matins sous la pompe, dans une cour pavée, en présence de
M. Bumble, qui, pour l’empêcher de s’enrhumer, activait chez lui
la circulation du sang au moyen de fréquents coups de canne. Quant
à la société, on l’amenait tous les deux jours dans le réfectoire
des enfants, et on lui administrait une verte correction, pour le
bon exemple et l’édification des autres. Bien loin de lui refuser
les avantages des consolations religieuses, on le faisait entrer,
à coups de pieds, dans la salle, tous les soirs, à l’heure de la
prière, et il avait la permission d’écouter, pour sa plus grande
consolation, la prière de ses camarades, revue et augmentée par le
conseil, dans laquelle ils demandaient d’être bons, vertueux,
contents et obéissants, et d’être préservés des fautes et des
vices d’Olivier Twist, qu’on présentait ainsi comme exclusivement
placé sous le patronage et la protection de Satan, comme un
échantillon direct des produits de la manufacture du diable.

Tandis que les affaires d’Olivier prenaient cette tournure
favorable et avantageuse, il advint un matin que M. Gamfield,
ramoneur de son métier, descendait la grande rue en se creusant la
tête pour savoir comment il payerait plusieurs termes de loyer,
pour lesquels son propriétaire devenait fort exigeant. Il avait
beau supputer et calculer, il ne pouvait arriver au chiffre de
cinq livres sterling dont il avait besoin. Dans son désespoir de
ne pouvoir parfaire cette somme, il se frappait le front, puis
frappait son baudet alternativement, lorsque, en passant devant le
dépôt, il jeta les yeux sur l’affiche collée sur la porte.

«Oh, oh!» dit M. Gamfield à son baudet.

Le baudet était en ce moment tout à fait distrait: il se demandait
probablement s’il n’aurait pas à son déjeuner un ou deux trognons
de choux pour se régaler, quand il serait débarrassé des deux sacs
de suie qu’il traînait sur une petite charrette; il ne prit pas
garde à l’ordre de son maître et continua son chemin.

M. Gamfield adressa au baudet un gros juron, courut après lui, et
lui appliqua sur la tête un coup qui eût brisé tout autre crâne
que celui d’un baudet; puis, saisissant la bride, il lui secoua
rudement la mâchoire pour le rappeler à l’obéissance; il lui fit
ainsi faire volte-face et lui donna un autre coup sur la tête, de
manière à l’étourdir jusqu’à son retour; ensuite il monta sur le
perron pour lire l’affiche.

Le monsieur au gilet blanc était debout devant la porte, les mains
derrière le dos, après avoir opiné avec profondeur dans la salle
du conseil; il avait assisté à la petite dispute entre M. Gamfield
et le baudet; il sourit avec satisfaction en voyant le ramoneur
s’approcher de l’affiche, car il vit tout de suite que M. Gamfield
était bien le maître qui convenait à Olivier. M. Gamfield sourit
aussi, en parcourant l’affiche, car c’était justement cinq livres
sterling qu’il lui fallait; et, quant à l’enfant dont il devait se
charger, il pensa, d’après le régime du dépôt, qu’il devait être
de taille à grimper dans un tuyau de poêle; il relut l’avis d’un
bout à l’autre, syllabe par syllabe; puis, portant
respectueusement la main à sa casquette fourrée, il aborda le
monsieur au gilet blanc.

«Il y a ici un enfant que la paroisse veut mettre en
apprentissage? dit M. Gamfield.

M. Gamfield alla d’abord donner à son âne un coup sur la tête et
une rude secousse à la mâchoire, par manière de précaution, pour
qu’il ne lui prît pas fantaisie de s’en aller, puis suivit le
monsieur au gilet blanc dans la salle où Olivier Twist avait vu le
gentleman pour la première fois.

«C’est un état bien sale, dit M. Limbkins, quand Gamfield eut
réitéré sa demande.

Cet éclaircissement parut amuser beaucoup le monsieur au gilet
blanc, mais un coup d’oeil plus grave de M. Limbkins mit fin à sa
gaieté. Le conseil se mit à délibérer pendant quelques minutes,
mais à voix si basse, qu’on n’entendait que ces mots:

«Diminution de dépenses; soyons économes; l’occasion de publier un
bon rapport.» Encore n’entendait-on ces expressions que parce
qu’elles étaient répétées souvent avec énergie.

Enfin cette conversation à voix basse eut un terme, et les membres
du conseil ayant repris leurs sièges et leur attitude majestueuse,
M. Limbkins dit:

«Nous avons examiné votre demande, et nous ne pouvons
l’accueillir.

M. Gamfield se trouvait sous le coup de l’accusation frivole
d’avoir déjà fait périr trois ou quatre enfants sous le bâton; il
lui vint à l’esprit que le conseil, par un singulier caprice,
faisait peut-être entrer en ligne de compte dans sa décision cette
circonstance accessoire. S’il en était ainsi, les administrateurs
sortaient évidemment de leur manière de faire habituelle;
pourtant, comme Gamfield ne se souciait nullement de raviver ce
souvenir, il se mit à tourner sa casquette dans ses doigts, et
s’éloigna lentement de la table:

«Ainsi, messieurs, vous ne voulez pas me le donner? dit-il en
s’arrêtant sur la seuil de la porte.

La physionomie de M. Gamfield devint radieuse; il se rapprocha
bien vite de la table et dit:

«Combien voulez-vous me donner, messieurs? Voyons, ne soyez pas
trop durs pour un pauvre homme; combien me donneriez-vous?

M. Gamfield jeta un coup d’oeil sournois sur les membres du
conseil, et, voyant le sourire sur toutes les figures, il se
laissa aller à rire aussi lui-même.

L’affaire fut conclue, et M. Bumble reçut l’ordre de mener le jour
même Olivier Twist devant le magistrat qui devait signer et
approuver le contrat d’apprentissage.

En conséquence de cette détermination, le petit Olivier fut, à sa
grande surprise, tiré de sa prison, et on lui fit mettre une
chemise blanche. À peine avait-il terminé cette toilette
inaccoutumée que M. Bumble lui apporta un bol de gruau, et, comme
aux jours de fête, deux onces un quart de pain.

À cette vue, Olivier se mit à pleurer à chaudes larmes, pensant
avec assez de vraisemblance que, si on l’engraissait de la sorte,
c’est que le conseil avait l’arrière-pensée décidée de le tuer
dans quelque vue d’utilité humanitaire.

«N’allez pas vous rendre les yeux rouges, Olivier, mais mangez
bien et soyez content, dit M. Bumble d’un air magistral; vous
allez entrer en apprentissage, Olivier.

M. Bumble s’arrêta pour reprendre haleine, après avoir prononcé
cette allocution d’un ton doctoral; les larmes inondaient le
visage du pauvre enfant et il sanglotait amèrement.

«Allons, dit M. Bumble avec moins d’emphase, car son amour-propre
était flatté de l’impression que causait son éloquence; allons,
Olivier, essuyez vos yeux avec les manches de votre veste, et ne
pleurez pas dans votre gruau; c’est agir comme un sot, Olivier.»
Sans aucun doute, car il y avait déjà assez d’eau dans le gruau
sans cela.

En se rendant chez le magistrat, M. Bumble apprit à Olivier que
tout ce qu’il avait à faire, c’était de paraître bien content, et,
quand on lui demanderait s’il voulait entrer en apprentissage, de
dire qu’il ne demandait pas mieux. Olivier promit d’obtempérer à
ces deux injonctions, d’autant plus que M. Bumble lui donna
doucement à entendre que, s’il y manquait, on ne pouvait répondre
de ce qui lui en adviendrait. Arrivé au bureau du magistrat, il
fut enfermé seul dans un petit cabinet, où M. Bumble lui ordonna
de l’attendre.

L’enfant y resta une demi-heure, palpitant de crainte, et au bout
de ce temps M. Bumble entr’ouvrit la porte, montra sa tête sans
tricorne et dit à haute voix:

«Olivier, mon ami, venez trouver le magistrat.» En même temps,
lançant à l’enfant un regard menaçant, il ajouta tout bas:
«Attention à ce que je t’ai dit, petit vaurien.»

En entendant ces deux manières de parler un peu contradictoires,
Olivier regarda ingénument M. Bumble avec de grands yeux; mais
celui-ci prévint toute observation de la part de l’enfant, en
l’introduisant tout de suite dans une pièce voisine, dont la porte
était ouverte. C’était une grande salle avec une grande fenêtre.
Derrière un bureau élevé, siégeaient deux vieux messieurs à tête
poudrée, dont l’un lisait un journal, tandis que l’autre, à l’aide
d’une paire de lunettes d’écaille, parcourait un petit parchemin
étalé devant lui. Devant le bureau, M. Limbkins était debout d’un
côté, et de l’autre M. Gamfield, avec sa figure noire de suie,
tandis que deux ou trois gros gaillards à bottes à revers
paradaient dans la salle.

Le vieux monsieur à lunettes s’assoupit peu à peu sur le petit
morceau de parchemin, et il y eut une courte pause, après
qu’Olivier eut été placé par M. Bumble en face du bureau.

«Voici l’enfant, Votre Honneur,» dit M. Bumble.

Le vieux monsieur qui lisait le journal leva un instant la tête,
et éveilla son voisin en le tirant par la manche.

«Ah! voici l’enfant? dit le vieux monsieur.

Olivier s’arma de courage et salua de son mieux. Les yeux fixés
sur la perruque poudrée des magistrats, il se demandait s’ils
venaient tous au monde avec cette étoupe blanche sur la tête, et
si c’était à cela qu’ils étaient redevables d’être magistrats.

«Eh bien! dit le vieux monsieur, je suppose qu’il a du goût pour
l’état de ramoneur?

C’était le moment critique de la destinée d’Olivier. Si l’encrier
s’était trouvé à la place où le vieux monsieur le cherchait, il y
eût trempé sa plume, il eût signé l’acte d’apprentissage, et
Olivier eût été emmené sur l’heure. Mais le hasard voulut que
l’encrier fût précisément sous son nez, et qu’il le cherchât des
yeux de tous côtés sans l’apercevoir. Pendant cette recherche, il
jeta les yeux en face de lui, et son regard rencontra la figure
pâle et bouleversée d’Olivier Twist, qui, en dépit des coups
d’oeil significatifs et des pinçons de Bumble, considérait
l’extérieur affreux de son futur maître avec une expression
d’horreur et de crainte, trop visible pour échapper même à un
magistrat à demi aveugle.

Le vieux monsieur s’arrêta, posa sa plume et regarda M. Limbkins
qui prit une prise de tabac, en affectant un air de gaieté et
d’indifférence.

«Mon enfant,» dit le vieux monsieur en se penchant sur le bureau.

Olivier tressaillit à cette parole, et on peut excuser son
trouble, car ces mots étaient dits d’un ton bienveillant, et un
bruit inconnu effraye toujours; il trembla de tout son corps et
fondit en larmes.

«Mon enfant, dit le vieux monsieur, vous avez l’air pâle et
épouvanté; pourquoi cela?

Olivier tomba à genoux, et, joignant les mains, supplia les
magistrats d’ordonner qu’on le ramenât au cachot, disant qu’il
aimait mieux mourir de faim, être battu, être tué même, si on
voulait, plutôt que d’être remis à cet homme qui le faisait
trembler.

«Bien! dit M. Bumble levant les yeux et les mains de l’air le plus
majestueux. Bien, Olivier! De tous les orphelins rusés et
trompeurs que j’aie jamais vus, tu es bien un des plus effrontés.

Bumble demeura stupéfait: ordonner à un bedeau de se taire!
c’était le monde renversé!

Le vieux monsieur à lunettes d’écaille regarda son collègue, et
lui fit un mouvement de tête qui témoignait de son approbation.

«Nous refusons notre sanction à cet acte d’apprentissage, dit le
magistrat, et en même temps il jeta de côté la feuille de
parchemin.

Le soir même, le monsieur au gilet blanc affirma de la manière la
plus nette et la plus formelle qu’Olivier, non seulement se ferait
pendre, mais écarteler par-dessus le marché. M. Bumble hocha la
tête d’un air sombre et mystérieux et dit qu’il souhaitait que
l’enfant tournât bien; à quoi M. Gamfield répondit qu’il aurait
souhaité que l’enfant lui fût confié. Ce souhait semblait en
contradiction directe avec celui du bedeau, bien que Bumble et
Gamfield fussent d’accord sur beaucoup de points.

Le lendemain matin, le public fut informé de nouveau qu’Olivier
Twist était encore à louer, et que quiconque voudrait s’en charger
recevrait cinq livres sterling.

CHAPITRE IV.
Olivier trouve une place et fait son entrée dans le monde.

Dans les grandes familles, quand un jeune homme prend des années
et qu’on ne peut lui obtenir une place avantageuse par achat,
succession, réversibilité ou survivance, on a coutume de l’envoyer
sur mer. Le conseil d’administration, pour suivre un exemple si
sage et si salutaire, délibéra sur l’opportunité d’embarquer
Olivier Twist à bord de quelque bâtiment marchand en destination
d’un bon petit port bien malsain. Ce parti semblait aux
administrateurs le meilleur que l’on pût suivre; il était probable
en effet que le patron s’amuserait un jour après son dîner à
fouetter l’enfant jusqu’à ce que mort s’ensuivit, ou à lui faire
sauter la cervelle avec une barre de fer; on sait que pour les
gens de cette classe ce sont là deux passe-temps ordinaires qui ne
manquent pas d’agrément. Plus le conseil envisageait la chose à ce
point de vue plus il y trouvait d’avantage. La conclusion fut que
le seul moyen d’assurer l’avenir d’Olivier était de l’embarquer
sans délai.

M. Bumble avait été dépêché pour faire quelques recherches
préliminaires, afin de découvrir un capitaine ou autre qui voulût
d’un mousse auquel âme qui vive ne s’intéressait; il revenait au
dépôt de mendicité pour rendre compte du résultat de sa mission,
quand il rencontra à la porte l’entrepreneur des pompes funèbres
da la paroisse, M. Sowerberry en personne.

M. Sowerberry était un homme grand, maigre, fortement charpenté,
vêtu d’un habit noir râpé, avec des bas de coton rapiécés de même
couleur et des souliers à l’avenant. La nature n’avait pas donné à
sa physionomie une expression souriante; mais, comme il trouvait
dans son métier ample matière à plaisanterie, sa démarche était
pour ainsi dire élastique et sa figure enjouée, quand il aborda
M. Bumble et lui donna une cordiale poignée de main.

«Je viens de prendre la mesure des deux femmes qui sont mortes la
nuit dernière, monsieur Bumble, dit l’entrepreneur.

M. Sowerberry fut ravi, comme il devait l’être, de la finesse de
ce mot, et partit d’un long éclat de rire. «C’est vrai, monsieur
Bumble, dit-il enfin. Il faut l’avouer, depuis la mise en vigueur
du nouveau système de nourriture, les cercueils sont un peu plus
étroits et moins profonds que par le passé; mais il faut bien
gagner quelque chose, monsieur Bumble; le bois sec coûte fort
cher, monsieur, et les attaches de fer viennent de Birmingham par
le canal.

– Bah! dit M. Bumble, chaque métier a ses avantages et ses
inconvénients, et un beau profit est bien aussi quelque chose.

Comme Sowerberry disait cela du ton indigné d’un homme qui a lieu
de se plaindre, et que M. Bumble sentait que cela pourrait amener
quelques réflexions défavorables aux intérêts de la paroisse, ce
dernier crut prudent de parler d’autre chose; et Olivier Twist lui
fournit un sujet de conversation.

«Vous ne connaîtriez pas par hasard, dit M. Bumble, quelqu’un qui
aurait besoin d’un apprenti? C’est un enfant de la paroisse qui
est en ce moment une grosse charge, une meule de moulin, pour
ainsi dire, pendue au cou de la paroisse! Offres avantageuses,
monsieur Sowerberry, offres avantageuses.»

Et en parlant M. Bumble dirigeait sa canne vers l’affiche en
question et frappait trois petits coups sur les mots: cinq livres
sterling
, qui étaient imprimés en majuscules de la plus grande
dimension.

«Et le verdict ajoutait, je crois, d’une manière spéciale, dit
l’entrepreneur, que si l’officier de secours…

M. Bumble ôta son tricorne, en tira un mouchoir, essuya la sueur
que la colère faisait ruisseler sur son front, remit son tricorne;
puis, se tournant vers l’entrepreneur, il dit d’un ton plus calme:

«Eh bien! et cet enfant?

M. Bumble saisit le bras de l’entrepreneur et le fit entrer au
dépôt. M. Sowerberry resta en conférence avec les administrateurs
pendant cinq minutes, et il fut convenu qu’Olivier entrerait chez
lui le soir venu à l’essai, c’est-à-dire que si, au bout de
quelque temps, il trouvait que l’enfant lui rapportait plus par
son travail qu’il ne lui coûtait pour sa nourriture, il le
prendrait pour un nombre d’années déterminé, avec le droit de
l’employer à sa fantaisie.

Le petit Olivier fut amené le soir devant les administrateurs et
informé qu’il allait entrer immédiatement en qualité d’apprenti
chez un fabricant de cercueils, et que, s’il se plaignait de sa
position, s’il retombait encore à la charge de la paroisse, on
l’embarquerait pour être noyé ou assommé. Il ne manifesta aucune
émotion. Ces messieurs déclarèrent tous que c’était un petit
garnement sans coeur, et ordonnèrent à M. Bumble de l’emmener sur
le champ.

Quoiqu’il soit naturel de penser que les administrateurs plus que
qui que ce soit au monde, devaient éprouver un légitime sentiment
d’horreur à la moindre marque d’insensibilité, ils se trompaient
cependant complètement dans la circonstance actuelle. Le fait est
qu’Olivier, loin de manquer de sensibilité, en avait au contraire
une trop forte dose et n’était en train d’arriver à un état de
stupidité et d’abrutissement pour le reste de sa vie, que par
suite des mauvais traitements qu’il avait endurés. Il apprit sa
nouvelle destination sans dire un mot; mit sous son bras son petit
bagage, qui n’était pas lourd à porter, car il tenait dans un
morceau de papier d’un demi-pied carré sur trois pouces
d’épaisseur, enfonça sa casquette sur ses yeux, et s’accrochant
encore une fois au parement de M. Bumble, il fut conduit par ce
fonctionnaire à un nouveau lieu de souffrances.

Pendant quelque temps M. Bumble traîna ainsi Olivier après lui
sans faire attention à l’enfant: car le bedeau marchait la tête
haute, comme il sied à un bedeau. Il faisait du vent; le petit
Olivier était complètement caché par les basques de l’habit, qui
en s’entr’ouvrant laissaient voir avec avantage le gilet à revers
et la culotte courte du bedeau. Au moment d’arriver, M. Bumble
jugea convenable de jeter un coup d’oeil sur l’enfant pour voir
s’il était présentable, et il le fit de l’air capable et entendu
qui convient à un protecteur bienveillant.

«Olivier! dit M. Bumble.

Olivier obéit tout de suite, en passant bien vite la main sur ses
yeux; mais une larme y roulait encore quand il regarda son guide,
et elle coula sur ses joues tandis que M. Bumble le considérait
d’un oeil sévère; cette larme fut suivie d’une autre, et d’une
autre encore. L’enfant eut beau vouloir prendre sur lui, ses
efforts furent vains; il lâcha la manche du bedeau, mit ses deux
mains sur sa figure, et un torrent de larmes coula à travers ses
doigts décharnés.

«Bien! s’écria M. Bumble s’arrêtant court, et lançant à son petit
protégé un regard plein de méchanceté. C’est bien; de tous les
enfants les plus ingrats, les plus vicieux que j’aie jamais vus,
vous êtes…

L’enfant en même temps se frappait la poitrine, sanglotait et
regardait le bedeau avec angoisse.

Pendant quelques instants, M. Bumble contempla avec étonnement la
mine piteuse et désolée d’Olivier; il toussa trois ou quatre fois,
comme un homme enroué, en se plaignant entre ses dents de cette
toux importune, et dit à Olivier de s’essuyer les yeux et d’être
sage. Puis lui prenant la main, il continua à marcher en silence.

Le fabricant de cercueils venait de fermer les volets de sa
boutique, et était en train d’inscrire quelques entrées sur son
livre de compte, à la lueur d’une mauvaise chandelle, quand
M. Bumble entra.

«Ah! dit-il en levant les jeux et arrêtant sa plume au milieu d’un
mot; c’est vous, monsieur Bumble?

Olivier fit un salut.

«Ah! voici l’enfant en question, dit l’entrepreneur des pompes
funèbres en levant la chandelle pour voir à fond Olivier. Madame
Sowerberry, voulez-vous venir un instant, ma chère?»

Mme Sowerberry sortit d’une petite pièce derrière la boutique;
c’était une femme petite, maigre, pincée, une vraie mégère.

«Ma chère, dit M. Sowerberry avec déférence; voici l’enfant du
dépôt, dont je vous ai parlé.»

Olivier salua de nouveau.

«Dieu! dit la femme, qu’il est maigre!

Olivier, dont les yeux s’allumaient à l’idée de manger de la
viande et qui mourait d’envie de la dévorer, répondit que non, et
un plat de restes grossiers fut placé devant lui.

Je voudrais que quelque philosophe bien nourri, chez qui la bonne
chère n’engendre que de la bile, de ces philanthropes au sang
glacé, au coeur de fer, eût pu voir Olivier Twist se jeter sur ces
restes dont le chien n’avait pas voulu, et contempler l’affreuse
avidité avec laquelle il déchirait et avalait les morceaux. Il n’y
a qu’une chose que je préférerais à cela; ce serait de voir ce
philosophe faire le même repas, et avec le même plaisir.

«Eh bien! dit la femme, quand Olivier eut fini son souper, auquel
elle avait assisté avec une horreur silencieuse, épouvantée de
l’appétit futur de l’enfant; as-tu fini?»

Comme il n’y avait plus rien à avaler, Olivier répondit que oui.

«Alors, viens avec moi,» dit-elle. Elle prit une lampe sale et
fumeuse et le conduisit au haut de l’escalier. «Ton lit est sous
le comptoir. Tu n’as pas peur de coucher au milieu des cercueils,
je suppose? D’ailleurs, qu’importe que cela te convienne ou non?
Tu ne coucheras pas ailleurs. Arrive. Ne vas-tu pas me tenir là
toute la nuit?»

Olivier, sans perdre de temps, suivit docilement sa nouvelle
maîtresse.

CHAPITRE V.
Olivier fait de nouvelles connaissances, et, la première fois
qu’il assiste à un enterrement, il prend une idée défavorable du
métier de son maître.

Laissé seul dans la boutique du fabricant de cercueils, Olivier
posa la lampe sur un banc et jeta un regard timide autour de lui,
avec un sentiment de terreur dont bien des gens plus âgés que lui
peuvent facilement se rendre compte. Un cercueil inachevé, posé
sur des tréteaux noirs, occupait le milieu de la boutique et avait
une apparence si lugubre, que l’enfant était pris de frisson
chaque fois que ses yeux se portaient de ce côté; il s’attendait
presque à voir se dresser lentement la tête d’un horrible fantôme
dont l’aspect le ferait mourir de frayeur. Le long de la muraille
était disposée une longue rangée de planches de sapin coupées
uniformément, qui avaient l’air dans le demi-jour d’autant de
spectres à larges épaules, avec les mains dans leurs poches; des
plaques de métal, des copeaux, des clous à tête luisante, des
morceaux de drap noir jonchaient le plancher. Derrière le comptoir
on voyait figurés en manière d’enjolivement, sur le mur, deux
croque-morts, à cravate empesée, debout devant la porte d’une
maison, et dans le lointain un corbillard traîné par quatre
chevaux noirs. La boutique était fermée et chaude; l’atmosphère
semblait chargée d’une odeur de cercueil; sous le comptoir, le
trou où était jeté le matelas d’Olivier avait l’air d’une fosse.

Il n’y avait pas que ce spectacle lugubre qui impressionnât
l’enfant; il était seul dans ce lieu étrange; et nous savons tous
combien les plus vaillants d’entre nous se trouveraient parfois
affectés dans une telle situation. L’enfant n’avait point d’ami
auquel il s’intéressât ou qui s’intéressât à lui; il n’avait pas à
pleurer la mort récente d’une personne aimée; son coeur n’avait
pas à gémir de l’absence d’un visage chéri: et pourtant il était
profondément triste; en se glissant dans sa couche étroite, il eut
souhaité d’être dans son cercueil, et de pouvoir dormir pour
toujours dans le cimetière, tandis que l’herbe haute se
balancerait doucement sur sa tête, et que les tristes sons de la
vieille cloche charmeraient son sommeil.

Il fut réveillé le matin par le bruit d’un grand coup de pied
lancé du dehors dans la porte de la boutique, et qu’on réitéra
vingt-cinq fois avec colère pendant qu’il s’habillait à la hâte;
quand il commença à tirer les verrous, les pieds cessèrent de
frapper, et une voix se fit entendre.

«Vas-tu ouvrir la porte? criait-on.

Après cette promesse gracieuse, la voix se mit à siffler.

Olivier avait trop souvent éprouvé les effets de semblables
promesses pour douter que celui qui parlait, quel qu’il fût,
manquât à sa parole. Il tira les verrous d’une main tremblante et
ouvrit la porte.

Il regarda un instant dans la rue, à droite, à gauche, pensant que
l’inconnu qui lui avait adressé la parole par le trou de la
serrure avait fait quelques pas pour se réchauffer; car il ne
voyait personne qu’un gros garçon de l’école de charité, assis sur
une borne en face de la maison, occupé à manger une tartine de
beurre, qu’il coupait en morceaux de la grandeur de sa bouche, et
qu’il avalait avec avidité.

«Pardon, monsieur, dit enfin Olivier, ne voyant aucun autre
visiteur; est-ce vous qui avez frappé?

Le garçon parut furieux et dit que c’était Olivier qui aurait
besoin de s’en procurer un avant peu, s’il se permettait de
pareilles plaisanteries avec ses supérieurs.

«Tu ne sais sans doute pas qui je suis, méchant orphelin? dit-il
en descendant de sa borne avec une édifiante gravité.

En même temps M. Claypole gratifia Olivier d’un coup de pied, et
entra dans la boutique d’un air de dignité, qui lui donna beaucoup
d’importance, quoiqu’il soit difficile à un garçon, avec une
grosse tête, de petits yeux et une physionomie stupide, de
paraître majestueux dans n’importe quelle situation; à plus forte
raison quand il joint à ces avantages extérieurs un nez rouge et
des tâches de rousseur. Olivier enleva les volets, et, lorsqu’il
voulut en porter un dans une petite cour à côté de la maison, où
on les mettait pendant le jour, il chancela sous le poids et cassa
un carreau; Noé vint gracieusement à son aide, le consola en
l’assurant qu’il le payerait, et daigna lui donner un coup de
main. M. Sowerberry descendit bientôt, et presque aussitôt
Mme Sowerberry parut; Olivier paya le carreau, suivant la
prédiction de Noé, et suivit celui-ci à la cuisine pour déjeuner.

«Venez près du feu, Noé, dit Charlotte; j’ai retiré pour vous du
déjeuner de monsieur un bon petit morceau de lard. Olivier, ferme
la porte derrière M. Noé; prends les morceaux de pain que j’ai mis
sur le couvercle du coffre; voici ton thé; va-t’en l’avaler dans
un coin et dépêche-toi, car il faut aller garder la boutique,
entends-tu?

Noé fit comme elle; puis ils jetèrent tous deux un coup d’oeil
dédaigneux sur le pauvre Olivier Twist, qui grelottait assis sur
un coffre au fond de la cuisine, et mangeait les restes de pain
dur qu’on lui avait spécialement réservés.

Noé était un enfant de charité, mais non du dépôt de mendicité; il
n’était pas enfant trouvé, car il pouvait faire remonter sa
généalogie jusqu’à son père et à sa mère, qui demeuraient près de
là; sa mère était blanchisseuse; son père, ancien soldat, ivrogne
et retiré du service avec une jambe de bois et une pension de deux
pence et demi par jour. Les garçons de boutique du voisinage
avaient eu longtemps l’habitude d’apostropher Noé dans les rues
par les surnoms les plus injurieux, et il avait souffert sans mot
dire. Mais maintenant que la fortune avait jeté sur son chemin un
pauvre orphelin sans nom, que l’être le plus vil pouvait montrer
du doigt avec mépris, il se vengeait sur lui avec usure. C’est là
un intéressant sujet de réflexion. Nous voyons sous quel beau côté
se montre parfois la nature humaine, et avec quelle similitude les
mêmes qualités aimables se développent chez le plus noble
gentilhomme et chez le plus sale enfant de charité.

Il y avait trois semaines ou un mois qu’Olivier demeurait chez
l’entrepreneur de pompes funèbres, et M. et Mme Sowerberry, après
avoir fermé la boutique, soupaient dans la petite arrière-
boutique, quand M. Sowerberry, après avoir considéré sa femme à
plusieurs reprises de l’air le plus respectueux, entama la
conversation.

«Ma chère amie…»

Il allait continuer, mais Mme Sowerberry leva les yeux d’une façon
si revêche qu’il s’arrêta court.

«Eh bien, quoi? dit Mme Sowerberry avec humeur.

À ces mots, elle poussa un éclat de rire affecté qui faisait
craindre des suites violentes.

«Mais, ma chère, dit Sowerberry, il me faut votre avis.

Et elle réitéra ce rire forcé qui faisait trembler M. Sowerberry.
Elle suivait en ceci la politique ordinaire aux femmes, celle qui
leur réussit le plus souvent: elle forçait son mari à solliciter
comme une faveur la permission de lui dire ce qu’elle était
curieuse d’apprendre, et, après une petite querelle qui ne dura
pas tout à fait trois quarts d’heure, elle accorda généreusement
cette permission.

«C’est seulement au sujet du petit Olivier, dit M. Sowerberry; il
a fort bonne mine, cet enfant.

Mme Sowerberry leva la tête en signa d’étonnement; son mari s’en
aperçut et, sans laisser le temps à la bonne dame de placer une
observation, il continua:

«Non pas un muet pour accompagner le convoi des grandes personnes,
ma chère, mais seulement pour les convois d’enfants; ce serait une
nouveauté d’avoir un muet d’un âge en rapport avec celui du
défunt. Soyez sûre que cela ferait un effet superbe.»

Mme Sowerberry, qui montrait un goût exquis dans les questions
relatives aux pompes funèbres, fut frappée de la nouveauté de
cette idée; mais comme elle eût compromis sa dignité en approuvant
son mari, dans la circonstance actuelle, elle se contenta de lui
demander avec beaucoup d’aigreur comment il se faisait que cette
idée ne lui fût pas venue à l’esprit depuis longtemps.
M. Sowerberry en conclut avec raison que sa proposition était bien
accueillie; il fut décidé sur-le-champ qu’Olivier serait tout
d’abord initié aux mystères de la profession, et que, dans ce but,
il accompagnerait son maître à la première occasion.

Elle ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain matin, après
le déjeuner, M. Bumble entra dans la boutique, et, appuyant sa
canne contre le comptoir, tira de sa poche son grand portefeuille
de cuir, et y prit un bout de papier qu’il passa à Sowerberry.

«Ah! dit l’entrepreneur, en le parcourant des yeux d’un air
réjoui; c’est une commande pour un cercueil, hein?

Comme l’atrocité de cette conduite se présentait dans toute sa
force à l’esprit de M. Bumble, il donna, de colère, un grand coup
de canne sur le comptoir, et devint pourpre d’indignation.

«Oh! dit Sowerberry, jamais de ma vie…

Et M. Bumble, dans son accès d’emportement, mit son tricorne à
l’envers, et s’élança hors de la boutique.

«Tiens! Olivier, il était si en colère qu’il a oublié de demander
de tes nouvelles, dit M. Sowerberry en suivant des yeux le bedeau
qui arpentait la rue à grands pas.

Il était pourtant superflu qu’il cherchât à échapper à la vue de
M. Bumble: car ce fonctionnaire, sur lequel la prédiction du
monsieur au gilet blanc avait fait une vive impression, pensait
que, maintenant que l’entrepreneur des pompes funèbres avait pris
Olivier à l’essai, il valait mieux éviter d’aborder ce sujet,
jusqu’à ce que l’enfant fût engagé pour une période de sept ans,
et qu’on fut ainsi définitivement rassuré sur le danger de le voir
retomber à la charge de la paroisse.

«Allons, dit M. Sowerberry en mettant son chapeau, plus tôt cette
besogne sera terminée et mieux ce sera. Noé, attention à la
boutique. Olivier, mets ta casquette et suis-moi.» Olivier obéit
et suivit son maître dans l’exercice de sa profession.

Ils marchèrent quelque temps à travers le quartier le plus
populeux de la ville, puis descendirent une ruelle étroite plus
sale et plus misérable que les autres, et s’arrêtèrent pour
chercher de l’oeil la maison en question. Des deux côtés de la
rue, les maisons étaient hautes et grandes, mais très vieilles, et
occupées par les gens de la classe la plus pauvre, comme leur
apparence négligée l’aurait suffisamment indiqué, sans qu’il fût
besoin de la présence d’un petit nombre d’hommes et de femmes qui,
les bras croisés et le corps plié en deux, traversaient de temps à
autre furtivement la rue. La plupart de ces habitations avaient
sur le devant des boutiques hermétiquement fermées et tombant en
ruines: il n’y avait d’habité que les étages supérieurs. D’autres
menaçaient de s’écrouler et étaient étayées par de grosses poutres
appliquées aux murailles et solidement fixées dans le sol; mais
ces réduits lézardés, semblaient servir de retraite pour la nuit à
quelques vagabonds sans asile: car plusieurs des planches
grossières qui bouchaient la porte et les fenêtres avaient été
arrachées, de manière à laisser une ouverture suffisante pour y
passer le corps. Le ruisseau était sale et stagnant. Les rats eux-
mêmes, qui ça et là se vautraient dans cette ordure, étaient d’une
maigreur affreuse.

Il n’y avait ni marteau ni cordon de sonnette à la porte où
s’arrêtèrent Olivier et son maître; celui-ci se glissa à tâtons
dans un passage obscur, dit à Olivier de se tenir sur ses talons
et de n’avoir pas peur, monta au premier étage et, trébuchant
contre une porte sur le palier, y frappa doucement.

Une jeune fille de treize à quatorze ans vint ouvrir.
L’entrepreneur vit tout de suite, à l’aspect de la chambre, que
c’était bien là qu’il avait affaire; il entra, et Olivier le
suivit.

Il n’y avait pas de feu dans la chambre; un homme était accoudé
machinalement sur le poêle vide; une vieille femme était assise
près de lui sur un tabouret; dans un coin se tenaient plusieurs
enfants déguenillés, et dans un petit renfoncement, en face de la
porte, gisait sur le plancher un objet enveloppé d’une vieille
couverture. Olivier frissonna en jetant les yeux de ce coté et se
serra involontairement contre son maître; malgré la couverture,
Olivier devina que c’était un cadavre.

L’homme était pâle et décharné; il avait les yeux injectés, la
barbe et les cheveux grisonnants; la vieille femme était ridée;
elle avait des yeux animés et perçants, et les deux dents qui lui
restaient avançaient sur sa lèvre inférieure. Olivier avait peur
de les regarder l’un ou l’autre: ils lui rappelaient trop les rats
qu’il avait vus si maigres dans la rue.

«Nul ne la touchera, dit l’homme en s’élançant vers l’entrepreneur
qui s’approchait du grabat. Arrière, arrière! vous dis-je, si vous
tenez à la vie.

L’entrepreneur ne répondit rien à ce malheureux en délire, mais
tirant une ficelle de sa poche, il s’agenouilla un instant à côté
du corps.

«Ah! dit l’homme fondant en larmes et se jetant à genoux aux pieds
de la pauvre morte, mettez-vous à genoux, mettez-vous tous à
genoux autour d’elle et écoutez-moi. C’est de faim qu’elle est
morte; jusqu’au moment où la fièvre l’a saisie, je ne savais pas
combien elle était mal; mais alors les os lui perçaient la peau;
nous n’avions ni feu ni chandelle; elle est morte dans les
ténèbres, oui dans les ténèbres; elle n’a pas même pu voir la
figure de ses enfants, mais nous l’entendions les appeler dans son
agonie. J’ai été dans la rue mendier pour elle, et on m’a mis en
prison. À mon retour, elle était mourante; mon coeur s’est
desséché, en voyant qu’ils l’avaient laissée mourir de faim. Je le
jure devant Dieu qui en a été témoin, elle est morte de faim!» Il
s’arracha les cheveux, poussa un cri horrible et se roula sur le
plancher, l’oeil hagard et l’écume sur les lèvres.

Les enfants épouvantés se mirent à pleurer; mais la vieille femme,
qui était restée jusqu’alors immobile et comme étrangère à ce qui
se passait autour d’elle, les menaça pour les faire taire; puis
ayant détaché la cravate de l’homme qui gisait sur le plancher,
elle s’avança en chancelant vers l’entrepreneur.

«C’était ma fille, dit-elle en faisant un signe de tête du côté du
cadavre et en parlant avec l’air effaré d’une idiote, plus hideuse
à voir que la mort même. Mon Dieu! mon Dieu! dire que je lui ai
donné la vie dans le temps que j’étais femme, et que maintenant je
suis vivante et joyeuse, tandis qu’elle est là étendue, froide et
roide. Mon Dieu! mon Dieu! quand j’y pense! c’est une comédie! une
vraie comédie!»

Tandis que la pauvre vieille marmottait ces paroles avec un
affreux ricanement, l’entrepreneur se disposait à sortir.

«Attendez! attendez! dit-elle en forçant sa voix cassée;
l’enterrement est-il pour demain, pour après-demain, ou pour ce
soir? Je l’ai ensevelie et je dois l’accompagner, n’est-ce pas?
Envoyez-moi un grand manteau; un manteau bien chaud, car le froid,
est vif; nous devrions avoir aussi un gâteau et du vin avant de
partir; mais n’importe; envoyez-nous du pain; rien qu’un morceau
de pain et un verre d’eau. Nous enverrez-vous du pain, mon ami?
dit-elle vivement en s’attachant à l’habit de M. Sowerberry qui
regagnait la porte.

Il se dégagea de l’étreinte de la vieille femme et, traînant
Olivier après lui, il s’élança au dehors.

Le lendemain, la famille ayant reçu dans l’intervalle le secours
d’un pain de deux livres et d’un morceau de fromage, apportés par
M. Bumble en personne, Olivier et son maître revinrent à cette
misérable demeure, où M. Bumble les avait précédés, accompagnés de
quatre hommes du dépôt de mendicité, qui devaient servir de
porteurs. Un vieux manteau noir couvrait les haillons de la
vieille femme et du mari. On vissa le cercueil; les porteurs le
chargèrent sur leurs épaules et le descendirent dans la rue.

«Maintenant, la vieille, tâchez d’allonger le pas, dit tout bas
Sowerberry; nous sommes en retard et il ne faut pas faire attendre
le prêtre… Avancez, porteurs, aussi vite que vous voudrez.»

Ceux-ci prirent une allure rapide avec leur léger fardeau, tandis
que la vieille femme et l’homme les suivaient de leur mieux.
M. Bumble et Sowerberry marchaient en tête d’un pas dégagé, et
Olivier, avec ses petites jambes courait à côté du convoi.

Il n’était pourtant pas aussi urgent de se presser que
M. Sowerberry le prétendait; quand ils eurent atteint le coin
obscur du cimetière où poussent les orties et où sont les fosses
de la paroisse, le prêtre n’était pas encore arrivé, et le clerc,
assis au coin du feu dans la sacristie, donna à entendre que
probablement il ne viendrait pas avant une heure. En conséquence,
on déposa la bière au bord de la fosse; l’homme et la vieille
femme attendirent patiemment dans la boue, sous une pluie froide
et pénétrante, tandis que des enfants déguenillés, attirés par la
curiosité, jouaient à cache-cache derrière les tombes, ou
sautaient à pieds joints par-dessus le cercueil; Sowerberry et
Bumble, amis intimes du clerc, se chauffaient avec lui et lisaient
le journal.

Enfin, après plus d’une heure d’attente, M. Bumble, Sowerberry et
le clerc se dirigèrent en hâte vers la fosse, et en même temps
parut le prêtre, qui mettait son surplis en marchant. M. Bumble
gourmanda un ou deux enfants pour sauver les apparences; et le
respectable ecclésiastique, après avoir lu l’office des morts
pendant quatre minutes, remit son surplis au clerc et s’en alla.

«Maintenant, Bill, remplis,» dit Sowerberry au fossoyeur. La tâche
était facile; car la fosse était si pleine que le dernier cercueil
était à quelques pieds seulement du niveau du sol. Le fossoyeur
jeta sur la bière quelques pelletées de terre qu’il foula sous ses
pieds, mit sa pelle sur son épaule, et s’éloigna, suivi des
enfants, qui se plaignaient que leur amusement fût si vite
terminé.

«Allons, venez, mon brave homme, dit Bumble en frappant doucement
sur l’épaule du pauvre malheureux; on va fermer le cimetière.»

Celui-ci, qui n’avait pas fait un mouvement depuis qu’il était
arrivé au bord de la fosse, tressaillit, leva la tète, regarda
fixement celui qui lui parlait, fit quelques pas, et tomba
évanoui. La vieille folle était trop occupée de la perte de son
manteau, que l’entrepreneur lui avait repris, pour faire attention
à autre chose; on fit revenir à lui l’homme évanoui avec une
douche d’eau froide; on le déposa sain et sauf hors du cimetière,
et, après avoir fermé à clef la porte, chacun s’en retourna chez
soi.

«Eh bien, Olivier, dit Sowerberry en regagnant sa boutique,
comment trouves-tu cela?

Olivier aurait bien voulu savoir s’il avait fallu beaucoup de
temps à son maître pour s’y accoutumer; mais il crut sage de ne
pas hasarder cette question, et s’en retourna à la boutique, la
tête pleine de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

CHAPITRE VI.
Olivier, poussé à bout par les sarcasmes de Noé, engage une lutte
et déconcerte son ennemi.

Au bout d’un mois d’essai, Olivier fut définitivement apprenti; il
y eut précisément alors une bonne saison d’épidémies. En style de
commerce, les cercueils étaient en hausse; et dans l’espace de
quelques semaines, Olivier acquit beaucoup d’expérience; le succès
de l’ingénieuse spéculation de M. Sowerberry dépassait son
espérance. Les plus vieux habitants ne se souvenaient pas d’avoir
jamais vu la rougeole si intense et si meurtrière pour les
enfants; nombreux furent les convois en tête desquels marchait le
petit Olivier avec un chapeau garni d’un crêpe qui lui tombait
jusqu’aux genoux, à l’étonnement et à l’admiration de toutes les
mères. Olivier accompagnait aussi son maître à presque tous les
convois d’adultes, afin d’acquérir l’impassibilité de maintien et
l’insensibilité complète qui sont si nécessaires à un croque-mort
accompli, et il eut souvent occasion d’observer la belle
résignation et la force d’âme avec laquelle les gens courageux
savent supporter la perte de leurs proches.

Ainsi, quand on commandait à Sowerberry un convoi pour quelque
personne vieille et riche, possédant un grand nombre de neveux et
de nièces, lesquels pendant la dernière maladie s’étaient montrés
inconsolables, et dont la douleur n’avait pu se contenir en
public, on les trouvait chez eux aussi heureux que possible,
joyeux et satisfaits, conversant ensemble avec autant de gaieté et
de liberté d’esprit que s’ils n’avaient éprouvé aucune perte.
Certains maris supportaient avec un calme admirable la perte de
leur femme; les femmes, de leur côté, en portant le deuil de leur
mari, avaient soin de le rendre aussi attrayant que possible; il
était aussi à remarquer que ceux dont la douleur avait le plus
éclaté au convoi, se calmaient en rentrant chez eux, et étaient
tout à fait remis avant l’heure du thé. Ce spectacle à la fois
curieux et consolant excitait l’étonnement d’Olivier.

Je ne puis affirmer avec certitude, en ma qualité de biographe,
que l’exemple de ces braves gens ait disposé Olivier à la
résignation; mais il est certain qu’il continua pendant plusieurs
mois à supporter patiemment la domination et les mauvais
traitements de Noé Claypole, qui le maltraitait plus que jamais
depuis que sa jalousie était excitée en voyant le nouveau venu
décoré d’un chapeau à crêpe et d’un bâton noir, tandis que lui,
son ancien, portait toujours le bonnet en forme de marmite, la
culotte de peau, le costume enfin de l’école de charité; Charlotte
le maltraitait aussi pour imiter Noé, et Mme Sowerberry était son
ennemie déclarée, parce que son mari était bien disposé pour lui:
de sorte qu’ayant à lutter à la fois contre cette ligue et contre
le dégoût que lui inspiraient les funérailles, Olivier n’était pas
tout à fait aussi à l’aise que le rat de la fable dans son fromage
de Hollande.

J’arrive maintenant à un fait très important dans l’histoire
d’Olivier; j’ai à parler d’une action qui peut d’abord paraître
presque indifférente, mais qui modifia et changea complètement son
avenir.

Olivier et Noé étaient un jour descendus à la cuisine, à l’heure
habituelle du dîner, pour se régaler d’un petit morceau de mouton;
une livre et demie de la viande la plus commune. Mais Charlotte
était sortie, et, pendant son absence, le sieur Noé Claypole,
affamé et vicieux, crut qu’il ne pouvait mieux passer le temps
qu’à tourmenter et molester le petit Olivier Twist.

Pour se donner cette innocente distraction, Noé mit les pieds sur
la nappe, tira les cheveux d’Olivier, lui pinça les oreilles, et
lui déclara qu’il n’était qu’un «capon» Il annonça le projet
d’aller le voir pendre un jour; enfin il n’y eut pas de malices
qu’il ne se permît, comme un méchant enfant de charité qu’il
était. Mais, comme rien de tout cela ne faisait pleurer Olivier,
Noé essaya d’un moyen plus ingénieux; il fit ce que beaucoup de
petits esprits, bien plus célèbres que Noé, font journellement
pour être spirituels: il eut recours aux personnalités.

«Petit bâtard! dit Noé; comment se porte ta mère?

L’enfant rougit en disant ces mots. Sa respiration était
précipitée, et, à voir la contraction de ses lèvres et de ses
narines, M. Claypole crut qu’il allait fondre en larmes; aussi
revint-il à la charge.

«De quoi est-elle morte, ta mère? dit Noé.

Et ici Noé secoua la tête d’une manière expressive et fronça de
toute sa force son petit nez rouge.

«Tu sais bien, orphelin, continua Noé, encouragé par le silence
d’Olivier, et d’un ton de feinte compassion (le plus blessant de
tous), tu sais bien que tu n’y peux rien, que personne n’y peut
rien; j’en suis bien fâché pour toi; tu sais sans doute, enfant
trouvé, que ta mère était une vraie coureuse.

Le visage en feu, Olivier s’élança, renversa chaise et table,
saisit Noé à la gorge, le secoua avec une telle rage que ses dents
claquaient, et, rassemblant toutes ses forces, il lui appliqua un
tel coup qu’il l’étendit à terre.

Un instant auparavant, cet enfant accablé de mauvais traitements
était la douceur même; mais son courage s’était éveillé enfin;
l’outrage fait à la mémoire de sa mère l’avait mis hors de lui;
son coeur battait violemment; il avait une attitude fière, l’oeil
vif et animé; tout en lui était changé, maintenant qu’il voyait
son lâche persécuteur étendu à ses pieds, et il le défiait avec
une énergie qu’il ne s’était jamais connue auparavant.

«À l’assassin! criait Noé; Charlotte, madame! l’apprenti
m’assassine; au secours! au secours! Olivier est enragé!
Char…lotte!»

Aux hurlements de Noé, Charlotte répondit par un cri perçant et
Mme Sowerberry par un cri plus perçant encore: la première
s’élança dans la cuisine par une porte latérale; la seconde
s’arrêta sur l’escalier, afin de s’assurer qu’elle n’exposait pas
sa vie en allant plus loin.

«Ah! petit misérable! s’écria Charlotte en étreignant Olivier de
toute sa force, qui égalait bien celle d’un homme robuste et bien
portant; ah! petit ingrat! assassin! monstre!»

Et à chaque syllabe Charlotte donnait à Olivier un coup de toute
sa force et l’accompagnait d’un cri perçant, pour la plus grande
gloire de la société, dont elle prenait en main la cause.

Le poing de Charlotte n’était pas léger; mais, dans la crainte
qu’il ne fût pas suffisant pour calmer la colère d’Olivier,
Mme Sowerberry s’aventura dans la cuisine et d’une main saisit
l’enfant, tandis que de l’autre elle lui égratignait la figure.
Enfin Noé, profitant des avantages de sa position, se releva et
donna des coups à Olivier par derrière.

Cet exercice était trop violent pour durer longtemps; quand ils
furent tous trois fatigués de frapper, ils entraînèrent l’enfant
qui criait et se débattait, mais n’était nullement intimidé, dans
le cellier, où ils l’enfermèrent à clef; puis Mme Sowerberry tomba
épuisée sur une chaise et fondit en larmes.

«Dieu! voilà qu’elle se pâme! dit Charlotte. Noé, mon cher, vite
un verre d’eau!

Noé, qui avait la tête et les épaules de plus qu’Olivier, se
frottait les yeux avec la paume des mains tandis qu’on s’apitoyait
ainsi sur son sort, et sanglotait de son mieux.

«Qu’allons-nous faire? s’écria Mme Sowerberry; mon mari est sorti,
il n’y a point d’homme à la maison; et Olivier va enfoncer la
porte à coups de pied avant dix minutes.»

Les violentes secousses que celui-ci imprimait à la porte du
cellier rendaient en effet ce résultat probable.

«Mon Dieu! mon Dieu! je n’en sais rien, madame, dit Charlotte…
Si nous faisions venir la police?

Noé n’en attendit pas davantage et s’élança dehors au plus vite.
Les gens qui étaient dans les rues s’étonnèrent de voir un garçon
de l’école de charité courir ainsi à perdre haleine, sans
casquette et une lame de couteau sur l’oeil.

CHAPITRE VII.
Olivier persiste dans sa rébellion.

Noé Claypole courut à toutes jambes et ne s’arrêta pour reprendre
haleine qu’à la porte du dépôt de mendicité. Il attendit une
minute environ, afin de recommencer ses sanglots de plus belle, et
de donner à sa figure une expression de douleur et de terreur
violente; puis il frappa rudement à la porte, et présenta au vieil
indigent qui vint lui ouvrir une physionomie si piteuse que celui-
ci, bien qu’habitué à ne voir autour de lui que des visages
malheureux, recula d’étonnement.

«Que peut-il être arrivé à ce garçon? se dit le vieux pauvre.

Et Noé se tordait en tous sens comme une anguille, pour faire
croire à M. Bumble que, dans l’attaque violente et féroce
d’Olivier Twist, il avait éprouvé quelque grave lésion interne qui
lui faisait souffrir des douleurs atroces.

Quand Noé vit l’effet que ses paroles produisaient sur M. Bumble,
il voulut l’émouvoir encore davantage en se lamentant sur ses
blessures bien plus fort qu’auparavant; et, quand il vit un
monsieur à gilet blanc traverser la cour, il gémit d’une manière
plus tragique que jamais, parce qu’il crut de la plus grande
importance d’attirer l’attention et d’exciter l’indignation dudit
personnage.

L’attention de celui-ci fut en effet bientôt éveillée: car il
n’avait pas fait trois pas qu’il se retourna brusquement et
demanda pourquoi hurlait ce jeune mâtin, et pourquoi M. Bumble ne
lui administrait pas quelques coups pour lui faire mieux articuler
ses plaintes.

«C’est un pauvre garçon de l’école de charité, monsieur, répondit
M. Bumble, qui a été presque assassiné par le jeune Twist. Il l’a
échappé belle.

La situation ne s’était pas améliorée. M. Sowerberry n’était pas
rentré, et Olivier continuait à donner de vigoureux coups de pied
dans la porte du cellier. Mme Sowerberry et Charlotte firent une
si étrange peinture de la férocité de l’enfant, que M. Bumble crut
prudent de parlementer avant d’ouvrir la porte. Il commença par y
donner un coup de pied, en manière d’exorde; puis, appliquant sa
bouche sur la serrure, il dit d’une voix forte et imposante:

«Olivier!

Une réponse si différente de celle qu’il attendait et à laquelle
il était accoutumé fit hésiter M. Bumble, il quitta le trou de la
serrure, se redressa, de toute sa hauteur, et considéra l’un après
l’autre les trois témoins de cette scène, sans prononcer une
parole.

«Voyez-vous, monsieur Bumble, dit Mme Sowerberry, il faut qu’il
soit devenu fou. Un enfant, ne fut-il qu’à demi raisonnable, ne se
hasarderait jamais à vous parler ainsi.

La générosité de Mme Sowerberry pour Olivier avait consisté à lui
prodiguer les restes dont personne n’eût voulu. Aussi y avait-il
de sa part une grande abnégation à rester sous le coup de
l’accusation portée contre elle par Bumble, et dont elle était
absolument innocente, de pensée, de parole et d’action.

«Tenez, dit M. Bumble à la dame qui tenait ses yeux baissés vers
la terre; la seule chose à faire maintenant, à mon sens, c’est de
le laisser dans le cellier pendant un jour ou deux, jusqu’à ce que
la faim l’affaiblisse, et ensuite de le mettre en liberté et de le
nourrir de gruau pendant tout son apprentissage; il sort d’une
mauvaise famille, de gens irritables, madame Sowerberry; la
nourrice et le médecin m’ont dit que sa mère était arrivée ici
après des difficultés et des fatigues qui auraient tué depuis
longtemps une femme bien portante.»

M. Bumble en était là de son discours quand Olivier, qui entendait
assez le dialogue pour comprendre qu’on faisait allusion à sa
mère, recommença à donner des coups de pied dans la porte, de
manière qu’on ne pouvait s’entendre. Sowerberry rentra sur ces
entrefaites; on lui expliqua l’attentat d’Olivier, avec toute
l’exagération que les femmes crurent propre à le mettre en colère;
en un clin d’oeil il ouvrit la porte du cellier il en fit sortir
par la collet l’apprenti rebelle.

Les vêtements d’Olivier avaient été déchirés dans la lutte; il
avait la figure égratignée et écorchée, les cheveux en désordre
sur le front. Sa colère n’était pourtant pas éteinte, et, en
sortant de sa prison, loin de paraître intimidé, il lança à Noé un
regard menaçant.

«Vous êtes un gentil garçon! dit Sowerberry en donnant un soufflet
à Olivier.

Mme Sowerberry fondit en larmes. Ce torrent de larmes ne laissait
à son mari aucune alternative. S’il eût hésité un instant à punir
Olivier plus sévèrement, il est clair comme le jour que, d’après
les usages reçus dans les querelles de ménage, il eût été une
brute, un mari dénaturé, un être méprisable et n’ayant d’humain
que le visage, sans compter mille autres agréables épithètes trop
nombreuses pour avoir place dans ce chapitre.

Il faut reconnaître qu’autant qu’il dépendait de lui (mais son
autorité était fort limitée), il était bien disposé pour l’enfant,
soit parce qu’il y allait de son intérêt, soit parce que sa femme
le détestait. Le torrent de larmes de la dame ne lui laissa nulle
ressource. En conséquence il administra à Olivier une correction
telle, que Mme Sowerberry elle-même s’en montra satisfaite, et que
la canne paroissiale de M. Bumble devint inutile. Le reste du
jour, Olivier fut enfermé dans l’arrière-cuisine, en compagnie de
la pompe et d’un morceau de pain sec; le soir, Mme Sowerberry,
après avoir encore fait plusieurs remarques injurieuses pour la
mémoire de sa mère, lui ouvrit la porte, et, au milieu des
sarcasmes de Noé et de Charlotte, lui ordonna de gagner son lit.

Abandonné à lui-même dans la boutique morne et silencieuse du
croque-mort, Olivier se livra aux réflexions que le traitement
qu’il venait d’éprouver devait éveiller dans son coeur d’enfant.
Il avait écouté les sarcasmes avec dédain; il avait supporté les
coups sans pousser un cri: car il sentait se développer dans son
coeur un sentiment d’orgueil qui l’eût empêché de proférer une
plainte, quand même on l’eût brûlé vif: mais, maintenant que
personne ne pouvait le voir ou l’entendre, il tomba à genoux sur
le plancher et, cachant son visage dans ses mains, il versa de
telles larmes qu’il faut souhaiter pour l’honneur de notre nature
que Dieu veuille en faire rarement répandre de semblables à des
enfants de cet âge!

Olivier resta longtemps immobile dans cette position. La chandelle
allait finir de brûler quand il se leva; il regarda prudemment
autour lui, écouta attentivement; puis il tira doucement les
verrous de la porte d’entrée et regarda dans la rue.

La nuit était froide et sombre; les étoiles paraissaient à
l’enfant plus éloignées de la terre qu’il ne les avait jamais
vues; il ne faisait pas de vent; l’ombre que les arbres
projetaient sur le sol était complètement immobile et avait
quelque chose de sinistre et de sépulcral. Il referma doucement la
porte, et, profitant des dernières lueurs de la chandelle pour
réunir dans un mouchoir le peu d’effets qu’il possédait, il
s’assit sur un banc et attendit les premières clartés du matin.

Dès qu’un rayon de lumière pénétra à travers les fentes des
volets, Olivier se leva et tira de nouveau les verrous. Il jeta
autour de lui un regard timide, hésita quelques instants, puis
tira la porte derrière lui: il était dans la rue.

Il regarda à droite et à gauche, incertain du côté par où il
fuirait. Il se souvint d’avoir vu les chariots, quand ils
sortaient de la ville, gravir péniblement la colline; il prit la
même direction, et arriva à un petit sentier à travers champs,
qu’il savait rejoindre bientôt la grande route; il s’y engagea et
se mit à marcher rapidement.

Il se rappela très bien avoir déjà suivi ce sentier, lorsqu’il
trottait derrière M. Bumble, pour venir de la _Ferme _au dépôt de
mendicité. Le chemin le conduisit tout droit à la chaumière; son
coeur battit violemment à ce souvenir, et il était presque résolu
à revenir sur ses pas; mais il avait déjà fait bien du chemin, et
un détour lui ferait perdre beaucoup de temps: d’ailleurs il était
si matin, qu’il avait peu à craindre d’être vu; il continua à
avancer.

Il arriva à la ferme; il n’y avait pas d’apparence que ses petits
habitants fussent debout à cette heure matinale: Olivier s’arrêta
et jeta à la dérobée un coup d’oeil dans le jardin; un enfant
arrachait les mauvaises herbes d’un carré dans un moment où il
leva son visage pâle, Olivier reconnut en lui un de ses anciens
compagnons. Olivier se sentit joyeux de le revoir avant de
s’éloigner; quoique plus jeune que lui, cet enfant avait été son
petit ami, son compagnon de jeu; ils avaient été tant de fois
affamés, battus, enfermés ensemble!

«Chut, Dick! dit Olivier, comme l’enfant courait à la porte et
passait ses petits bras à travers les barreaux pour lui faire
accueil; est-ce qu’on est levé?

Cette bénédiction sortait de la bouche d’un enfant, mais c’était
la première qu’Olivier eût jamais entendu appeler sur sa tête. Au
milieu des épreuves, des souffrances, des vicissitudes de sa vie,
il ne l’oublia jamais.

CHAPITRE VIII.
Olivier va à Londres, et rencontre en route un singulier jeune
homme.

Arrivé à la barrière, au bout du sentier, Olivier se retrouva sur
la grande route. Il était huit heures; et, bien qu’il fût à peu
près à cinq milles de la ville, il courut, et se cacha par moments
derrière les haies, jusqu’à midi, dans la crainte d’être poursuivi
et rattrapé; il s’assit alors près d’une borne pour se reposer, et
se mit à songer pour la première fois à l’endroit qu’il devait
choisir pour tâcher de gagner sa vie.

La borne au pied de laquelle il était assis indiquait en gros
caractères qu’elle était posée à soixante-dix milles de Londres;
ce nom fit naître dans l’esprit de l’enfant une nouvelle suite de
pensées. S’il allait à Londres, dans l’immense ville, où personne,
pas même M. Bumble, ne pourrait le découvrir! il avait souvent
entendu dire aux vieux indigents du dépôt qu’un garçon d’esprit
n’était jamais dans le dénuement à Londres, et qu’il y avait dans
cette grande ville des moyens d’existence dont les gens élevés à
la campagne ne se doutaient pas. C’était bien l’endroit qui
convenait à un garçon sans asile, destiné à mourir dans la rue, si
on ne venait à son aide. Tout en se laissant aller à ces pensées,
il se leva et continua sa route.

Il diminua encore de quatre bons milles la distance qui le
séparait de Londres, sans songer à tout ce qu’il devrait souffrir
avant d’atteindre le but de son voyage: comme cette réflexion se
faisait jour dans son esprit, il ralentit sa marche, et se mit à
méditer sur les moyens d’arriver à Londres. Il avait dans son
paquet un morceau de pain, une mauvaise chemise, deux paires de
bas, et dans sa poche un penny que lui avait donné Sowerberry
après un enterrement où il s’était distingué encore plus que de
coutume. C’est fort bon d’avoir une chemise blanche, pensait
Olivier, et deux méchantes paires de bas, et un penny; mais c’est
une mince ressource pour faire soixante-cinq milles à pied pendant
l’hiver. Olivier avait comme bien des gens, l’esprit prompt et
ingénieux à découvrir les difficultés, mais lent et paresseux à
découvrir le moyen de les surmonter; de sorte qu’après avoir bien
réfléchi, sans trouver la solution qu’il cherchait, il mit son
petit paquet sur l’autre épaule et doubla le pas.

Il fit vingt milles ce jour-là, sans prendre autre chose que son
morceau de pain sec et quelques verres d’eau qu’il demanda sur la
route, à la porte des chaumières. À la nuit, il entra dans une
prairie, se blottit au pied d’une meule de foin et résolut d’y
attendre le jour. Il éprouva d’abord un sentiment de crainte en
entendant le vent siffler tristement sur la campagne déserte, Il
avait froid et faim, et se trouvait plus seul que jamais; la
fatigue de la marche lui procura pourtant un prompt sommeil, et il
oublia ses peines.

Le matin, en se levant, il se sentit engourdi par le froid, et il
avait si faim qu’il acheta du pain pour un penny au premier
village qu’il traversa, il n’avait pas fait plus de douze milles
quand la nuit le surprit de nouveau; ses pieds étaient enflés et
ses jambes si faibles qu’elles tremblaient sous lui; une seconde
nuit passée à la belle étoile, par un temps froid et humide,
acheva d’épuiser ses forces; et quand il voulut le matin continuer
son voyage, il pouvait à peine se traîner, il attendit au pied
d’une côte assez roide qu’une diligence vînt à passer, et il
demanda l’aumône aux voyageurs de l’impériale; il n’y eut presque
personne qui fit attention à lui; ceux qui le remarquèrent, lui
dirent d’attendre qu’on fût arrivé au haut de la côte, et de leur
montrer ensuite combien de temps il pouvait courir pour un demi-
penny. Le pauvre Olivier essaya de suivre la diligence; mais il ne
le put, à cause de son épuisement et de ses pieds tout meurtris;
alors les voyageurs de l’impériale remirent leur demi-penny dans
leur poche, en disant que c’était un petit fainéant, qui ne
méritait rien. La diligence s’éloigna, ne laissant derrière elle
qu’un nuage de poussière.

Dans quelques villages, de grands poteaux étaient plantés sur la
route, et portaient un écriteau annonçant que quiconque mendierait
serait mis en prison; cet avis effrayait beaucoup Olivier, et il
s’éloignait au plus vite. Ailleurs, il s’arrêtait devant les cours
d’auberge et regardait piteusement ceux qui allaient et venaient,
jusqu’à ce que l’hôtesse donnât l’ordre à un des postillons qui
flânaient dans la cour de chasser cet étrange garçon qui restait
là, sans aucun doute, dans l’intention de dérober quelque chose.
S’il mendiait à la porte d’une ferme, il arrivait neuf fois sur
dix qu’on le menaçait de lâcher le chien après lui; s’il mettait
le nez dans une boutique, on lui parlait du bedeau de la paroisse,
et, à ce nom, il ne savait où se cacher.

Il est certain que, sans le bon coeur, d’un garde-barrière et la
charité d’une vieille dame, les souffrances d’Olivier eussent été
abrégées comme celles de sa mère, c’est-à-dire qu’il serait mort
sur la grande route. Mais le garde-barrière lui donna du pain et
du fromage, et la vieille dame, dont le petit-fils avait fait
naufrage et errait dans quelque lointaine partie du monde, eut
pitié du pauvre orphelin et lui donna le peu qu’elle avait, avec
des paroles si douces et si bonnes, et avec des larmes de
compassion telles, qu’elles firent sur le coeur d’Olivier plus
d’impressions que toutes ses souffrances.

Le matin du septième jour après son départ, il atteignit, clopin-
clopant, la petite ville de Barnet. Les volets étaient partout
fermés, les rues désertes, et personne ne se rendait encore aux
travaux de la journée. Le soleil se levait radieux, mais son éclat
ne servait qu’à faire voir au pauvre enfant toute l’horreur de sa
misère et de son isolement; il s’assit, couvert de poussière et
les pieds en sang, sur les marches froides d’un perron.

Peu à peu les volets s’ouvrirent, les stores des fenêtres se
levèrent, et les passants commencèrent à circuler. Quelques-uns,
en petit nombre, s’arrêtaient un instant pour considérer Olivier,
ou se détournaient seulement en passant rapidement; mais personne
ne le secourut, personne ne prit la peine de lui demander comment
il était venu là: il n’avait pas le coeur de mendier, et il
restait assis immobile et silencieux.

Il y avait déjà quelque temps qu’il était là; il s’étonnait de
voir tant de tavernes, car la moitié des maisons de Barnet sont
des tavernes grandes ou petites; il regardait avec insouciance les
voitures publiques qui passaient, et trouvait surprenant qu’elles
pussent faire aisément en quelques heures un trajet qu’il avait
mis une longue semaine à parcourir avec un courage et une
résolution au-dessus de son âge.

Il fut tiré de sa rêverie en remarquant qu’un jeune garçon, qui
était passé devant lui quelques instants auparavant sans avoir
l’air de le voir, était revenu sur ses pas et s’était placé de
l’autre côté de la rue pour l’observer attentivement. Il y fit
d’abord peu d’attention; mais ce garçon resta si longtemps devant
lui dans la même attitude, qu’Olivier leva la tête et le considéra
avec le même intérêt. Alors celui-ci traversa la rue, et se
dirigeant vers Olivier lui dit:

«Eh bien! camarade, quoi qui se passe?

Le garçon qui adressait cette question à notre jeune voyageur
était à peu près de même âge que lui; c’était l’individu le plus
original qu’Olivier eût jamais vu: il avait le nez retroussé, le
front bas, les traits communs, et l’extérieur le plus sale qu’on
pût voir, ce qui ne l’empêchait pas de se donner des airs de
monsieur. Il était de petite taille, avec des jambes arquées et de
vilains petits yeux effrontés; son chapeau était posé si
légèrement sur sa tête, qu’il semblait toujours près de tomber; et
il serait tombé, en effet, sans une brusque secousse que le jeune
homme imprimait de temps à autre à sa tête, pour le ramener à sa
place primitive. Il portait un habit qui lui descendait jusqu’aux
talons; il avait les manches relevées presque jusqu’au coude,
probablement dans le but d’enfoncer ses mains, comme il faisait
alors, dans les poches de son pantalon de velours. Enfin, il était
aussi fringant, avec ses brodequins à la Blucher, que le fut
jamais jeune homme de sa taille, c’est-à-dire de quatre pieds six
pouces.

«Eh bien! camarade, quoi qui se passe? demanda à Olivier cet
étrange interlocuteur.

Olivier répondit avec candeur qu’il avait toujours cru que ce mot
signifiait la bouche d’un oiseau.

«En voilà un innocent! s’écria le jeune homme; un bec, c’est un
magistrat; marcher par ordre du bec, c’est ne pas aller droit
devant soi; c’est toujours grimper sans jamais redescendre. As-tu
été au moulin?

Le jeune homme aida Olivier à se lever, le mena dans une petite
boutique de marchand de chandelles, où il acheta un peu de jambon
et un pain de deux livres; il eut l’ingénieuse idée de faire un
trou dans le pain et d’y mettre le jambon, pour qu’il fût à l’abri
de la poussière, et plaçant le tout sous son bras, il entra dans
une petite taverne et pénétra avec Olivier dans une salle de
derrière. Là, le mystérieux jeune homme fit apporter un pot de
bière; sur l’invitation de son nouvel ami, Olivier se jeta sur le
festin et se mit à dévorer à belles dents, tandis que l’étranger
le considérait de temps à autre bien attentivement.

«On va donc à Londres? dit l’étrange garçon quand Olivier eut
fini.

L’individu se mit à siffler et enfonça ses mains dans ses poches,
autant que le permettaient les larges manches de son habit.

«Vous habitez Londres? demanda Olivier.

Cette offre inespérée d’un gîte était trop séduisante pour être
refusée, surtout lorsqu’elle fut suivie de l’assurance que le
vieux monsieur procurerait sans aucun doute une bonne place à
Olivier dans un bref délai. Ceci amena un entretien amical et
confidentiel, dans lequel Olivier découvrit que son ami se nommait
Jack Dawkins, et qu’il était le favori et le protégé du vieux
monsieur en question.

L’extérieur de M. Dawkins ne parlait pas beaucoup en faveur des
avantages que le crédit de son patron procurait à ceux qu’il
prenait sous sa protection; mais comme sa conversation était
légère et incohérente, et qu’il avouait que ses amis le
connaissaient sons le sobriquet de rusé matois, Olivier en
conclut que son compagnon étant d’un naturel dissipé et étourdi,
les préceptes moraux de son bienfaiteur n’avaient pas eu
d’influence sur lui. Dans cette pensée, il résolut de mériter
aussi vite que possible l’estime du vieux monsieur et de renoncer
à l’honneur de fréquenter le matois, si celui-ci, comme il avait
lieu de le croire, était incorrigible.

Jack Dawkins ne voulut pas entrer à Londres avant la nuit, et il
était près d’onze heures quand ils arrivèrent à la barrière
d’Islington. Ils passèrent par la rue Saint-Jean, descendirent la
petite rue qui aboutit au théâtre de Sadlerwell, longèrent
Exmouth-Street et Coppice-Row, puis la petite cour pris du dépôt
de mendicité; ils traversèrent ensuite le terrain classique qui se
nommait jadis Hokley in the Hole; ils gagnèrent Little Saffron-
Hill
et Saffron-Hill the Great, que le rusé matois franchit
d’un pas rapide, en recommandant à Olivier de le suivre de près.

Quoique Olivier eût assez à faire pour ne pas perdre de vue son
guide, il ne put s’empêcher de jeter en passant quelques regards
furtifs des deux côtés de la rue: c’était l’endroit le plus sale
et le plus misérable qu’il eût jamais vu. La rue était étroite et
humide, et l’air était chargé de miasmes fétides. Il y avait un
assez grand nombre de petites boutiques, dont tout l’étalage
consistait en un tas d’enfants qui criaient à qui mieux mieux,
malgré l’heure avancée de la nuit. Les seuls endroits qui
parussent prospérer au milieu de la misère générale, étaient les
tavernes, où des Irlandais de la lie du peuple, c’est-à-dire la
lie de l’espèce humaine, se querellaient de toutes leurs forces.
De petites ruelles et des passages couverts, qui çà et là
aboutissaient à la rue principale, laissaient voir quelques
chétives maisons, devant lesquelles des hommes et des femmes ivres
se vautraient dans la boue; et parfois on voyait sortir avec
précaution de ces repaires des individus à figure sinistre, dont,
selon toute apparence, les intentions n’étaient ni louables ni
rassurantes.

Olivier se demandait s’il ne ferait pas mieux de se sauver, quand
ils atteignirent le bout de la rue. Son guide le prît par le bras,
poussa la porte d’une maison proche de Fieldlane, le fit entrer
dons une allée et referma la porte derrière lui.

«Qui va là? cria une voix en réponse à un sifflet du matois.

La faible lueur d’une chandelle éclaira le mur au fond de l’allée,
et l’on vit paraître une tête au niveau du sol, derrière la rampe
brisée d’un escalier qui menait jadis à une cuisine.

«Vous êtes deux, dit l’homme en haussant la chandelle et en
mettent la main au-dessus de ses yeux pour mieux distinguer les
objets; qui est l’autre?

L’homme disparut, et ils restèrent dans les ténèbres.

Toujours entraîné par son compagnon qui lui serrait fortement la
main, Olivier cherchait de l’autre sa route à tâtons. Il gravit
difficilement, dans l’obscurité, les degrés en ruine que son guide
enjambait avec une prestesse qui montrait qu’il connaissait
parfaitement ce chemin; il poussa la porte d’une chambre de
derrière et y introduisit Olivier. Les murs et le plafond étaient
noircis par le temps et la malpropreté. Devant le feu, sur une
table de sapin, se trouvaient une chandelle fixée dans le goulot
d’une bouteille de grès, deux ou trois pots d’étain, un pain, du
beurre et une assiette. Des saucisses cuisaient dans une poêle
dont la queue était attachée avec une ficelle au manteau de la
cheminée, et auprès se tenait un vieux juif, une fourchette à la
main. Son visage était couvert de rides, et ses traits ignobles et
repoussants étaient en partie cachés par une épaisse chevelure
rousse; il portait une sale robe de chambre de flanelle, n’avait
pas de cravate, et semblait partager son attention entre la poêle
et une corde à laquelle pendaient un grand nombre de foulards.
Plusieurs méchants lits, faits avec de vieux sacs, étaient
disposés l’un près de l’autre sur le plancher. Autour de la table,
quatre ou cinq enfants de l’âge du Matois fumaient leur pipe et
buvaient des liqueurs en se donnant des airs de grands garçons;
ils entourèrent leur camarade, qui dit au juif quelques mots à
voix basse; puis ils se tournèrent en riant vers Olivier, ainsi
que le juif qui tenait toujours sa fourchette.

«Je vous présente mon ami Olivier Twist,» dit Jack Dawkins.

Le juif rit en grimaçant. Il fit un profond salut à Olivier, le
prit par la main et dit qu’il espérait avoir l’honneur de faire
avec lui plus ample connaissance. Alors les petits fumeurs
l’entourèrent, lui donnèrent de solides poignées de main, de
manière à faire tomber son petit paquet; l’un d’eux s’empressa de
le débarrasser de sa casquette; un autre eut l’obligeance de
fouiller ses poches pour lui épargner, vu son état de fatigue, la
peine de les vider avant de se coucher. Les politesses ne se
seraient sans doute pas bornées là, sans les coups de fourchette
que le juif prodigua généreusement sur la tête et les épaules de
ces complaisants petits drôles.

«Nous sommes charmés de te voir, Olivier, dit le juif. Matois,
tire du feu les saucisses et approche un baquet pour faire asseoir
Olivier. Ah! tu regardes avec étonnement les mouchoirs! en voilà
une belle collection, hein, mon ami? Nous venons justement de les
préparer pour la lessive. Voilà tout, Olivier, voilà tout; ah! ah!
ah!»

Les derniers mots du juif furent accueillis avec acclamation par
ses jeunes élèves, puis on se mit à souper.

Olivier mangea sa part; ensuite le juif lui versa un verre de grog
au genièvre, en lui recommandant de le boire d’un trait, parce
qu’un autre convive avait besoin de son verre. Olivier obéit;
bientôt il se sentit porté doucement sur un des sacs et s’endormit
d’un profond sommeil.

CHAPITRE IX.
Où l’on trouvera de nouveaux détails sur l’agréable vieillard et
sur ses élèves, jeunes gens de haute espérance.

Le lendemain, la matinée était déjà avancée quand Olivier se
réveilla après un sommeil profond et prolongé. Il n’y avait dans
la chambre que le vieux juif, qui faisait bouillir du café dans
une casserole pour le déjeuner, et sifflait tout bas entre ses
dents, en agitant le liquide avec une cuiller de fer. De temps à
autre il s’arrêtait pour écouter, dès qu’il entendait en bas le
moindre bruit; et, quand il s’était assuré que tout était
tranquille, il continuait à siffler et à remuer le café.

Bien qu’Olivier ne dormît plus, il n’était pas tout à fait
éveillé. Il y a un état d’assoupissement, entre le sommeil et la
veille, où l’on rêve plus en cinq minutes, les yeux à demi ouverts
et sans avoir bien conscience de ce qui se passe, que l’on ne
ferait en cinq nuits, les yeux bien fermés et les sens
complètement engourdis par un profond sommeil. Dans ces moments-
là, l’homme se rend juste assez compte de ce qui se passe dans son
esprit pour se faire une faible idée des puissantes facultés de
cet esprit, lorsque, affranchi des entraves du corps, il s’élance
loin de la terre et se joue du temps et de l’espace.

Olivier était précisément dans un de ces moments. Les yeux à demi
fermés, il voyait le juif, il l’entendait siffler tout bas, il
reconnaissait le bruit de la cuiller frottant contre le bord de la
casserole; et pourtant, son esprit, pendant ce temps, voyageait
dans le passé, et se reportait vers tous ceux qu’il avait connus.

Quand le café fut fait, le juif posa la casserole à terre, et
resta quelques instants dans une attitude indécise, comme s’il ne
savait à quel parti s’arrêter; puis il se retourna, regarda
Olivier et l’appela par son nom; celui-ci ne répondit pas et parut
complètement endormi. Le juif, rassuré à cet égard, se dirigea
sans bruit vers la porte, la ferma, et tira d’une trappe pratiquée
dans le plancher, autant que put le voir Olivier, une petite boîte
qu’il posa soigneusement sur la table; ses yeux brillaient tandis
qu’il soulevait le couvercle et jetait un coup d’oeil à
l’intérieur; il approcha de la table une vieille chaise, s’assit
et tira du coffret une magnifique montre d’or étincelante de
diamants.

«Ah! les lurons! dit le juif en haussant les épaules, et le visage
contracté par un affreux sourire; les braves lurons! fermes
jusqu’au bout! Incapables de dire au vieux prêtre où était la
cachette! Incapables de vendre le vieux Fagin! Au fait, dans quel
intérêt? Cela n’eût pas desserré le noeud coulant, ni retardé la
bascule d’une minute; non, non. Fameux gaillards, fameux
gaillards!»

Tout en faisant à voix basse ces réflexions et d’autres
semblables, le vieux juif remit la montre dans la boîte; il en
tira encore une demi-douzaine, et les contempla avec le même
ravissement, puis des bagues, des broches, des bracelets, des
bijoux de toute sorte, si précieux et d’un travail si exquis,
qu’Olivier ne connaissait pas même de nom toutes ces belles
choses.

Le juif les remit dans le coffret et en tira un dernier bijou, si
petit qu’il tenait dans le creux de sa main; une inscription très
fine semblait y être gravée, car le juif le posa sur la table,
l’abrita soigneusement avec sa main, et la considéra longtemps et
attentivement; enfin, comme s’il désespérait de déchiffrer ces
caractères, il remit le bijou dans la boîte, et se renversant sur
sa chaise, il continua ses réflexions.

«Quelle belle chose que la peine capitale! disait-il à demi-voix,
les morts ne se repentent jamais! les morts ne viennent jamais
révéler de fâcheuses histoires! Ah! c’est une grande sécurité pour
le commerce! Cinq à la file, accrochés à la même corde! et pas un
lâche, pas un qui ait vendu le vieux Fagin!»

En disant ces paroles, le juif promenait au hasard autour de lui
ses yeux noirs et brillants, qui rencontrèrent la figure
d’Olivier. L’enfant le considérait avec une curiosité muette; en
un clin d’oeil le vieillard comprit qu’il avait été observé; il
ferma avec bruit le couvercle de la boîte, et saisissant un
couteau sur la table, il se leva furieux; mais il tremblait au
point qu’Olivier, malgré sa terreur, pouvait voir vaciller la lame
du couteau.

«Qu’est-ce? dit le juif; pourquoi m’observer! Tu ne dormais pas?
Qu’as-tu vu? Parle vite! vite! il y va de ta vie!

Olivier pensa que le vieux monsieur devait être en effet d’une
avarice sordide, pour vivre dans un endroit si sale, avec tant de
montres; mais il réfléchit que sa tendresse pour le Matois et les
autres garçons lui coûtait peut-être beaucoup d’argent; il regarda
le juif d’un air respectueux et lui demanda s’il pouvait se lever.

«Certainement, mon ami, certainement, répondit le vieux monsieur;
tiens, il y a une cruche d’eau dans le coin derrière la porte; va
la chercher et je te donnerai une cuvette pour te laver, mon ami.»

Olivier se leva, traversa la chambra et se baissa pour prendre la
cruche; quand il se retourna, la boîte avait disparu.

Il avait à peine fini de se laver et de remettre tout en ordre, en
vidant, par ordre du juif, la cuvette par la fenêtre, lorsque le
matois rentra, escorté d’un jeune ami qu’Olivier avait vu la
veille au soir occupé à fumer, et qui lui fut présenté sous le nom
de Charlot Bates. Puis on se mit à table; le déjeuner se composait
de café et de petits pains chauds, avec du jambon que le Matois
avait rapporté dans le fond de son chapeau.

«Eh bien! dit le juif en s’adressant au Matois et en regardant
malicieusement Olivier; j’espère, mes amis, que vous êtes allés ce
matin à l’ouvrage?

Cette réponse fit rire M. Charlot Bates à se tenir les côtes, au
grand étonnement d’Olivier, qui ne voyait là rien de risible.

«Et toi, mon ami, qu’est-ce que tu rapportes? dit Fagin à Charlot
Bates.

Maître Bates trouva cette réponse si plaisante qu’il poussa un
nouvel éclat de rire; mais comme il était en train d’avaler son
café, il faillit suffoquer.

«Il est si innocent!» dit-il, dès qu’il put parler, comme pour
s’excuser auprès de la compagnie de son impolitesse.

Le Matois ne dit rien; mais il passa la main dans les cheveux
d’Olivier, et les lui fit tomber sur les yeux, en ajoutant qu’il
serait bientôt au fait. Le vieux monsieur, qui vit le rouge monter
au visage de l’enfant, changea la conversation et demanda si
l’exécution qui avait eu lieu le matin avait attiré une grande
foule. L’étonnement d’Olivier redoubla: car il était évident,
d’après la réponse des jeunes garçons, qu’ils y avaient tous deux
assisté, et il était étrange qu’ils eussent trouvé le temps de si
bien travailler.

Après le déjeuner, le plaisant vieillard et les deux jeunes gens
se livrèrent à un jeu curieux et bizarre; voici en quoi il
consistait: le juif mit une tabatière dans une des poches de son
pantalon, un carnet dans l’autre, dans son gousset une montre
attachée à une chaîne de sûreté qu’il passa à son cou; il piqua
une épingle de faux diamant dans sa chemise, boutonna son habit
jusqu’en haut, et mettant dans ses poches son mouchoir et son étui
à lunettes, il se promena de long en large dans la chambre, une
canne à la main, tout comme nos vieux messieurs se promènent dans
la rue; tantôt il s’arrêtait devant le feu, et tantôt à la porte,
comme s’il contemplait attentivement l’étalage des boutiques.
Parfois il jetait autour de lui des regards vigilants comme s’il
craignait les voleurs, et tâtait toutes ses poches l’une après
l’autre, pour voir s’il n’avait rien perdu, et tout cela d’un air
si comique et si naturel qu’Olivier en riait jusqu’aux larmes. Les
deux jeunes garçons le suivaient de près; et, chaque fois qu’il se
retournait, ils se dérobaient à sa vue avec tant d’agilité, qu’il
était impossible de suivre leurs mouvements. À la fin, le Matois
lui marcha sur les pieds, tandis que Charlot le heurtait par
derrière, et en un clin d’oeil, tabatière, portefeuille, montre,
chaîne de sûreté, épingle, mouchoir de poche, tout, jusqu’à l’étui
à lunettes, disparut avec une rapidité extraordinaire. Si le vieux
monsieur avait senti une main dans une de ses poches, il disait
dans laquelle, et alors c’était à recommencer.

Quand on eut joué bien des fois à ce jeu, deux jeunes dames
vinrent voir les jeunes messieurs; l’une se nommait Betty et
l’autre Nancy; elles avaient une chevelure épaisse, mais peu
soignée, et des chaussures en mauvais état; elles n’étaient peut-
être pas précisément belles; mais elles étaient hautes en couleur,
et avaient le regard résolu et effronté. Comme leurs manières
étaient agréables et d’une grande liberté, Olivier pensa qu’elles
étaient fort aimables, et sans doute il ne se trompait pas.

La visite dura longtemps: une des jeunes dames se plaignant
d’avoir l’estomac glacé, on apporta des liqueurs, et la
conversation s’anima de plus en plus. À la fin, Charlot Bates
déclara qu’il était temps de jouer du jarret, et Olivier crut que
cela voulait dire sortir, en français; car le Matois, Charlot et
les deux jeunes femmes partirent à l’instant, et le vieux juif eut
la générosité de les munir d’argent de poche pour s’amuser dehors.

«C’est un genre de vie qui n’est pas désagréable, n’est-ce pas,
mon ami? dit Fagin. Les voilà sortis pour toute la journée.

Olivier souleva d’une main le fond de la poche, comme il avait vu
faire au matois, et de l’autre tira légèrement le mouchoir.

«Est-ce fait? demanda le juif.

Olivier se demandait avec étonnement quel rapport il y avait entre
escamoter, par plaisanterie, le mouchoir du vieillard, et la
chance de devenir un grand homme: mais il pensa que le juif, vu
son âge, devait le savoir mieux que lui; il s’approcha de la
table, et se livra avec ardeur à sa nouvelle étude.

CHAPITRE X.
Olivier fait plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons,
et acquiert de l’expérience à ses dépens. La brièveté de ce
chapitre n’empêche pas que ce ne soit un chapitre important de
l’histoire de notre héros.

Olivier resta plusieurs jours dans la chambre du juif, occupé à
démarquer les mouchoirs qui arrivaient en quantité au logis, et à
prendre part quelquefois au jeu que nous avons décrit, et qui se
renouvelait régulièrement chaque matin entre le juif et les deux
jeunes garçons. Au bout de quelque temps, il commença à soupirer
après le grand air, et demanda plusieurs fois avec instance au
vieux monsieur de lui permettre d’aller travailler dehors avec ses
deux compagnons.

Olivier était d’autant plus désireux de travailler activement,
qu’il avait pu juger de l’inflexible sévérité du vieux juif.
Chaque fois que le Matois ou Charlot Bates rentraient le soir les
mains vides, il leur adressait une longue et énergique mercuriale,
sur les inconvénients de la paresse et de l’oisiveté, et, pour
mieux graver dans leur mémoire la nécessité d’être actifs et
laborieux, il les envoyait coucher sans souper. Il alla même une
fois jusqu’à les précipiter du haut de l’escalier; mais il était
rare qu’il poussât jusqu’à cette extrémité la ferveur de ses
recommandations vertueuses.

Enfin, un beau matin, Olivier obtint la permission qu’il avait si
vivement sollicitée; depuis deux ou trois jours il n’y avait pas
eu de mouchoirs à démarquer, et les dîners avaient été chétifs:
ces motifs influèrent peut-être sur la décision du vieux juif;
quoi qu’il en soit, il dit à Olivier qu’il pouvait sortir, et il
le plaça sous la garde de Charlot Bates et de son ami le Matois.

Ils partirent tous trois; le Matois, les manches retroussées et le
chapeau sur l’oreille, comme d’habitude; maître Bates flânant les
mains dans les poches, et Olivier entre eux deux, se demandant où
ils allaient, et quelle branche d’industrie il allait d’abord
apprendre.

Ils marchaient d’un pas si nonchalant, et avec une allure de
badauds si désoeuvrés, qu’Olivier commençait à croire qu’ils
étaient sortis pour tromper le vieux monsieur, et point du tout
pour aller à l’ouvrage. Le Matois avait la mauvaise habitude de
s’emparer de la casquette des enfants qu’il rencontrait et de la
lancer dans la première cour venue; Charlot Bates, de son côté,
semblait n’avoir qu’une notion très imparfaite du droit de
propriété; il escamotait, aux étalages des marchands, des pommes
ou des oignons et les entassait dans ses poches, qui étaient d’une
si vaste dimension qu’elles semblaient envahir tous ses vêtements.
Olivier trouvait ces procédés si coupables qu’il était sur le
point de déclarer son intention de s’en retourner comme il
pourrait à la maison, quand son attention fut tout à coup attirée
d’un autre côté par un changement d’allure très singulier de la
part du Matois.

Ils venaient de sortir d’un passage étroit à peu de distance de
Clarkenwell, qu’on appelle encore, par un étrange abus de mots,
la place Verte, quand le Matois s’arrêta court, mit un doigt sur
ses lèvres et fit reculer ses compagnons avec la plus grande
circonspection.

«Qu’y a-t-il? demanda Olivier.

Olivier les considérait l’un après l’autre avec surprise, mais il
n’eut pas le temps de les questionner, car ils traversèrent la rue
à pas de loup, et allèrent se planter derrière le vieux monsieur
qui faisait l’objet de son attention. Olivier les suivit à
quelques pas de distance, et, ne sachant s’il devait avancer ou
reculer, il resta immobile et ouvrit de grands yeux.

Le vieux monsieur avait l’extérieur le plus respectable, la tête
poudrée et des lunettes d’or. Il portait un habit vert bouteille
avec un collet de velours noir, un pantalon blanc, et sous le bras
une canne de bambou. Il avait pris un livre à l’étalage et le
parcourait debout avec autant d’attention que s’il eût été dans
son cabinet, assis dans un fauteuil. Il est même probable qu’il
s’imaginait y être; car il était évident, tant il était absorbé,
qu’il ne voyait plus ni l’étalage du libraire, ni la rue, ni les
jeunes garçons, ni quoi que ce fût sauf son livre qu’il lisait en
conscience, tournant le feuillet quand il arrivait au bas d’une
page, recommençant sa lecture à la première ligne de la page
suivante et continuant ainsi de page en page avec le plus vif
intérêt.

Quels ne furent pas l’horreur et l’effroi d’Olivier, placé à
quelques pas en arrière, et regardant de tous ses yeux, quand il
vit le Matois plonger sa main dans la poche du vieux monsieur, en
tirer un mouchoir qu’il passa à Charlot Bates, puis gagner le coin
de la rue avec son camarade en fuyant à toutes jambes!

En un instant, tout le mystère des mouchoirs, des montres, des
bijoux, et de l’existence même du juif, se dévoila à l’esprit de
l’enfant. Il resta un instant immobile, et la terreur faisait
bouillonner son sang si fort qu’il se crut dans un brasier; puis,
épouvanté et confus, il prit ses jambes à son cou, et, ne sachant
plus ce qu’il faisait, il s’enfuit au plus vite.

Tout cela fut l’affaire d’une minute, et, au moment même où
Olivier prenait sa course, le vieux monsieur, cherchant son
mouchoir dans sa poche, et ne l’y trouvant plus, se retourna
brusquement. Quand il vit l’enfant s’enfuir si vite, il pensa
naturellement qu’il était le voleur; il se mit à courir après
Olivier, sans quitter son livre, et à crier de toutes ses forces:
«Au voleur! au voleur!»

Le vieux monsieur ne fut pas longtemps seul à crier ainsi. Le
Matois et maître Bates, pour ne pas attirer sur eux l’attention en
courant à toutes jambes, s’étaient mis à l’abri dans la première
allée venue, après avoir tourné le coin de la rue. Dès qu’ils
entendirent crier au voleur! et qu’ils virent Olivier s’enfuir,
ils devinèrent parfaitement ce qui se passait, sortirent vivement
dans la rue, et, en bons citoyens, se joignirent à la poursuite en
criant au voleur!

Bien qu’Olivier eût été élevé par des philosophes, il ne
connaissait pas leur admirable axiome, que la conservation de soi-
même est la première loi de la nature; s’il l’eût connu, peut-être
eût-il été préparé à ce qui arrivait; mais, dans son ignorance, il
fut encore plus effrayé; aussi courait-il comme le vent, avec le
vieux monsieur et les deux garçons à ses trousses.

«Au voleur! au voleur!» il y a quelque chose de magique dans ce
cri; le marchand quitte son comptoir et le charretier sa
charrette; le boucher laisse là son panier, le boulanger sa
corbeille, le laitier son seau, le commissionnaire ses paquets,
l’écolier ses billes, le paveur sa pioche, et l’enfant sa
raquette. Tous s’élancent pêle-mêle, en désordre, tout d’un trait,
criant, hurlant, culbutant les passants au détour des rues,
excitant les chiens et effarouchant les poules. Rues, places,
passages, tout retentit bientôt du même cri: «Au voleur! au
voleur!» cent voix répètent ce cri, et la foule augmente à chaque
coin de rue. Elle continue sa course, patauge dans la boue ou fait
résonner les trottoirs du bruit de ses pas; les fenêtres
s’ouvrent, on sort des maisons, on se précipite en avant. Tout
l’auditoire abandonne Polichinelle au beau milieu de l’action, et
se joint à la foule en donnant une nouvelle force à ce cri: «Au
voleur! au voleur!»

«Au voleur! au voleur!» L’homme a dans le coeur la passion
enracinée de poursuivre quelque chose. Un malheureux enfant hors
d’haleine, haletant de fatigue, à demi mort de frayeur, le visage
ruisselant de sueur, redouble d’efforts pour garder l’avance sur
ceux qui le poursuivent; on le suit à la piste, on gagne à chaque
instant du terrain sur lui, et, à mesure que ses forces
décroissent, les cris redoublent, les huées augmentent; «Au
voleur! arrêtez-le!» s’écrie-t-on avec joie; ah! sans doute,
arrêtez-le pour l’amour de Dieu, ne fût-ce que par pitié!

On l’arrête enfin. Bel exploit, en vérité! Il est étendu sur le
pavé et la foule se presse avec ardeur autour de lui, on se
pousse, on lutte les uns contre les autres, pour l’entrevoir:

«Écartez-vous!

Olivier était étendu à terre, couvert de boue et de poussière,
rendant le sang par la bouche, regardant avec des yeux égarés la
foule qui l’entourait, quand le vieux monsieur fut introduit au
milieu du cercle, et répondit aux questions qu’on lui adressait
avec anxiété:

«Oui, dit-il d’un ton bienveillant, je crains bien que ce ne soit
lui!

En même temps il portait la main à son chapeau, et souriait
niaisement, s’attendant à recevoir quelque chose pour sa peine;
mais le vieux monsieur le toisa avec dégoût, et jeta autour de lui
des regards inquiets, comme s’il cherchait lui-même un moyen de
s’évader: il eût probablement essayé de le faire, et occasionné
par là une nouvelle poursuite, si un officier de police, la
dernière personne d’ordinaire à arriver en pareil cas, n’eût fendu
la foule en ce moment et pris Olivier au collet.

«Allons, debout, lui dit-il rudement.

Olivier, qui pouvait à peine se soutenir, fit un effort pour se
relever, et l’agent, d’un pas rapide, l’entraîna par le collet le
long des rues: le monsieur les accompagnait et marchait à côté de
l’officier de police; bien des gens dans la foule tâchaient de les
dépasser et se retournaient pour regarder Olivier; les gamins
poussaient des cris de joie, et suivaient le cortège.

CHAPITRE XI.
Où il est question de M. Fang, commissaire de police, et où l’on
trouvera un petit échantillon de sa manière de rendre la justice.

Le délit avait été commis dans la circonscription et même dans le
voisinage immédiat d’un bureau central de police bien connu. La
foule n’eut donc pas le plaisir d’escorter longtemps Olivier. À
Mutton-Hill, on le fit passer sous une voûte basse, et de là dans
une cour malpropre située derrière le sanctuaire de la justice
sommaire; là ils rencontrèrent un homme de haute taille avec une
grosse paire de favoris sur la figure et un trousseau de clefs à
la main.

«Quoi de nouveau? demanda celui-ci avec insouciance.

Il invitait par là Olivier à entrer dans une petite cellule dont
tout en parlant il ouvrait la porte. Olivier fut fouillé, et,
après qu’on n’eut rien trouvé sur lui; on le mit sous les verrous.

Cette cellule ressemblait assez à une cave; elle était fort
obscure et d’une saleté repoussante: car c’était un lundi matin et
elle avait été occupée par six ivrognes qui y étaient restés sous
clef depuis le samedi soir; mais ce n’est là qu’un détail. Dans
nos postes de police, hommes et femmes sont entassés chaque soir,
sous les prétextes les plus frivoles, dans des cachots auprès
desquels la prison de Newgate, séjour des plus grands criminels,
condamnés comme tels et jugés dignes de mort, est un véritable
palais. Si l’on en doute, on n’a qu’à s’y faire mettre pour
vérifier la justesse de la comparaison.

Le vieux monsieur parut presque aussi consterné qu’Olivier quand
la clef du geôlier tourna dans la serrure, et il jeta les yeux en
soupirant sur le livre, cause innocente de tout ce bruit.

«Il y a dans la figure de cet enfant quelque chose qui me touche
et m’intéresse, se disait le vieux monsieur en faisant quelques
pas à l’écart et en se caressant le menton d’un air pensif avec la
couverture du livre. Serait-il innocent? Il ressemble… voyons
donc, dit-il en s’arrêtant brusquement et en regardant en l’air;
mon Dieu! où ai-je vu une figure comme celle-là?»

Après quelques minutes de réflexion, le vieux monsieur, toujours
pensif, entra dans une petite antichambre qui donnait sur la cour;
il s’assit dans un coin et passa en revue une foule de figures
auxquelles il n’avait pas songé depuis bien des années. «Non, se
dit-il en hochant la tête; il faut que ce soit un rêve de mon
imagination.»

Il se plongea de nouveau dans ses souvenirs. Toutes ces figures
qu’il avait évoquées; il n’était pas facile de les congédier si
vite; il revoyait des visages amis et ennemis, d’autres qui lui
étaient presque inconnus, des visages de fraîches jeunes filles,
maintenant vieilles et fanées; d’autres qui étaient devenus la
proie de la mort, mais que le souvenir, qui triomphe de la mort,
lui retraçait dans tout l’éclat de leur beauté d’autrefois; il les
revoyait avec ces yeux si brillants, ces sourires charmants qui
font pour ainsi dire rayonner l’âme hors de son enveloppe
d’argile; souvenirs qui nous font rêver à cette beauté qui survit
à la mort, plus éclatante que la beauté terrestre; visages
charmants qui nous sont ravis pour aller éclairer d’une douce
lumière la route qui mène au ciel.

Mais le vieux monsieur ne put retrouver sur aucune de ces figures
les traits d’Olivier. Les souvenirs qu’il avait évoqués lui firent
pousser un profond soupir; mais comme, heureusement pour lui, il
était fort distrait, il reprit sa lecture et oublia tout le reste.

Il fut tiré de sa rêverie par le geôlier, qui lui donna un petit
coup sur l’épaule et le pria de le suivre. Il ferma aussitôt son
livre, et fut introduit dans la salle où siégeait l’imposant et
célèbre M. Fang.

Cette salle d’audience donnait sur la rue; au fond était assis
M. Fang derrière une petite balustrade, et près de la porte, sur
une petite sellette de bois, se trouvait déjà le pauvre Olivier,
tout effrayé de la gravité de cette scène.

M. Fang était de taille moyenne et presque chauve; le peu de
cheveux qui lui restaient lui couvraient le derrière et les côtés
de la tête; l’expression de ses traits était dure, et son teint
très coloré. Si en réalité il ne sortait jamais des bornes de la
sobriété, il eût pu intenter à sa figure un procès en diffamation
et obtenir des dommages-intérêts considérables.

Le vieux monsieur lui fit un salut respectueux, et, s’avançant
vers le bureau du magistrat, dit en lui remettant sa carte: «Voici
mon nom et mon adresse, monsieur;» puis il fit deux ou trois pas
en arrière en saluant de nouveau, et attendit qu’on lui adressât
la parole.

Or il advint que M. Fang se trouvait justement occupé en ce moment
à lire un journal du matin, où l’on rendait compte d’un jugement
qu’il avait récemment prononcé et où on le recommandait pour la
centième fois à l’attention et à la surveillance particulière du
secrétaire d’État de l’intérieur. Cette lecture le mit hors de lui
et il leva les yeux avec humeur.

«Qui êtes-vous?» demanda-t-il.

Le vieux monsieur, surpris de cette question, montra du doigt sa
carte.

«Officier de police! quel est cet individu? dit M. Fang en jetant
dédaigneusement de côté la carte et le journal.

En même temps M. Brownlow semblait chercher des yeux dans la salle
quelqu’un qui répondit à sa question.

«Officier de police! dit M. Fang; de quoi cet individu est-il
accusé?

Celui-ci le savait parfaitement; mais c’était un bon moyen de
tracasser les gens impunément.

«Il comparaît contre ce garçon, n’est-ce pas? dit Fang en toisant
dédaigneusement M. Brownlow de la tête aux pieds. Faites-lui
prêter serment.

L’indignation de M. Brownlow était à son comble; mais il réfléchit
qu’en s’emportant il pouvait faire du tort à Olivier; il se
contint et consentit à prêter serment sur-le-champ.

«Maintenant, dit M. Fang, de quoi cet enfant est-il accusé?
Qu’avez-vous à dire, monsieur?

Celui-ci déclara d’un ton humble et soumis, qu’il avait arrêté
l’enfant, qu’il l’avait fouillé et n’avait rien trouvé sur lui, et
qu’il n’en savait pas davantage.

«Y a-t-il des témoins? demanda M. Fang.

M. Fang garda le silence pendant quelques minutes; puis, se
tournant vers M. Brownlow, dit d’une voix courroucée:

«Voulez-vous, oui ou non, formuler votre plainte contre ce garçon?
Vous avez prêté serment; si maintenant vous refusez de donner des
preuves, je vous punirai pour manque de respect à la magistrature;
je vous punirai, nom de…»

Nom de qui, ou nom de quoi, on l’ignore: car le greffier et le
geôlier toussèrent fort en ce moment, et le premier laissa tomber
par terre un gros livre; simple effet de hasard, pour empêcher
qu’on n’entendit la fin de la phrase.

Malgré bien des interruptions et des insultes de la part de
M. Fang, M. Brownlow essaya de raconter le fait; il fit observer
que, dans la surprise du moment, il n’avait couru après l’enfant
que parce qu’il l’avait vu s’enfuir en courant; il ajouta qu’il
espérait que, dans le cas où le magistrat regarderait Olivier non
comme voleur, mais comme complice de voleurs, il le traiterait
avec autant de douceur que la justice le permettrait.

«D’ailleurs cet entant est blessé, dit-il en terminant; et je
crains bien, ajouta-t-il avec force en regardant Olivier, je
crains réellement qu’il ne soit tout à fait malade.

Olivier essaya de répondre, mais la voix lui manqua; il était pâle
comme la mort, et il lui semblait que la salle tournait autour de
lui.

«Ton nom, petit vaurien? dit Fang d’une voix de tonnerre.
Officier! quel est son nom?»

Ces paroles s’adressaient à un gros bonhomme à gilet rayé, qui se
tenait près de la barre; il se pencha vers Olivier et répéta la
question, mais voyant que l’enfant était hors d’état de répondre
et sentant que ce silence ne ferait qu’exaspérer le magistrat et
rendre la sentence plus sévère, il répondit au hasard:

«Il dit qu’il s’appelle Tom White, monsieur le magistrat.

L’interrogatoire en était là quand Olivier leva la tête et, jetant
autour de lui des regards suppliants, demanda d’une voix éteinte
un verre d’eau.

«Sottise et grimaces que tout cela, dit M. Fang; n’essaye pas de
me prendre pour dupe.

Olivier profita de cette obligeante permission et tomba lourdement
sur le plancher. Il était sans connaissance. Les gens de service
se regardaient l’un l’autre, et pas un n’osa aller au secours de
l’enfant.

«Je savais bien qu’il jouait la comédie, dit M. Fang, comme si cet
accident en était la preuve; laissez-le à terre, il en aura
bientôt assez.

On ouvrait déjà la porte et deux hommes se préparaient à porter
dans la cellule Olivier évanoui, quand un individu d’un certain
âge, d’un extérieur convenable, quoique pauvre, à voir son habit
noir un peu râpé, s’élança dans la salle et s’approcha de la
barre.

«Arrêtez! arrêtez! ne l’emmenez pas, s’écria le nouveau venu tout
hors d’haleine; pour l’amour de Bleu, attendez un instant!»

Quoique les hommes de génie qui président aux tribunaux de ce
genre exercent une autorité arbitraire et immédiate sur la
liberté, la réputation, le caractère et même la vie des sujets de
Sa Majesté; quoique dans cette enceinte il se passe
quotidiennement des scènes à arracher des larmes aux anges, le
public en est exclu et n’est initié à ces détails que par les
journaux. M. Fang ne fut pas peu irrité de voir entrer quelqu’un
sans permission et d’une manière si peu respectueuse.

«Qu’est-ce? quel est cet homme? mettez-le à la porte, s’écria-t-
il. Faites évacuer la salle.

Cet homme était dans son droit; il avait l’air résolu et
déterminé, et la chose devenait trop sérieuse pour être traitée
légèrement.

«Faites prêter serment à cet individu, grommela Fang de mauvaise
grâce. Allons, qu’avez-vous à dire?

Tout en parlant, l’honnête libraire reprenait haleine, et il put
raconter en détail toutes les circonstances du larcin.

L’ordre fut exécuté et M. Brownlow conduit dehors, tenant son
livre d’une main, sa canne de l’autre, et en proie à une colère
inexprimable.

Il gagna la cour, et se calma tout à coup. Le petit Olivier Twist
était étendu sur le pavé, la chemise ouverte, les tempes baignées
d’eau fraîche; il était pâle comme la mort, et un tremblement
convulsif agitait tous ses membres.

«Pauvre enfant! pauvre enfant! dit M. Brownlow en s’abaissant vers
Olivier; qu’on aille chercher une voiture bien vite!»

On fit avancer une voiture; Olivier fut étendu avec soin sur un
des coussins, et le vieux monsieur prit place sur l’autre.

«Voulez-vous que je vous accompagne? demanda le libraire.

Le libraire monta dans la voiture, et on se mit en route.

CHAPITRE XII.
Olivier est mieux soigné qu’il ne l’a jamais été. - Nouveaux
détails sur l’aimable vieux juif et ses jeunes élèves.

La voiture descendit Mount-Pleasant et monta Exmouth-Street,
prenant ainsi à peu près le même chemin qu’Olivier avait suivi le
jour de son arrivée à Londres en compagnie du Matois. Arrivée à
Islington devant l’hôtel de l’Ange, elle prit une autre direction,
et s’arrêta enfin devant une jolie maison près de Pentonville,
dans une rue tranquille et retirée. On prépara sur-le-champ un
lit, où M. Brownlow fit coucher son jeune protégé; on y installa
Olivier avec une sollicitude et une bonté parfaites.

Mais pendant plusieurs jours le pauvre Olivier resta insensible à
tous les soins de ses nouveaux amis; bien des fois le soleil se
leva et se coucha, et l’enfant restait étendu sur son lit de
douleur, en proie à une fièvre dévorante, qui le minait comme
l’acide subtil pénètre et ronge le fer le plus dur: faible, pâle,
amaigri, il sortit enfin de ce rêve pénible et prolongé. Il se
souleva avec peine sur son lit, appuya sa tête sur son bras
tremblant, et regarda avec inquiétude autour de lui.

«Où suis-je? où m’a-t-on mené?» dit-il.

Épuisé comme il l’était par la fièvre, il prononça ces mots d’une
voix faible; mais ils furent entendus tout de suite: car le rideau
du lit fut tiré aussitôt, et une dame âgée, d’une mise simple et
décente, se leva d’un fauteuil dans lequel elle tricotait, près du
lit.

«Ne parlez pas, mon enfant, dit-elle avec douceur à Olivier; il
faut rester bien tranquille, la maladie vous reprendrait; vous
avez été bien mal, aussi mal qu’il est possible; recouchez-vous
comme un bon petit garçon.»

En même temps, elle replaça tout doucement la tête d’Olivier sur
l’oreiller, lui releva les cheveux qui tombaient sur son front, et
le regarda d’un air si bienveillant et si tendre, qu’il ne put
s’empêcher de placer sa petite main décharnée sur celle de la
vieille dame et de l’attirer autour de son cou.

«Mon Dieu! qu’il est reconnaissant, le pauvre petit! dit la
vieille dame les larmes aux yeux. Pauvre enfant! quelle émotion
éprouverait sa mère si, après l’avoir veillé comme je l’ai fait,
elle le revoyait maintenant!

La vieille dame ne répondit rien, mais elle essuya ses yeux, puis
ses lunettes, qui étaient posées sur le couvre-pied, donna à
Olivier une boisson rafraîchissante, et lui passa affectueusement
la main sur la joue, en lui recommandant d’être bien sage et bien
tranquille, sans quoi il retomberait malade.

Olivier ne bougea plus, d’abord parce qu’il avait à coeur d’obéir
en toute chose à la bonne vieille dame, et aussi, à dire vrai,
parce que les paroles qu’il venait de prononcer avaient épuisé ses
forces. Il s’assoupit doucement, et fut réveillé par la lumière
d’une bougie, qui, placée près de son lit, lui laissa voir un
monsieur tenant à la main une grosse montre d’or; celui-ci tâta le
pouls de l’enfant et déclara qu’il allait beaucoup mieux.

«Vous vous trouvez beaucoup mieux, n’est-ce pas, mon ami? dit-il à
Olivier.

La vieille dame fit un signe de tête respectueux, qui semblait
dire qu’elle regardait le docteur comme très habile; celui-ci
semblait avoir de lui-même absolument la même opinion.

«Vous avez sommeil, n’est-ce pas, mon ami? dit le docteur.

La vieille dame fit une révérence, et le docteur, après avoir
goûté la tisane et en avoir hautement apprécié la qualité, sortit
comme un homme pressé, et descendit l’escalier en faisant craquer
ses bottes sur les degrés, d’un air d’importance.

Olivier s’assoupit de nouveau, et, quand il s’éveilla, il était
près de minuit. La vieille dame lui souhaita affectueusement une
bonne nuit, et le confia aux soins d’une grosse bonne femme qui
venait d’entrer, apportant dans son sac un petit livre de prières
et un large bonnet de nuit. Elle plaça l’un sur la table, l’autre
sur sa tête, dit à Olivier qu’elle était là pour le veiller, et,
s’asseyant près du feu, elle tomba dans un demi-sommeil souvent
interrompu par des soubresauts, à la suite desquels elle se
frottait le nez et s’endormait de nouveau.

La nuit s’écoula ainsi lentement. Olivier resta quelque temps
éveillé, occupé à compter les petits cercles lumineux que la
veilleuse projetait au plafond, ou à suivre d’un oeil languissant
le dessin compliqué du papier qui ornait la muraille.

Ce demi-jour et le profond silence qui régnait dans la chambre
avaient quelque chose d’imposant, et faisaient songer à l’enfant
que la mort avait plané sur lui, pendant bien des jours et bien
des nuits, et qu’elle pouvait encore revenir sombre et terrible;
il se retourna sur son oreiller, et adressa au ciel une fervente
prière.

Peu à peu il éprouva ce sommeil profond et paisible que le
soulagement d’une récente souffrance peut seul procurer; repos si
calme et si salutaire que l’on regrette d’en sortir. Qui voudrait,
si ce repos était celui de la mort, se réveiller pour endurer
encore les peines et les luttes de la vie, et se retrouver en
proie aux soucis du présent, aux inquiétudes de l’avenir et
surtout aux pénibles souvenirs du passé?

Il faisait grand jour depuis longtemps quand Olivier ouvrit les
yeux; il éprouva un sentiment de joie et de bonheur: la crise
était passée, et il se retrouvait définitivement encore de ce
monde.

Au bout de trois jours il put s’étendre sur une chaise longue,
bien garnie d’oreillers; comme il était encore trop faible pour
marcher, Mme Bedwin le fit transporter en bas, dans sa propre
chambre, l’installa devant le feu, s’assit près de lui, et dans le
transport de sa joie, en le voyant hors de danger, se mit à
sangloter très fort.

«Ne faites pas attention, mon petit ami, disait la vieille dame;
c’est plus fort que moi; là, c’est fini; me voici remise.

Tout de suite, la vieille dame fit chauffer dans une petite
casserole un bol de bouillon, qui eût été assez fort pour suffire
au dîner de trois cent cinquante pauvres au moins, au dépôt de
mendicité.

«Vous aimez les tableaux, mon enfant? demanda Mme Bedwin, en
voyant Olivier contempler attentivement un portrait accroché à la
muraille juste en face de lui.

Olivier le voyait avec les yeux de l’âme aussi distinctement que
s’il n’avait pas changé de position, mais il craignit d’importuner
la bonne vieille dame; il lui sourit gentiment quand elle le
regarda, et Mme Bedwin, heureuse de le voir plus tranquille, sala
son bouillon, dans lequel elle cassa de petits morceaux de pain
grillé, avec tout le sérieux que comporte une telle opération.
Olivier avala le bouillon avec un empressement remarquable, et il
venait à peine de prendre la dernière cuillerée, quand on frappa
doucement à la porte.

«Entrez,» dit la vieille dame, et M. Brownlow parut.

Il s’avança aussi lestement que possible; mais il n’eut pas plutôt
relevé ses lunettes sur son front, et croisé ses mains derrière
son dos pour contempler longtemps et à son aise Olivier, que son
visage se contracta et changea plusieurs fois d’expression. Épuisé
par la maladie, Olivier, par respect pour son bienfaiteur, fit un
effort inutile pour se lever, et retomba sur son fauteuil; et le
vieux M. Brownlow, qui avait à lui seul plus de coeur que n’en ont
d’ordinaire six vieillards, sentit les larmes jaillir de ses yeux
avec une abondance que nous ne chercherons pas à expliquer, parce
que nous ne sommes pas assez philosophe.

«Pauvre enfant! Pauvre enfant! dit-il en tâchant de s’éclaircir la
voix. Je suis enroué ce matin, madame Bedwin; je crains d’avoir
attrapé un rhume.

Ceci avait si bien l’air d’un mensonge, que M. Brownlow jeta sur
l’enfant un coup d’oeil un peu sévère; mais il n’était pas
possible de douter de sa parole: le caractère de la vérité était
empreint sur tous les traits de son visage.

«C’est sans doute une méprise, dit M. Brownlow. Mais, quoiqu’il
n’eût plus de motif pour regarder fixement l’enfant, le souvenir
de la ressemblance d’Olivier avec un visage connu lui revint à
l’esprit, et si vivement qu’il ne pouvait détacher de lui ses
regards.

«J’espère que vous n’êtes pas mécontent de moi, monsieur? dit
Olivier en levant des yeux suppliants.

Et en parlant ainsi il montrait du doigt tour à tour le portrait
placé au-dessus de la tête d’Olivier, puis la figure de l’enfant:
c’était la copie vivante du portrait; mêmes yeux, même bouche,
mêmes traits. En ce moment la ressemblance était tellement
frappante, que toutes les lignes du visage semblaient reproduites
avec une précision merveilleuse.

Olivier ignorait la cause de cette exclamation soudaine; il
n’était pas assez fort pour supporter l’émotion qu’elle lui causa,
et il s’évanouit.


Quand le Matois et son digne camarade maître Bates, après s’être
approprié d’une manière illégale le mouchoir de M. Brownlow,
s’étaient joints à la foule qui poursuivait Olivier, comme nous
l’avons raconté précédemment, ils avaient obéi à un sentiment
louable et méritoire, celui de se sauver eux-mêmes. Comme le
respect de la liberté individuelle est un des privilèges dont tout
bon Anglais s’enorgueillit le plus, je n’ai pas besoin de faire
observer que cette fuite de nos jeunes filous doit les relever
dans l’esprit des patriotes sincères. Ce qui montre bien qu’ils
agissaient en vrais philosophes, c’est que, dès que l’attention
générale fut fixée sur Olivier, ils cessèrent de poursuivre celui-
ci, et regagnèrent leur demeure par le plus court chemin; après
avoir parcouru de toute la vitesse de leurs jambes un dédale de
passages et de rues étroites, ils s’arrêtèrent d’un commun accord
sous une voûte basse et sombre, et, dès qu’il eut repris haleine,
maître Bates poussa un cri de joie et, dans les transports de sa
gaieté, se tordit à force de rire et finit par se rouler à terre.

«Qu’as-tu à rire de la sorte? demanda le Matois.

La vive imagination de maître Bates lui représenta de nouveau
cette scène sous un jour si comique qu’il ne put continuer, et
retomba à terre, en se tenant les côtes à force de rire.

«Que va dire Fagin? demanda le Matois, profitant d’un moment où
Bates reprenait haleine.

M. Dawkins, pour toute réponse, se mit à siffler, ôta son chapeau
et secoua la tête en se grattant l’oreille.

«Qu’est-ce que tu veux dire par là? demanda Charlot.

C’était une explication, mais peu satisfaisante; aussi maître
Bates renouvela t’il sa question:

«Qu’est-ce que ça signifie?»

Le Matois ne répondit pas, mais remit son chapeau, releva sous ses
bras les longues basques de son habit, se gonfla la joue avec la
langue, se pinça le bout du nez à plusieurs reprises, puis
tournant les talons, s’élança dans la cour. Maître Bates le suivit
d’un air pensif. Quelques instants après cette conversation, le
facétieux vieillard prêtait l’oreille en entendant le bruit de
leurs pas dans le vieil escalier. Il était assis près du feu en
face d’un pot d’étain, tenant d’une main un cervelas et un petit
pain, de l’autre un couteau. Un affreux sourire passa sur son
visage blême, quand il se retourna pour écouter, penchant
l’oreille vers la porte, et roulant ses yeux farouches sous ses
sourcils roux.

«Qu’est-ce que c’est? dit-il en changeant de visage. Ils ne sont
que deux! leur serait-il arrivé quelque chose? Attention!»

Les pas se rapprochèrent et se firent bientôt entendre sur le
palier. La porte s’ouvrit lentement; le Matois et Charlot Bates
entrèrent et la fermèrent derrière eux.

CHAPITRE XIII.
Présentation faite au lecteur intelligent de quelques nouvelles
connaissances qui ne sont pas étrangères à certaines
particularités intéressantes de cette histoire.

«Où est Olivier? dit le juif avec fureur, en se levant d’un air
menaçant; qu’est-il devenu?»

Les jeunes filous regardèrent leur maître avec un sentiment de
crainte, puis se regardèrent l’un l’autre avec embarras, et ne
répondirent pas.

«Qu’est devenu Olivier? dit le juif en prenant le Matois au collet
et en le menaçant avec d’affreuses imprécations. Parle, ou je
t’étrangle.»

Fagin disait cela d’un ton si sérieux, que Charlot Bates, qui en
tout cas jugeait prudent de se mettre à l’abri, et qui ne voyait
rien d’impossible à ce que le juif l’étranglât ensuite à son tour,
tomba à genoux, et poussa un cri perçant et prolongé qui tenait du
mugissement d’un taureau furieux et des accents d’une trompette
marine.

«Parleras-tu? dit le juif d’une voix de tonnerre, en secouant le
Matois d’une telle force, que c’était merveille que l’habit ne lui
restât pas dans les mains.

Et d’un seul élan se dégageant de son habit, il saisit la
fourchette à rôtir et visa, au gilet du facétieux vieillard, un
coup qui, s’il eût porté, lui eût fait perdre sa gaieté pour un
mois ou deux, et peut-être davantage.

Dans cette occurrence, le juif recula avec plus d’agilité qu’on
n’eût pu en soupçonner chez un nomme si décrépit en apparence, et
saisissant le pot d’étain, il se préparait à le jeter à la tête de
son adversaire; mais Charlot Bates attira en ce moment son
attention par un hurlement affreux, et ce fut sur lui que le juif
jeta le pot plein de bière.

«Eh bien! qu’est-ce que tout ce tremblement? murmura tout à coup
une grosse voix, qui est-ce qui m’a jeté cela à la figure? C’est
bien heureux que je n’ai reçu que la bière, et non pas le pot,
sans quoi j’aurais fait à quelqu’un son affaire. Je n’aurais
jamais cru qu’un vieux coquin de juif pût jeter autre chose que de
l’eau, et encore pour le plaisir de frauder la compagnie des eaux
filtrées. Que se passe-t-il donc, Fagin? Morbleu, ma cravate est
pleine de bière… Vas-tu entrer, animal? Qu’est-ce que tu fais là
dehors? As-tu honte de ton maître? Ici!»

L’homme qui parlait ainsi, d’un ton bourru, était un solide
gaillard d’environ trente-cinq ans, portant une redingote noire de
velours grossier, une vieille culotte grise, des brodequins lacés
et des bas de coton bleu, qui cachaient de grosses jambes
massives, de ces jambes auxquelles il sembla toujours manquer
quelque chose, quand elles ne portent pas une bonne chaîne. Il
avait un chapeau brun, et autour du cou un vieux foulard, avec les
bouts éraillés duquel il s’essuyait le visage; tout en parlant,
et, quand il eut fini, il laissa voir une grosse figure commune,
avec une barbe qui n’avait pas été rasée depuis trois jours, et
des yeux sinistres, dont l’un portait la trace d’un coup récent.

«Ici! entendez-vous?» s’écria ce bandit à mine rébarbative.

Un barbet, la tête déchirée en vingt endroits, entra en rampant
dans la chambre.

«Vous y mettez le temps, dit l’homme. Vous êtes trop fier pour me
reconnaître devant le monde, n’est-ce pas? Couchez là!»

Cette injonction fut accompagnée d’un coup de pied qui envoya
l’animal à l’autre bout de la chambre. Il semblait, du reste,
habitué à ce traitement; car il se blottit tranquillement dans un
coin, sans pousser un cri, fermant et ouvrant ses vilains yeux
vingt fois par minute, et paraissant occupé à faire l’inspection
de l’appartement.

«Après qui en avez-vous donc? dit l’homme en s’asseyant d’un air
résolu. Vous maltraitez les enfants, vieil avare, vieux ladre,
vieux fesse-mathieu. Ça m’étonne qu’ils ne vous assassinent pas; à
leur place, je me payerais ça; si j’avais été votre apprenti, il y
a longtemps que la farce serait jouée, et… Mais non; je ne
pourrais pas seulement vendre votre peau; vous seriez tout au plus
bon à mettre en bouteille pour être montré comme un prodige de
laideur, mais je crois qu’on n’en souffle pas d’assez grandes.

«Chut! chut! monsieur Sikes, dit le juif tout tremblant; ne parlez
pas si haut.

M. Sikes se contenta de faire le geste d’un homme qui a autour du
cou un noeud coulant, et pencha sa tête sur son épaule droite,
pantomime muette que le juif parut comprendre parfaitement.

Puis en termes d’argot dont sa conversation était sans cesse
émaillée, mais qu’il est inutile de citer parce qu’ils seraient
inintelligibles pour le lecteur, il demanda un verre de liqueur.

«Et surtout ayez soin de n’y pas mettre de poison,» ajouta-t-il en
posant son chapeau sur la table.

Il disait cela en plaisantant; mais s’il eût pu voir le juif se
mordre les lèvres avec un infernal sourire, en se dirigeant vers
le buffet, il eût pensé que la précaution, n’était pas tout à fait
inutile, et que le facétieux vieillard pourrait bien céder à
l’envie de perfectionner l’industrie du distillateur.

Après avoir avalé deux ou trois verres de liqueur, M. Sikes eut la
bonté de faire attention aux jeunes apprentis; et cette
gracieuseté de sa part amena une conversation dans laquelle la
cause et les circonstances de l’arrestation d’Olivier furent
rapportées tout au long, avec les modifications et les
embellissements que le Matois crut opportun d’y mêler.

«J’ai peur, dit le juif, qu’il ne parle et ne nous mette tous dans
l’embarras.

L’homme tressaillit et se tourna vers le juif d’un air menaçant;
mais celui-ci s’enfonça la tête dans les épaules, et ses yeux
errèrent au hasard sur le mur placé en face de lui.

Il y eut un long silence: chacun des membres de cette respectable
association semblait absorbé par ses propres réflexions, sans
excepter le chien, qui se léchait les babines d’un air sournois,
et avait l’air de méditer une attaque contre les jambes de la
première personne qu’il rencontrerait dans la rue.

«Il faudrait que quelqu’un s’informât de ce qui s’est passé au
bureau de police,» dit M. Sikes, d’un ton beaucoup plus bas que
celui qu’il avait pris depuis son arrivée.

Le juif fit un signe de tête d’assentiment.

«S’il n’a pas jasé, et s’il est sous clef, il n’y a rien à
craindre jusqu’à ce qu’il soit relâché, dit M. Sikes, et alors on
en aura soin. Il faut retrouver sa piste d’une façon ou d’une
autre.»

Le juif fit un nouveau signe de tête approbatif.

Cette manière d’agir était évidemment la meilleure, mais
malheureusement un grave obstacle s’opposait à ce qu’on l’adoptât;
cet obstacle n’était autre que l’antipathie violente et
profondément enracinée du Matois, de Charlot Bates, de Fagin et de
M. Guillaume Sikes pour le bureau de police, et la répulsion
qu’ils éprouvaient à aller rôder aux alentours sous n’importe quel
motif.

Il serait difficile de dire combien de temps ils restèrent sans
parler, à se regarder les uns les autres, dans un état
d’indécision qui n’avait rien d’agréable; au reste, il serait
superflu de faire aucune supposition à cet égard: car l’arrivée
soudaine des deux jeunes femmes qu’Olivier avait vues précédemment
fit reprendre le cours de la conversation.

«Voilà bien l’affaire! dit le juif. Betty ira: n’est-ce pas, ma
chère?

Il faut rendre à la jeune dame cette justice qu’elle ne refusa pas
positivement d’y aller, mais qu’elle se borna à déclarer nettement
qu’elle aimerait mieux aller au diable; manière polie et délicate
d’éluder la demande, et qui atteste chez la jeune dame ce
sentiment exquis des convenances qui nous fait éviter de
contrarier notre prochain par un refus direct et formel.

La figure du juif s’assombrit; il ne s’adressa plus à Betty, qui
avait une toilette éclatante, pour ne pas dire splendide, une robe
rouge, des bottines vertes et des papillotes jaunes, mais à sa
compagne.

«Et vous, Nancy? dit-il d’un air engageant; qu’en dites-vous, ma
chère?

– Elle ira, Fagin, dit Sikes.

M. Sikes avait raison. À force de menaces, de promesses, de
cajoleries, on obtint enfin de Nancy qu’elle se chargerait de la
commission. Du reste, elle n’était pas retenue par les mêmes
considérations que son aimable compagne: car ayant quitté depuis
peu le faubourg éloigné mais élégant de Ratcliffe, pour venir
habiter dans les environs de Field-Lane, elle n’avait pas à
craindre, comme Betty, d’être rencontrée par quelqu’une de ses
nombreuses connaissances.

En conséquence, après avoir noué autour de sa taille un tablier
blanc, et relevé ses papillotes sous un chapeau de paille,
articles de toilette tirés de l’inépuisable magasin du juif,
Mlle Nancy se prépara à sortir pour s’acquitter de sa mission.

«Un instant, ma chère, dit le juif en lui présentant un petit
panier couvert; tiens ça à la main; ça te donnera un air plus
respectable.

Après avoir prononcé ces mots d’une voix lamentable et déchirant,
à la grande réjouissance des assistants, Mlle Nancy se tut, cligna
des yeux, salua la compagnie en souriant et disparut.

«Ah! voilà une fameuse fille, mes amis! dit le juif en s’adressant
aux jeunes filous et en secouant gravement la tête, comme pour les
inviter, par cette nouvelle admonition, à suivre l’illustre
exemple qu’ils venaient d’avoir sous les yeux.

Tandis qu’on se répandait ainsi en éloges sur Nancy, la perle des
femmes, celle-ci se rendait au bureau de police, et elle y
arrivait bientôt saine et sauve, non sans avoir éprouvé ce
sentiment de timidité naturel à une jeune femme qui se trouve dans
les rues seule et sans protection.

Elle entra par derrière, donna un petit coup de clef à la porte
d’une des cellules, et prêta l’oreille. Elle n’entendit rien;
alors elle toussa et se remit à écouter; comme on ne lui répondait
pas davantage, elle se décida à parler. «Olivier! murmura-t-elle
doucement; mon petit Olivier!

Il n’y avait dans la cellule qu’un misérable va-nu-pieds qui avait
été arrêté pour avoir commis le crime de jouer de la flûte sans
patente, et qui, une fois son attentat contre la société
clairement prouvé, avait été bel et bien condamné par M. Fang à un
mois d’emprisonnement dans une maison de correction; M. Fang avait
ajouté cette remarque plaisante et pleine d’à-propos, que,
puisqu’il avait de si bons poumons, il lui serait bien plus
salutaire de les dépenser à tourner le moulin qu’à souffler dans
une flûte. Le prisonnier, tout entier aux regrets que lui
inspirait la perte de sa flûte, confisquée au profit de l’état, ne
répondit pas à Nancy; elle passa à la cellule suivante et frappa à
la porte.

«Qu’est-ce? demanda une voix faible, et tremblante.

Celui qui parlait ainsi était un vagabond de soixante-cinq ans,
qu’on avait mis en prison pour n’avoir pas joué de la flûte, ou,
en d’autres termes, pour avoir mendié dans la rue au lieu de faire
quelque chose pour gagner sa vie. Dans la troisième cellule était
un autre individu, condamné aussi à l’emprisonnement pour avoir
vendu des casseroles sans permis, et pour avoir par conséquent
cherché à gagner sa vie au détriment du timbre.

Comme aucun de ces criminels ne répondait au nom d’Olivier, ni ne
pouvait en donner des nouvelles, Nancy alla droit à l’agent de
police au gilet rayé dont nous avons déjà parlé, et, avec des
sanglots et des lamentations dont elle augmentait l’effet en
agitant sa clef et son panier, elle réclama son cher petit frère.

«Il n’est pas ici, ma chère, dit l’agent.

Pour répondre à ces questions incohérentes, l’agent informa la
pauvre soeur éplorée qu’Olivier était tombé évanoui dans le bureau
de police, qu’il avait été renvoyé de la plainte parce qu’un
témoin avait prouvé que le vol avait été commis par un autre, et
qu’il avait été emmené sans connaissance, par le plaignant, à la
maison de ce dernier, qui devait être du côté de Pentonville; car
ce nom avait été prononcé en donnant l’adresse au cocher.

La jeune femme, dans un état affreux d’anxiété, regagna la porte
en chancelant. Puis tout à coup, prenant sa course, elle revint à
la demeure du juif par le chemin le plus détourné.

M. Guillaume Sikes n’eut pas plutôt connu le résultat de la
démarche de Nancy, qu’il appela vite son chien, mit son chapeau,
et sortit précipitamment sans perdre son temps à dire adieu à la
compagnie.

«Il faut que nous sachions où il est, mes amis; il faut le
retrouver, dit le juif avec émotion; Charlot, tu vas aller partout
à la découverte, jusqu’à ce que tu en rapportes des nouvelles.
Nancy, ma chère, il faut qu’on me le trouve; je m’en rapporte à
toi, à toi et au Matois, sur la marche à suivre. Attendez,
attendez, ajouta-t-il en ouvrant un tiroir d’une main tremblante;
voici de l’argent, mes amis. Je fermerai boutique ce soir; vous
savez toujours bien où me trouver; ne restez pas ici une minute,
pas un instant, mes amis!»

En parlant ainsi, il les conduisit jusque sur l’escalier puis,
fermant soigneusement la porte à double tour et la barricadant
derrière eux, il tira de sa cachette le coffret qu’il avait
involontairement laissé voir à Olivier, et se mit avec
précipitation à cacher sous ses vêtements les montres et les
bijoux qu’il contenait.

Un coup à la porte le fit tressaillir au milieu de cette
occupation:

«Qui est là? s’écria-t-il vivement et avec effroi.

Le Matois marmotta quelques mots, et descendit l’escalier quatre à
quatre pour rejoindre ses compagnons.

«Jusqu’ici il n’a pas jasé, se dit le juif en reprenant sa
besogne. S’il a l’intention de nous livrer chez ses nouveaux amis,
il est encore temps de lui couper le sifflet.»

CHAPITRE XIV.
Détails sur le séjour d’Olivier chez M. Brownlow, - Prédiction
remarquable d’un certain M. Grimwig sur le petit garçon, quand il
partit en commission.

Olivier revint bientôt de l’évanouissement que lui avait causé la
brusque exclamation de M. Brownlow: celui-ci et Mme Bedwin
évitèrent soigneusement de reparler du tableau, et la conversation
ne roula ni sur l’histoire, ni sur l’avenir d’Olivier, mais
seulement sur des sujets propres à le distraire sans
l’impressionner. Il était encore trop faible pour se lever pour le
déjeuner; mais quand il descendit le lendemain dans la chambre de
la femme de charge, son premier mouvement fut de jeter un regard
avide sur la muraille, dans l’espoir de revoir la figure de la
belle dame; son attente fut trompée: le portrait avait disparu.

«Ah! vous voyez, dit la femme de charge en remarquant le coup
d’oeil d’Olivier, il n’est plus là.

Olivier ne put obtenir pour le moment d’autres détails sur le
portrait en question, et la vieille dame avait été si bonne pour
lui pendant sa maladie, qu’il tâcha de n’y plus penser; il écouta
attentivement une foule d’histoires qu’elle lui conta sur une
belle et bonne soeur qu’elle avait, laquelle avait épousé un beau
et brave homme, avec lequel elle habitait la campagne; sur son
fils, commis d’un négociant dans les Indes, lequel était aussi un
brave jeune homme et lui écrivait quatre fois par an de si belles
lettres, que les larmes lui venaient aux yeux rien que d’en
parler. Quand elle se fut étendue longuement sur les perfections
de ses enfants et sur les qualités de feu son excellent mari, qui
était mort, le pauvre cher homme, juste depuis vingt-six ans, il
fut temps de prendre le thé. Après le thé, elle se mit à montrer
le cribbage[5] à Olivier, qui l’apprit du premier coup. Ils
jouèrent avec le plus grand sérieux, jusqu’à ce qu’il fût temps
pour le jeune convalescent de prendre un peu de vin chaud détrempé
d’eau et une tranche de pain grillé avant de se mettre au lit.

Ce furent d’heureux jours que ceux de la convalescence d’Olivier;
autour de lui, tout était si tranquille, si propre, si soigné, on
avait pour lui tant de bonté et d’attention, qu’après la vie
bruyante et agitée qu’il avait menée, il se trouvait dans un vrai
paradis. Dès qu’il eut assez de force pour s’habiller, M. Brownlow
lui donna des vêtements neufs, une casquette, des souliers. On dit
à Olivier qu’il pouvait disposer à sa fantaisie de ses vieux
habits; il les donna à une servante qui avait eu pour lui beaucoup
de bonté; en la priant de les vendre à quelque juif et de garder
l’argent pour elle. Elle ne se le fit pas dire deux fois, et
Olivier, en voyant de la fenêtre du salon le juif rouler ces
vêtements, les mettre dans son sac et s’éloigner, éprouva un vif
sentiment de joie en songeant qu’il ne les reverrait plus et qu’il
n’avait plus à craindre de les remettre. C’étaient, il faut le
dire, d’affreux haillons, et Olivier ne s’était jamais vu habillé
de neuf.

Huit jours environ après l’incident du portrait, il était un soir
en train de causer avec Mme Bedwin, quand M. Brownlow fit dire
que, si Olivier Twist était assez bien portant, il désirait le
voir dans son cabinet, pour causer un peu avec lui.

«Mon Dieu! lavez-vous les mains et laissez-moi arranger vos
cheveux, dit Mme Bedwin; Seigneur! si j’avais su qu’il vous
demanderait, je vous aurais mis un col blanc, je vous aurais fait
beau comme un astre.»

Olivier obéit aussitôt à la vieille dame, et, bien qu’elle
regrettât beaucoup de n’avoir pas seulement le temps de plisser la
petite collerette d’Olivier, elle lui trouva la mine si charmante
en le contemplant de la tête aux pieds, qu’elle alla jusqu’à dire
qu’elle ne croyait pas qu’il eût pu gagner beaucoup à faire
toilette.

Olivier alla frapper à la porte du cabinet, et, quand M. Brownlow
lui eut dit d’entrer, il se trouva dans une petite pièce garnie de
livres, dont la fenêtre donnait sur de jolis jardins. Près de la
fenêtre était une table, devant laquelle M. Brownlow était assis,
occupé à lire. En voyant Olivier, il posa son livre, et dit à
l’enfant d’approcher et de s’asseoir près de la table. Olivier
obéit, en s’étonnant qu’on pût trouver des gens pour lire tant de
volumes, écrits, selon toute apparence, dans le but de rendre le
monde plus savant; sujet d’étonnement continuel pour des gens plus
expérimentés qu’Olivier Twist.

«Voilà bien des livres, n’est-ce pas, mon garçon? dit M. Brownlow,
en observant la curiosité avec laquelle Olivier considérait les
rayons qui garnissaient les murs du haut en bas.

Olivier réfléchit un peu et finit par dire qu’il croyait qu’il
valait beaucoup mieux être libraire. Le vieux monsieur rit de tout
son coeur et déclara la réponse excellente; ce qui réjouit
Olivier, bien qu’il ne se doutât pas lui-même qu’il eût eu tant
d’esprit.

«Eh bien, n’ayez pas peur, dit M. Brownlow en reprenant son
sérieux; nous ne ferons pas de vous un auteur tant qu’il y aura un
honnête métier à vous apprendre, ne fût-ce que de gâcher du
plâtre.

«Maintenant, dit M. Brownlow en prenant un ton plus bienveillant
peut-être que jamais, mais en même temps beaucoup plus sérieux;
maintenant, mon enfant, je vous prie de faire attention à ce que
je vais vous dire. Je vous parlerai sans détour, parce que je suis
sûr que vous êtes aussi en état de me comprendre que pourraient le
faire bien des personnes plus âgées.

Le vieux monsieur, après avoir dit ces paroles à voix basse et
comme s’il se parlait à lui-même, garda quelques instants le
silence, tandis qu’Olivier, immobile sur sa chaise, osait à peine
respirer.

«Si je vous parle ainsi, reprit enfin M. Brownlow d’un ton plus
gai, c’est parce que votre coeur est jeune, et, sachant que j’ai
éprouvé de violents chagrins, vous éviterez peut-être avec
d’autant plus de soin de les renouveler. Vous dites que vous êtes
orphelin, sans un ami au monde. Les renseignements que j’ai pu
recueillir s’accordent avec votre dire. Racontez-moi votre
histoire; dites-moi d’où vous venez, qui vous a élevé comment vous
avez connu les gens avec lesquels je vous ai trouvé. Dites-moi
seulement la vérité, et soyez certain que, tant que je vivrai,
vous ne serez pas sans ami.»

Pendant quelques instants, les sanglots empêchèrent Olivier de
parler; il allait raconter comment il avait été élevé à la ferme
et conduit au dépôt de mendicité par M. Bumble, quand deux coups
de marteau, frappés d’une main impatiente, retentirent à la porte
de la rue. Un domestique entra et annonça M. Grimwig.

«Monte-t-il? demanda M. Brownlow.

M. Brownlow sourit, et, se tournant vers Olivier, il lui dit que
M. Grimwig était un de ses vieux amis et qu’il ne fallait pas
prendre garde à ses manières un peu brusques, car au fond c’était
un digne homme.

«Faut-il que je descende, monsieur? demanda Olivier.

En ce moment entra un vieux monsieur, d’une belle corpulence,
s’appuyant sur une grosse canne; il boitait d’une jambe, portait
un habit bleu, un gilet rayé, un pantalon et des guêtres de
nankin, et un chapeau à grands bords. De son gilet sortait un
petit jabot plissé; une longue chaîne d’acier, à l’extrémité de
laquelle il n’y avait qu’une clef, pendait négligemment de son
gousset. Les deux bouts de sa cravate blanche étaient ramassés en
un noeud de la grosseur d’une orange; quant à son maintien, il
était si mobile qu’il est impossible de le décrire. Il avait en
parlant une manière de tourner brusquement la tête de côté et de
regarder du coin de l’oeil, qui rappelait à s’y méprendre la pose
d’un perroquet. C’est dans cette attitude qu’il fit son entrée
dans la chambre; et, tenant du bout des doigts un petit morceau de
peau d’orange, il s’écria d’un ton de mauvaise humeur:

«Tenez! voyez un peu: n’est-ce pas étrange et prodigieux que je ne
puisse pas entrer chez quelqu’un sans trouver sur l’escalier un de
ces morceaux d’orange qui font la fortune des chirurgiens? C’est
une peau d’orange qui m’a déjà rendu boiteux, et je suis sûr que
c’est encore une peau d’orange qui causera ma mort. Oui, monsieur,
je mourrai d’une peau d’orange; j’en mangerais ma tête, monsieur!»

C’était là l’expression favorite de M. Grimwig pour donner plus de
poids à ses assertions; et ce qu’elle avait de bizarre dans sa
bouche, c’est que, même en admettant que la science se
perfectionne au point de permettre à un individu de manger sa tête
si l’envie lui en prend, la tête de M. Grimwig était d’une
dimension à faire désespérer de pouvoir l’avaler en une fois, sans
compter qu’elle était poudrée à l’excès.

«Oui, monsieur, j’en mangerais ma tête, répéta M. Grimwig en
frappant de sa canne le plancher. Tiens! qu’est-ce que c’est que
ça? ajouta-t-il en apercevant Olivier, et en reculant de deux pas.

Olivier fit un salut.

«Ce n’est pas au moins le garçon qui a eu la fièvre, j’espère? dit
M. Grimwig en reculant encore. Un instant! ajouta-t-il
brusquement, oubliant, dans la joie de sa découverte, sa crainte
de gagner la fièvre: je parie que c’est ce garçon qui a pelé une
orange et qui a jeté la peau sur l’escalier. J’en mangerais ma
tête et la sienne avec.

Ici l’irritable vieillard donna un grand coup de canne sur le
plancher; c’était un geste qui chez lui était l’équivalent de son
expression favorite. Puis, sans quitter sa canne, il s’assit, et,
ouvrant un lorgnon qu’il portait attaché à un large ruban noir, il
se mit à considérer Olivier. Celui-ci, se voyant l’objet d’un
examen en règle, rougit et salua de nouveau.

«C’est là le garçon en question? dit enfin M. Grimwig.

M. Brownlow, craignant probablement que son fantasque ami
n’ajoutât quelque parole désagréable, dit à Olivier de descendre
et d’aller prévenir Mme Bedwin de monter le thé. Olivier, qui
n’était pas enchanté des manières du nouveau venu, fut heureux
d’avoir une occasion de sortir.

«C’est un charmant garçon, n’est-ce pas? demanda M. Brownlow.

M. Brownlow toussa d’un air impatienté, ce qui parut causer une
vive satisfaction à M. Grimwig.

«Oui, répéta-t-il, il n’en vaut peut-être pas mieux. D’où vient-
il? Qu’est-il? Il a eu la fièvre… eh bien! après? il n’y a pas
que les honnêtes gens qui aient la fièvre, n’est-ce pas? Les
filous ont aussi quelquefois la fièvre, hein? J’ai connu un
individu qui fut pendu à la Jamaïque pour avoir assassiné son
maître; il avait eu la fièvre plus de six fois: croyez-vous qu’on
lui ait fait grâce à cause de ça? Bast! sottises que tout ça!»

Le fait est qu’au fond du coeur M. Grimwig était parfaitement
disposé à admettre que la mine d’Olivier prévenait beaucoup en sa
faveur; mais il avait au plus haut point la manie de contredire,
et plus que jamais en ce moment, depuis qu’il avait trouvé une
peau d’orange sur l’escalier. Résolu à ne se laisser influencer
par personne pour juger si un enfant avait l’air intéressant ou
non, il avait, dès l’entrée, pris le parti de contredire son ami.
Quand M. Brownlow lui avoua qu’il ne pouvait répondre d’une
manière satisfaisante à aucune de ses questions, parce qu’il avait
remis à interroger Olivier sur son histoire jusqu’au moment où il
serait assez bien rétabli pour supporter cet examen, M. Grimwig
prit un air narquois et malin, et demanda avec ironie si la
ménagère avait l’habitude de compter l’argenterie le soir, parce
que, si un beau jour elle ne trouvait pas une ou deux cuillers de
moins, il en mangerait plutôt sa… etc.

M. Brownlow, bien que d’un caractère très vif, supporta tout cela
avec beaucoup de gaieté, car il connaissait à fond les bizarreries
de son ami.

De son coté, M. Grimwig eut la complaisance de trouver les
muffins excellents, et tout se passa doucement. Olivier, qui
prenait le thé avec les deux amis, commença à se trouver plus à
l’aise en présence du terrible vieux monsieur.

«Et à quand le récit complet, détaillé et véridique, de la vie et
des aventures d’Olivier Twist?» demanda M. Grimwig à M. Brownlow
après le thé.

En même temps il jetait sur Olivier un regard de côté.

«Demain matin, répondit M. Brownlow. je préfère que cela se passe
dans le tête-à-tête. Vous viendrez dans mon cabinet demain matin à
dix heures, mon ami.

Il répondit avec un peu d’hésitation, parce qu’il était intimidé
en voyant M. Grimwig le regarder fixement.

«Voulez-vous que je vous dise? dit tout bas celui-ci à
M. Brownlow; il ne viendra pas demain matin, je l’ai vu hésiter;
vous êtes floué, mon cher ami.

Et il frappa de sa canne le plancher.

«Je jurerais sur ma vie que cet enfant est sincère, dit
M. Brownlow en donnant un coup sur la table.

Le hasard voulut qu’en ce moment Mme Bedwin entrât, tenant un
petit paquet de livres que M. Brownlow avait achetés le matin, à
ce même libraire qui a déjà figuré dans cette histoire; elle le
posa sur la table et se préparait à sortir du cabinet.

«Faites attendre le commis, madame Bedwin, dit M. Brownlow; il y a
quelque chose à reporter.

On courut à la porte d’entrée; Olivier arpenta la rue dans un
sens, la servante dans l’autre, et Mme Bedwin, restant sur le
seuil, appela le commis de toute sa force; mais il était déjà bien
loin, Olivier et la servante revinrent tout essoufflés sans avoir
pu le rejoindre.

«Cela me contrarie beaucoup, dit M. Brownlow; je tenais
extrêmement à ce que ces livres fussent rendus ce soir même.

Le vieux monsieur allait dire qu’Olivier ne devait sortir sous
aucun prétexte; mais M. Grimwig toussa d’un air si malicieux, que
M. Brownlow résolut de charger l’enfant de la commission, et de
prouver ainsi à son vieil ami combien ses soupçons, sur ce point
du moins, étaient mal fondés.

«Il faut y aller, mon ami, dit-il à Olivier. Les livres sont sur
une chaise à côté de ma table. Allez les chercher.»

Olivier, enchanté de se rendre utile, revint bien vite, les livres
sous le bras, et attendit, sa casquette à la main, les ordres de
M. Brownlow.

«Vous direz, dit celui-ci en regardant fixement M. Grimwig, que
vous rapportez ces livres de ma part, et que vous venez payer les
quatre guinées et demie que je dois. Voici un billet de cinq
guinées; vous aurez donc dix shillings à me remettre.

«Le cher enfant! dit elle en le suivant des yeux; je n’aime pas,
je ne sais pourquoi, à le perdre ainsi de vue.»

En ce moment Olivier se retourna et lui fit gaiement un signe
d’adieu avant de tourner le coin de la rue; la vieille dame lui
rendit son salut en souriant, ferma la porte et rentra dans sa
chambre.

«Voyons, dit M. Brownlow en tirant sa montre et en la posant sur
la table, il sera de retour dans vingt minutes, au plus; d’ici-là
il fera nuit.

L’esprit de contradiction tourmentait beaucoup en ce moment
M. Grimwig, et le sourire confiant de son ami ne fit que
l’affermir dans cette disposition.

«Oui, j’en doute, dit-il en donnant un coup de poing sur la table.
L’enfant a sur le dos un vêtement neuf, sous le bras des livres de
prix, et dans la poche un billet de cinq livres sterling. Il ira
rejoindre ses anciens amis les voleurs, et se moquera de vous.
S’il remet les pieds ici, je consens à manger ma tête.»

En parlant ainsi il rapprocha sa chaise de la table, et les deux
amis restèrent dans une attente silencieuse, les yeux fixés sur la
montre. Il est bon de remarquer, parce que cela montre bien
l’importance que nous attachons à nos jugements, que M. Grimwig,
bien qu’il ne fût nullement méchant, et qu’il fût désolé au
contraire au fond de l’âme de voir son respectable ami dupe d’une
supercherie, désirait pourtant de tout son coeur, en ce moment,
qu’Olivier ne revint pas: tant notre pauvre nature est pétrie de
contradictions.

La nuit tomba peu à peu, et l’on pouvait à peine distinguer les
aiguilles sur le cadran. Les deux messieurs restaient pourtant
immobiles et silencieux, les yeux fixés sur la montre.

CHAPITRE XV.
Où l’on verra combien le facétieux juif et miss Nancy étaient
attachés à Olivier.

Dans la salle obscure d’une misérable taverne, située dans la
partie la plus sale de Little-Saffron-Hill, repaire ténébreux où
pendant l’hiver un bec de gaz brûlait tout le jour, et où jamais
pendant l’été ne brilla un rayon de soleil, un homme était assis
devant un pot d’étain et un petit verre, absorbé dans ses pensées
et imprégné d’une forte odeur de liqueur. À son vêtement de
velours commun, à sa calotte de velours, à ses brodequins, un
agent exercé l’eût reconnu sur-le-champ, malgré le demi-jour, pour
M. Guillaume Sikes. À ses pieds était étendu un chien au poil
blanc et aux yeux rouges, occupé tour à tour à cligner de l’oeil
en regardant son maître, et à se lécher le museau, où une plaie
large et saignante attestait un combat récent.

«Vas-tu te tenir tranquille, gredin!» dit M. Sikes en rompant
brusquement le silence, Il était peut-être tellement plongé dans
ses réflexions, que le seul mouvement des yeux du chien suffisait
pour les troubler; ou bien l’irritation produite en lui par ces
réflexions mêmes avait besoin de se traduire en mauvais
traitements à l’égard d’une bête inoffensive. Quoi qu’il en soit,
Sikes se mit à jurer contre son chien et en même temps lui
allongea un coup de pied.

En général, le chien ne cherche pas à se venger des coups qu’il
reçoit de son maître; mais celui de M. Sikes avait, comme son
propriétaire, un assez méchant caractère, et, poussé à bout
probablement en ce moment par la conviction de son innocence, il
se jeta sans cérémonie sur le pied qui l’avait frappé, enfonça ses
dente dans le brodequin, le secoua vivement, puis se sauva en
grondant sous un banc, juste à temps pour éviter le pot d’étain
que M. Sikes lui lança à la tête.

«Tu voudrais mordre, hein? dit Sikes, en saisissant d’une main les
pincettes et en ouvrant de l’autre, d’un air résolu, un long
couteau qu’il tira de sa poche. Ici, gredin! ici! m’entends-tu?»

Le chien entendait fort bien, car M. Sikes criait comme un sourd;
mais il ne semblait pas du tout résigné à se laisser couper le
cou; il resta où il était, grondant plus fort qu’auparavant et
saisissant dans ses dents l’extrémité des pincettes, qu’il mordit
avec rage.

Cette résistance ne fit qu’accroître la colère de M. Sikes. Il se
mit à genoux et commença à attaquer le chien avec fureur. L’animal
sautait de côté et d’autre, jappant, grondant, aboyant. L’homme
jurait, frappait, blasphémait; la lutte allait devenir critique
pour l’un ou l’autre des combattants, quand la porte s’ouvrit tout
à coup, et le chien ne fit qu’un bond dehors, laissant Guillaume
Sikes avec son couteau et ses pincettes à la main.

Pour se quereller, il faut être deux, dit un vieux proverbe.
M. Sikes, désappointé de la fuite du chien, fit tomber sa colère
sur le nouveau venu.

«Pourquoi diable venez-vous vous mettre entre mon chien et moi?
demanda-t-il avec un geste menaçant.

C’était en effet le juif qui venait d’entrer.

«Vous ne saviez pas, vieux brigand! s’écria Sikes. Vous
n’entendiez donc pas le vacarme?

Le juif se frotta les mains et, s’asseyant devant la table,
affecta de rire de la plaisanterie de son ami; néanmoins, il était
visiblement mal à son aise.

«Allez rire ailleurs, dit Sikes en remettant les pincettes en
place et en toisant le juif avec dédain; allez rire ailleurs, mais
ne vous avisez pas de me rire au nez, voyez-vous, fût-ce derrière
votre bonnet de coton. C’est moi qui vous tiens, Fagin, et du
diable si je vous lâche. Tenez, si j’y passe, vous y passerez
aussi. Ainsi ménagez-moi.

En disant ces mots, il tira de sa poche un vieux mouchoir, défit
un gros noeud à l’un des coins, et laissa voir un petit paquet
enveloppé de papier gris, que Sikes lui arracha des mains; puis il
l’ouvrit et se mit à compter les souverains qu’il renfermait.

«Est-ce tout? demanda Sikes.

Ceci voulait dire en bon français: «Tirez la sonnette.»Un autre
juif parut, plus jeune que Fagin, mais d’un extérieur presque
aussi ignoble et repoussant.

Sikes ne fit que montrer du doigt le pot vide, et le juif,
comprenant parfaitement le geste, sortit pour aller le remplir,
après avoir échangé un singulier regard avec Fagin, qui leva les
yeux un instant, comme s’il s’y attendait, et répondit par un
signe de tête presque imperceptible. Sikes ne s’en aperçut pas,
occupé qu’il était en ce moment à nouer le cordon de sa chaussure,
que le chien avait arraché. Il est probable que, s’il eût observé
ce court échange de signes d’intelligence, il n’en eût auguré rien
de bon.

«Y a-t-il quelqu’un ici, Barney? demanda Fagin sans lever les
yeux, maintenant que Sikes le regardait.

Barney regarda timidement Fagin, comme pour lui demander son
autorisation. Voyant que le juif ne disait mot et ne cessait pas
d’avoir les yeux fixés à terre, il sortit et rentra presque
aussitôt en introduisant Nancy, vêtue en cuisinière, avec un
bonnet, un tablier, un panier, et une grosse clef à la main.

«Tu es sur la trace, n’est-ce pas, Nancy? demanda Sikes en lui
offrant un verre.

Peut-être le juif, en contractant ses sourcils roux et en fermant
à demi ses yeux profondément encaissés dans leur orbite, donna-t-
il à entendre à miss Nancy qu’elle était trop en veine de
confidences; ce détail importe peu. Le fait est qu’elle s’arrêta
court dans ses explications, et qu’après avoir adressé à M. Sikes
plusieurs gracieux sourires, elle changea de conversation. Après
dix minutes environ, M. Fagin fut pris d’une quinte de toux; sur
quoi Nancy mit son châle, et déclara qu’il était temps de s’en
aller. M. Sikes observa qu’il avait à faire un bout de chemin dans
la même direction qu’elle, et manifesta l’intention de
l’accompagner. Ils s’en allèrent ensemble, suivis à peu de
distance par le chien, qui sortit d’une cour voisine sitôt que son
maître fut hors de vue.

Le juif passa la tête hors de la porte au moment où Sikes venait
de quitter la salle: il le suivit des yeux tandis qu’il
franchissait l’obscur passage, le menaçant du poing, et murmurant
d’horribles imprécations; puis, avec un affreux rire, il revint
prendre place devant la table, où il se plongea dans
l’intéressante lecture du Journal des Tribunaux.

Pendant ce temps Olivier Twist, qui ne se doutait pas qu’il fût si
près du facétieux vieillard, se dirigeait vers l’étalage du
libraire. Arrivé à Clerkenwell, il prit, sans y faire attention,
une rue qui n’était pas comprise dans son itinéraire. Il l’avait à
moitié franchie, quand il s’aperçut de sa méprise; mais sachant
que cette rue devait aussi aboutir au point vers lequel il se
dirigeait, il jugea inutile de revenir sur ses pas, et continua à
marcher, les livres sous le bras, de toute la vitesse de ses
jambes.

Il songeait, tout en marchant, au bonheur de sa nouvelle
situation, au plaisir qu’il aurait à voir, ne fût-ce qu’un
instant, le pauvre petit Richard, qui peut-être en ce moment,
battu et affamé, pleurait amèrement, quand il fut tiré de sa
rêverie par une jeune femme qui s’écria très haut:

«Oh! mon cher frère!» Et à peine avait-il levé les yeux pour voir
ce que cela signifiait, qu’il sentit l’étreinte de deux bras
étroitement serrés autour de son cou.

«Laissez-moi, s’écria Olivier en se débattant; laissez-moi
tranquille. Qu’est-ce? Pourquoi m’arrêtez-vous?»

Pour toute réponse, la jeune femme qui le tenait embrassé, et qui
avait à la main un petit panier et une grosse clef, se mit à
pousser des cris et des gémissements.

«Oh! mon Dieu! disait-elle; je t’ai donc retrouvé; Olivier!
Olivier! oh! vilain enfant, de m’avoir jetée dans de pareilles
inquiétudes à ton sujet! Viens chez nous, mon ami, viens. Dieu
soit loué! je t’ai enfin retrouvé!»

Après ces exclamations incohérentes, la jeune fille recommença ses
gémissements de plus belle, avec un accès nerveux si violent, que
plusieurs femmes qui étaient là demandèrent à un garçon boucher à
la chevelure grasse et luisante, et qui regardait aussi, la scène,
s’il ne croyait pas urgent de courir chercher un médecin. À quoi
le garçon boucher, qui semblait d’une nature assez lente, pour ne
pas dire indolente, répondit qu’il n’y avait pas d’urgence.

«Oh! non, non, ce n’est pas la peine, dit la jeune femme en
serrant la main d’Olivier; je vais déjà mieux. Allons tout droit à
la maison, cruel enfant! allons!

«- Oh! voyez donc, est-il effronté! dit la jeune femme.

À ces mots, l’homme arracha les volumes que tenait l’enfant, et le
frappa violemment à la tête.

«C’est bien fait! dit du haut d’un grenier un spectateur de cette
scène; voilà la vraie manière de mettre ces gamins-là à la raison!

Affaibli par sa récente maladie, étourdi par les coups et par
cette attaque à l’improviste, épouvanté des grondements menaçants
du chien et de la brutalité de l’homme, accablé surtout par la
conviction où étaient les spectateurs qu’il était réellement un
vaurien, que pouvait le pauvre enfant? Il faisait nuit close, le
quartier était désert; nul secours à attendre. Toute résistance
était inutile. En un instant, il fut entraîné dans un labyrinthe
de rues sombres et étroites, et avec une rapidité qui rendait
complètement inintelligibles les quelques cris qu’il osait
pousser. Qu’importait d’ailleurs qu’ils fussent intelligibles,
puisque personne n’était là pour s’en inquiéter?


Les becs de gaz étaient partout allumés; Mme Badwin attendait avec
anxiété à la porte de la maison; vingt fois la servante avait
couru au bout de la rue pour tâcher d’apercevoir Olivier, et les
deux vieux messieurs restaient obstinément assis dans le cabinet,
au milieu de l’obscurité, et les yeux fixés sur la montre.

CHAPITRE XVI.
Ce que devint Olivier Twist, après qu’il eut été réclamé par
Nancy.

Après avoir franchi nombre de rues étroites et de passages
détournés, Sikes, Nancy et Olivier arrivèrent à un vaste espace
découvert, que des claies et des parcs à troupeaux désignaient
pour un marché au bétail. Là, Sikes ralentit le pas, car la jeune
fille ne pouvait soutenir plus longtemps l’allure rapide qu’ils
avaient prise jusqu’alors; il se tourna vers Olivier, et lui
enjoignit d’un ton brutal de prendre la main de Nancy.

«M’entends-tu?» gronda-t-il en voyant Olivier hésiter et regarder
aux alentours.

Ils étaient dans un endroit sombre, loin de tout passant, et
Olivier ne vit que trop clairement qu’il n’y avait pas de
résistance possible; il tendit la main à Nancy qui la lui serra
étroitement.

«Donne-moi l’autre, dit Sikes; ici, Turc!»

Le chien leva la tête en grondant.

«Tiens, mon brave, ajoute Sikes en mettant la main sur la gorge
d’Olivier et en proférant un affreux jurement, s’il souffle un
mot, jette toi là-dessus! tu comprends?»

Le chien grogna de nouveau, se lécha le museau, et regarda Olivier
comme s’il avait envie de lui sauter à la gorge, sans plus tarder.

«Il le ferait comme je le lui dis, mille tonnerres! dit Sikes en
regardant son chien d’un oeil féroce et satisfait.

Turc remua la queue pour remercier son maître de ces paroles
caressantes, auxquelles il n’était pas habitué; puis il poussa un
nouveau grognement à l’adresse d’Olivier, et prit les devants.

C’était Smithfield qu’ils traversaient; c’eût été Grosvenor-
Square, qu’Olivier n’en eût pas su davantage. La nuit était sombre
et brumeuse. L’éclairage des boutiques se voyait à peine à travers
l’épaisseur du brouillard, qui augmentait à chaque instant et
enveloppait de ténèbres les rues et les maisons; l’aspect de ces
lieux n’en était que plus étrange pour Olivier, et son anxiété
plus grande.

Ils marchaient d’un pas précipité, quand l’horloge d’une église
voisine sonna l’heure; au premier coup, Sikes et Nancy firent
halte, et prêtèrent l’oreille.

«Huit heures, Guillaume, dit Nancy.

Il semblait, en même temps, réprimer un mouvement de jalousie, et
serrant plus fort la main d’Olivier, il lui dit d’avancer.

«Une minute, dit la jeune fille; je ne passerais pas si vite par
ici s’il s’agissait pour toi, Guillaume, d’être pendu le lendemain
à huit heures; il aurait beau y avoir de la neige, et je n’aurais
pas de châle pour me couvrir, que je ferais le tour de cette place
jusqu’à extinction.

La jeune fille éclata de rire, rajusta son châle, et ils se
remirent à marcher; mais Olivier sentit trembler la main de Nancy:
il la regarda en passant sous un bec de gaz, et vit qu’elle était
pâle comme la mort.

Ils marchèrent, pendant une demi-heure, par des rues sales et peu
fréquentées, et les quelques individus qu’ils rencontrèrent
avaient tout l’air d’occuper dans la société une position
semblable à celle de M. Sikes; enfin ils s’engagèrent dans une
ruelle encore plus sale que les autres, et pleine de boutiques de
fripiers. Le chien courut en avant, comme s’il comprenait que la
vigilance était maintenant inutile, et s’arrêta à la porte d’une
boutique fermée et en apparence inoccupée; car la maison tombait
en ruines, et un écriteau cloué sur la porte, et qui semblait fixé
là depuis bien des années, annonçait qu’elle était à louer.

«Tout va bien, dit Sikes,» après avoir jeté autour de lui un
regard scrutateur.

Nancy passa la main sous les volets, et Olivier entendit le bruit
d’une sonnette. Ils traversèrent la rue et attendirent quelques
instants sous une lanterne; on entendit lever un châssis avec
précaution, et presque au même instant la porte s’ouvrit
doucement. Sans plus de cérémonie, M. Sikes prit au collet
l’enfant saisi de terreur, et tous trois se trouvèrent bientôt
dans la maison.

L’allée était complètement sombre, et ils attendirent que la
personne qui les avait introduits eût remis en place la chaîne et
les barres de fer qui barricadaient la porte.

«Il n’y a personne? demanda Sikes.

Le style de cette réponse, aussi bien que la voix de celui qui
parlait, n’étaient pas inconnus à Olivier; mais il était
impossible, dans l’obscurité, de voir quel était cet
interlocuteur.

«Éclaire-nous, dit Sikes; autrement nous allons nous casser le cou
ou marcher sur les pattes du chien, et, alors, gare aux jambes, je
ne vous dis que ça.

Le jeune filou ne s’arrêta pas à renouer connaissance avec Olivier
autrement que par une grimace, et fit signe aux visiteurs de le
suivre au bas de l’escalier; ils traversèrent une cuisine où l’on
ne voyait que les quatre murs, et ouvrant la porte d’une pièce
basse et humide, qui donnait sur une petite cour fangeuse. Ils
furent accueillis par de grands éclats de rire.

«Oh! la bonne tête! s’écria maître Charles Bates, en riant à se
tenir les côtes. Le voilà! ah! le voilà! regardez-le donc, Fagin:
mais voyez donc la mine qu’il fait! c’est trop fort! En voilà une
bonne farce! Je n’en puis plus; il y a de quoi mourir de rire.
Tenez-moi, ou j’étouffe!»

La gaieté de maître Bates n’eut plus de bornes; il se laissa
tomber tout de son long sur le plancher, agitant convulsivement
ses jambes, et pendant cinq minutes il ne put modérer ses
transports. Enfin il se remit sur pied, saisit la chandelle que
tenait le Matois, et s’approchant d’Olivier, il l’examina des
pieds à la tête, tandis que le juif, ôtant son bonnet, saluait
respectueusement et à plusieurs reprises l’enfant abasourdi; quant
au Matois, sournois comme il l’était, et peu enclin à rire dès
qu’il avait l’occasion d’exercer ses talents, il fouillait les
poches d’Olivier avec un soin minutieux.

«Voyez donc, Fagin, comme il est attifé! dit Charlot en approchant
tellement la lumière du vêtement neuf d’Olivier, qu’il faillit
l’enflammer; regardez-moi ça. Drap numéro un, et quelle coupe de
muscadin! oh! c’est trop drôle! Et des livres, encore; mais,
Fagin, c’est un monsieur tout craché.

À ces mots, maître Bates fut repris d’un fou rire, qui dérida
Fagin lui-même et fit sourire le Matois. Mais comme ce dernier
tirait à l’instant même, de la poche d’Olivier, le billet de
banque de cinq guinées, on ne peut dire si ce fut l’explosion de
joie de Bates ou cette découverte qui le fit sourire.

«Oh! oh! qu’est-ce que c’est que ça? demanda Sikes en s’avançant
vers le juif, qui allait empocher le billet. Cela m’appartient,
Fagin.

Le juif tressaillit, et Olivier aussi, quoique pour un motif bien
différent; il espérait que la dispute aurait pour effet de le
remettre en liberté.

«Voyons, dit Sikes, voulez-vous me donner ça, oui ou non?

Tout en faisant ces amicales remontrances, M. Sikes saisit le
billet que le juif tenait entre le pouce et l’index, puis
regardant froidement Fagin dans le blanc des yeux, il plia le
billet en dix et l’enferma dans un noeud qu’il fit à sa cravate.

«Voilà pour notre peine, dit Sikes, et ce n’est pas moitié de ce
que ça valait: quant à vous, gardez les livres, si vous aimez la
lecture, ou sinon, vendez-les.

«Ils appartiennent au vieux monsieur, dit Olivier en se tordant
les mains; au bon et généreux vieux monsieur qui m’a reçu chez
lui, qui m’a soigné quand j’étais mourant; renvoyez-les-lui, je
vous en conjure; renvoyez-lui les livres et l’argent; gardez-moi
ici toute ma vie; mais je vous en prie, je vous en supplie,
renvoyez-les-lui. Il croira que je l’ai volé! la vieille dame, et
tous ceux qui ont été si bons pour moi, croiront que je suis un
voleur; oh! ayez pitié de moi et renvoyez-les-lui!»

En parlant ainsi, avec l’énergie que donne une poignante douleur,
Olivier tomba à genoux aux pieds du juif, en joignant les mains
d’un air suppliant et désespéré.

«Ce garçon a raison, observa Fagin en jetant autour de lui un coup
d’oeil sournois, et en fronçant tant qu’il pouvait ses affreux
sourcils. Tu as raison, Olivier, tu as raison. On croira que tu es
un voleur; ah! ah! ajouta-t-il en se frottant les mains; ça se
trouve à merveille, et nous ne pouvions rien souhaiter de mieux.

Pendant ce dialogue, Olivier regardait tour à tour Fagin et Sikes
d’un oeil égaré, et comme s’il avait à peine conscience de ce qui
se passait autour de lui; mais aux derniers mots de Guillaume
Sikes il se releva subitement, et s’élança, tout effaré, hors de
la chambre, en criant au secours, de manière à réveiller tous les
échos de la vieille maison délabrée.

«Ne laisse pas sortir ton chien, Guillaume! s’écria Nancy en se
précipitant vers la porte et en la fermant sur le juif et ses deux
élèves, qui s’étaient élancés à la poursuite d’Olivier. Ne laisse
pas sortir ton chien; il mettrait cet enfant en pièces.

Le brigand lança la jeune fille à l’autre bout de la chambre…
juste au moment où le juif et ses deux élèves rentraient, ramenant
Olivier après eux.

«Eh bien! qu’est-ce? dit le juif.

«Non, je ne suis pas folle, dit Nancy pâle et haletante. Je ne
suis pas folle, Fagin, soyez-en sûr.

M. Fagin connaissait assez le caractère et les caprices des femmes
pour sentir qu’il n’était pas prudent de prolonger l’entretien.
Pour faire diversion, il s’adressa à Olivier:

«Vous vouliez donc vous sauver, mon ami? lui dit-il en prenant
dans l’angle de la cheminée un gros bâton noueux.»

Olivier ne répondit rien: mais il observait les mouvements du
juif, et son coeur battait avec force.

«Vous appeliez au secours, vous vouliez faire venir la police,
n’est-ce pas! poursuivit Fagin avec un rire moqueur et en
saisissant l’enfant par le bras; nous vous en ferons passer
l’envie, jeune homme!»

Le juif appliqua un vigoureux coup de bâton sur les épaules
d’Olivier, et il levait le bras pour recommencer, quand la jeune
fille se jeta sur lui et lui arracha le bâton, qu’elle jeta au feu
avec tant de force que des charbons roulèrent jusqu’au milieu de
la chambre.

«Je ne souffrirai pas chose pareille, Fagin, s’écria Nancy. Vous
avez retrouvé cet enfant; que voulez-vous de plus? Tâchez de le
laisser tranquille, entendez-vous, ou je vous arrangerai de
manière à me faire pendre avant mon tour.»

En proférant ces menaces, la jeune fille frappait du pied le
plancher; pâle de colère, les lèvres serrées, les mains crispées,
elle regardait tour à tour le juif et Sikes.

«Allons, Nancy! dit le juif d’un ton radouci, après un moment de
silence, pendant lequel il échangea avec M. Sikes des regards
étonnés et inquiets; vous êtes… ce soir… plus admirable que
jamais; eh! eh! ma chère, vous jouez la comédie à ravir.

Une femme poussée à bout, surtout une femme aigrie par le malheur
et le désespoir, peut arriver à un degré d’irritation que peu
d’hommes aiment à provoquer. Le juif comprit qu’il feindrait
inutilement de prendre plus longtemps la colère de Nancy pour un
caprice passager, et reculant involontairement de quelques pas, il
jeta du côté de Sikes un coup d’oeil moitié craintif, moitié
suppliant, comme pour lui dire que c’était à lui naturellement à
continuer le dialogue.

M. Sikes entendit ce muet appel, et, sentant peut-être son orgueil
personnel et son influence intéressés à ce que Nancy fut
immédiatement réduite à la raison, prononça au moins deux ou trois
douzaines de malédictions et des menaces dont la rapidité et la
variété faisaient beaucoup d’honneur à la fertilité de son esprit
inventif. Comme tout cela ne produisait aucun effet visible sur
l’objet de sa colère, il eut recours à des arguments plus
frappants.

«Qu’est-ce que tu veux dire par là?» s’écria-t-il en appuyant sa
question d’une des imprécations familières à notre pays contre le
plus beau de tous les traits qui décorent la figure humaine,
imprécation imprudente qui risquerait, si elle était entendue là-
haut seulement une fois sur cinquante mille qu’on la répète ici-
bas, de faire de la cécité une maladie aussi commune que la
rougeole. «Qu’est-ce que tu veux dire par là? Le diable me brûle!
Ne sais-tu plus qui tu es et ce que tu es?

La jeune fille se remit à rire et avec plus de sans-gêne
qu’auparavant; puis, lançant à Sikes un coup d’oeil furtif, elle
détourna la tête et se mordit la lèvre jusqu’au sang.

«Comme ça te va bien, reprit Sikes en la toisant avec mépris, de
te donner des airs de bonté et de générosité! La belle occasion
pour cet enfant, comme tu l’appelles, de se faire de toi une amie!

Elle se tut; mais dans sa colère elle s’arrachait les cheveux et
déchirait ses vêtements. Elle se précipita sur le juif et lui eût
probablement laissé des marques de sa vengeance, si Sikes ne fût
intervenu à temps en la prenant par les mains; elle fit quelques
vains efforts pour se dégager, et tomba évanouie.

«J’aime autant cela, dit Sikes en la posant à terre dans un coin
de la chambre. Elle a une force étonnante dans les bras, quand
elle est montée comme ça.»

Le juif s’essuya le front et sourit: il se sentait soulagé en
voyant enfin cette scène terminée; mais ni lui, ni Sikes, ni le
chien, ni les jeunes voleurs, ne semblèrent y voir autre chose
qu’un incident ordinaire et inhérent au métier.

«C’est le diable que d’avoir affaire aux femmes, dit le juif en
remettant le bâton à sa place; mais elles sont bien fines, et nous
n’arriverions à rien sans elles. Charlot, mène coucher Olivier.

Maître Bates, charmé probablement de cette commission, prit la
chandelle et conduisit Olivier dans une cuisine voisine, où il y
avait deux ou trois lits semblables à celui où Olivier avait dormi
jadis. Là, le sieur Bates, après avoir ri de tout son coeur,
rendit à Olivier les affreux haillons dont celui-ci avait été si
heureux d’être débarrassé chez M. Brownlow. Le hasard avait voulu
que Fagin les reconnût entre les mains du juif qui les avait
achetés, et cette circonstance l’avait mis sur la trace d’Olivier.

«Ôte tes beaux habits, dit Charlot; je les donnerai à Fagin, qui
en aura soin. Ah! la bonne farce!»

Le pauvre Olivier obéit, bien à contre-coeur; maître Bates roula
les vêtements neufs, les mit sous son bras et sortit; il ferma la
porte à clef, et laissa Olivier dans les ténèbres.

Les éclats de rire de Charlot et la voix de miss Betsy, qui
survint à propos pour jeter de l’eau froide à la figure de son
amie évanouie et la faire revenir à elle, auraient suffi pour
empêcher de dormir bien des gens plus heureux qu’Olivier; mais il
était souffrant et épuisé de fatigue, et bientôt il s’endormit
profondément.

CHAPITRE XVII
Olivier a toujours à souffrir de sa mauvaise fortune, qui amène
tout exprès à Londres un grand personnage pour ternir sa
réputation.

Il est d’usage au théâtre, dans tout bon mélodrame bien sanglant,
de présenter tour à tour des scènes tragiques et des scènes
comiques entrelardées. On nous montre, gisant sur un grabat, le
héros accablé sous le poids de ses chaînes et de ses malheurs;
puis, à la scène suivante, son écuyer fidèle, ignorant le sort de
son maître, vient égayer l’auditoire par une chanson bouffonne.
Nous voyons avec émotion l’héroïne à la merci d’un baron cruel et
superbe, exposée à perdre l’honneur ou la vie et tirant son
poignard pour sauver l’un au prix de l’autre; et, au moment où
l’intérêt est le plus vivement excité, on entend un coup de
sifflet, et nous voilà transportés tout d’un coup dans la grande
salle d’un château, où un vieux sénéchal, à la chevelure grise,
chante un air joyeux. Ses vassaux font chorus avec lui; ils n’ont
pas autre chose à faire, et s’en vont tous de compagnie, toujours
joyeux, toujours chantant.

Ces changements de scène nous paraissent ridicules; ils ne sont
pourtant pas aussi invraisemblables que nous pourrions le croire
au premier abord. La vie n’offre-t-elle pas sans cesse des
contrastes de ce genre, ici des fêtes et là un lit de mort; tantôt
le deuil et la tristesse, et tantôt la joie et le plaisir. Mais
alors nous sommes nous-mêmes acteurs, au lieu d’être témoins
passifs des événements, et cela fait une grande différence. Ces
transitions brusques, ces élans subits de colère ou de douleur,
qui ne nous étonnent point sur la scène du monde, nous semblent
ridicules et déplacés, dès que nous sommes réduits au rôle de
simples spectateurs.

Les soudains changements de scène, de temps et de lieu, ne sont
pas seulement sanctionnés dans les livres par un long usage; ils
sont encore considérés par beaucoup de gens comme étant le grand
art de la composition. Il y a même certains critiques qui
n’estiment le talent d’un auteur qu’en raison des difficultés
qu’il amoncelle autour de ses personnages à la fin de chaque
chapitre. Ce court préambule paraîtra peut-être inutile. En tout
cas, on doit y voir de la part de l’historien une manière délicate
de prévenir ses lecteurs qu’il va les ramener à la ville natale
d’Olivier, et qu’il a de bonnes raisons de leur faire faire ce
voyage.

Un matin, de très bonne heure, M. Bumble sortit, la tête haute, du
dépôt de mendicité, et se mit à monter la grande rue d’un pas
majestueux. Il était dans l’éclat et la splendeur de sa dignité de
bedeau. Les rayons du soleil levant se jouaient sur son tricorne
et sur son habit, et il tenait sa canne de l’air résolu que
donnent la santé et la puissance. M. Bumble avait toujours la tête
haute, mais ce jour-là plus haute encore que d’habitude. Il y
avait dans son regard quelque chose de profond, et dans sa
démarche une fierté qui annonçait que de graves réflexions, trop
importantes pour être communiquées à personne, traversaient sa
cervelle de bedeau.

M. Bumble ne s’arrêta pas en route à causer avec les petits
marchands ou autres qui lui adressaient respectueusement la
parole, à peine répondait-il à leurs saluts par un geste rapide.
Il garda cette allure imposante jusqu’à ce qu’il eût gagné la
Ferme, où Mme Mann veillait, avec un soin paroissial sur son petit
troupeau d’enfants pauvres.

«Au diable le bedeau! dit Mme Mann en entendant M. Bumble secouer
avec impatience la porte du jardin. C’est sans doute lui qui nous
arrive si matin!… Ah! monsieur Bumble, j’étais bien sûre que
c’était vous! quel plaisir vous me faites! Entrez donc, monsieur,
je vous prie.»

Les premiers mots s’adressaient à Susanne, et les exclamations de
joie à M. Bumble, tandis que la bonne femme ouvrait la porte du
jardin et faisait entrer le bedeau avec empressement et respect.

«Madame Mann, dit M. Bumble en se laissant tomber lentement dans
un fauteuil, au lieu de s’asseoir brusquement comme un manant;
bonjour, madame Mann.

Si les pauvres enfants du dépôt l’eussent entendue parler ainsi,
ils eussent tous fait chorus avec elle.

«La vie paroissiale, madame, continua M. Bumble en donnant un
coup de canne sur la table, est une vie fatigante, agitée,
tourmentée; mais on sait bien que c’est la destinée de tous les
fonctionnaires publics d’être toujours en butte aux persécutions.»

Mme Mann, sans trop comprendre ce que le bedeau voulait dire par
là, leva toujours les mains au ciel d’un air de compassion et
soupira.

«Ah! vous avez raison de soupirer, madame Mann!» dit le bedeau.

Voyant qu’elle avait bien fait, celle-ci poussa un nouveau soupir,
à la grande satisfaction du fonctionnaire qui, réprimant un
gracieux sourire, regarda son tricorne avec un grand sérieux et
dit:

«Madame Mann, je pars demain pour Londres.

M. Bumble prononça ces mots d’un air si résolu et même si menaçant
que Mme Mann parut effrayée.

«Et vous prenez la diligence? dit-elle enfin. Je croyais que
d’habitude on expédiait les pauvres en charrette?

M. Bumble se mit à rire; mais ses yeux rencontrèrent son tricorne
et il reprit son air grave.

«N’oublions pas les affaires, madame, dit le bedeau; voici
l’allocation mensuelle que vous accorde la paroisse.»

M. Bumble tira de son portefeuille quelques pièces d’argent
roulées dans du papier, et demanda un reçu que Mme Mann écrivit
aussitôt.

«C’est un vrai griffonnage, dit-elle; mais c’est en règle tout de
même. Merci, monsieur Bumble; bien obligée, monsieur.»

Celui-ci répondit par un léger signe de tête aux révérences de
Mme Mann, et demanda des nouvelles des enfants.

«Les chers petits trésors! dit Mme Mann d’une voix émue; ils se
portent à merveille, sauf deux qui sont morts la semaine dernière,
et le petit Richard qui est malade.

Mme Mann hocha la tête.

«C’est un enfant qui a de mauvaises dispositions, une nature
vicieuse, un caractère rebelle, ajouta M. Bumble d’un air
courroucé. Où est-il?

Elle trouva bientôt l’enfant, lui fit mettre la figure sous la
pompe, et l’essuya avec sa robe; puis il comparut devant
l’imposant M. Bumble.

Il était pâle et maigre; il avait les joues creuses, et de grands
yeux brillants. Le misérable uniforme de la paroisse, cette livrée
de la misère, flottait sur son corps débile, et ses petits membres
étaient rabougris comme ceux d’un vieillard.

Tel était le pauvre enfant qui tremblait sous le regard de
M. Bumble, sans oser lever les yeux, et craignait d’entendre la
voix du bedeau.

«Voulez-vous bien regarder monsieur, entêté que vous êtes?» dit
Mme Mann.

L’enfant leva timidement la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux
de M. Bumble.

«Eh! bien, enfant de paroisse, qu’y a-t-il pour votre service?
demanda M. Bumble en prenant, fort à propos, un ton goguenard.

M. Bumble, très étonné, considéra le petit orateur des pieds à la
tête, et s’adressant à Mme Mann:

«Ils sont tous taillés sur le même modèle, dit-il; cet effronté
d’Olivier les a tous démoralisés.

Richard fut emmené sur-le-champ et mis sous clef dans la cave au
charbon; quelques instants après, M. Bumble sortit pour aller
faire ses préparatifs de voyage.

Le lendemain matin, à six heures, M. Bumble, après avoir changé
son tricorne contre un chapeau rond, et s’être bien enveloppé
d’une grande redingote bleue, garnie d’un capuchon, prit place sur
l’impériale de la diligence, en compagnie de deux criminels dont
l’administration voulait se défaire. Il arriva à Londres sans
autre désagrément que la détestable tenue des deux pauvres,
lesquels s’obstinaient à grelotter, et à se plaindre du froid, de
manière à faire dire à M. Bumble qu’ils lui donnaient le frisson,
et qu’il était gelé malgré sa grande redingote.

Après s’être débarrassé pour la nuit de ces êtres désagréables, le
bedeau s’installa à l’hôtel où s’était arrêtée la diligence, et
dîna modestement de quelques tranches de boeuf rôti, à la sauce
aux huîtres, qu’il arrosa d’une bouteille de porter. Puis il
approcha sa chaise du feu, posa sur la cheminée un verre de grog,
et, après quelques réflexions morales sur la tendance coupable
qu’ont les hommes à murmurer et à se plaindre, il se disposa à
lire le journal tout à son aise.

Le premier article qui lui tomba sous les yeux était l’avis
suivant:

Cinq guinées de récompense.

Un jeune garçon, nommé Olivier Twist, a disparu, jeudi soir, de
son domicile à Pentonville, et depuis lors on ne sait ce qu’il est
devenu: la récompense ci-dessus sera accordée à quiconque fournira
des renseignements qui puissent faire retrouver ledit Olivier
Twist, ou qui jettent quelque lumière sur son histoire, que
l’auteur du présent avis a le plus grand intérêt à connaître.

Venaient ensuite le signalement exact d’Olivier, avec les plus
minutieux détails sur son costume et sur toute sa personne, et
enfin, le nom et l’adresse de M. Brownlow.

Le bedeau ouvrit de grands yeux, lut et relut trois fois cet avis
lentement et attentivement; cinq minutes après, il se dirigeait
vers Pentonville, sans avoir seulement pris le temps d’avaler son
grog.

«M. Brownlow est-il chez lui?» demanda-t-il à la servante qui vint
lui ouvrir.

À cette question, celle-ci fit la réponse ordinaire et évasive: Je
n’en sais rien; de la part de qui venez-vous?»

M. Bumble n’eut pas plutôt prononcé le nom d’Olivier et expliqué
le motif de sa visite, que Mme Bedwin, qui écoutait de la porte de
la salle, se précipita hors d’haleine dans l’allée.

«Entrez, entrez, dit-elle; je savais bien que nous aurions de ses
nouvelles, le pauvre enfant! j’en étais sûre! je l’avais bien
dit!»

Tout en parlant ainsi, la bonne vieille dame rentra dans la salle
avec précipitation, se jeta sur un sofa et fondit en larmes;
tandis que la servante, qui n’était pas aussi impressionnable,
courait prévenir M. Brownlow et revenait prier M. Bumble de la
suivre.

Elle l’introduisit dans le petit cabinet où se trouvaient
M. Brownlow et son ami M. Grimwig, assis à une table avec des
verres devant eux.

«Un bedeau! s’écria ce dernier en voyant entrer M. Bumble; c’est
un bedeau de paroisse! j’en mangerais ma tête.

Celui-ci obéit, très étonné des manières originales de M. Grimwig;
M. Brownlow plaça la lampe de manière à voir en plein la figure de
bedeau, et dit avec un peu d’impatience:

«Vous avez sans doute là, monsieur, l’avis que j’ai fait insérer
dans les journaux.

M. Brownlow fit un léger signe de tête pour imposer silence à son
ami, et continua:

«Savez-vous ce qu’est devenu ce pauvre enfant?

M. Bumble ne se le fit pas dire deux fois et hocha la tête d’un
air profond.

«Voyez-vous!» dit M. Grimwig en regardant son ami d’un air
triomphant.

M. Brownlow considérait avec appréhension la mine rengorgée du
bedeau, et lui demanda d’exposer, aussi brièvement que possible,
tout ce qu’il savait sur le compte d’Olivier.

M. Bumble posa son chapeau à terre, déboutonna sa redingote, se
croisa les bras, rejeta sa tête en arrière, et, après quelques
moments de réflexion, commença son récit.

Il serait superflu de rapporter ici les propres paroles du bedeau,
qui mit bien vingt minutes à discourir. En résumé, il dit
qu’Olivier était un enfant trouvé, né de parents obscurs et
pervers; que depuis sa naissance il n’avait montré qu’hypocrisie,
ingratitude et méchanceté; qu’il avait terminé son court séjour
dans sa ville natale en essayant d’assassiner lâchement un garçon
inoffensif, et qu’il s’était sauvé la nuit de la maison de son
maître. À l’appui de ses assertions, M. Bumble étala sur la table
les papiers qu’il avait apportés avec lui; puis, se croisant les
bras de nouveau, il attendit les observations de M. Brownlow.

«Je crains bien que tout cela ne soit que trop vrai, dit le vieux
monsieur avec tristesse, après avoir examiné les papiers. Voici
cinq guinées pour vos renseignements; mais, j’aurais volontiers
donné le triple de cette somme pour qu’ils fussent favorables à
l’enfant.»

Il est vraisemblable que, si M. Bumble eût su cela plus tôt, il
aurait donné à sa petite histoire une tout autre couleur. Mais
maintenant, il était trop tard; il fit un profond salut, empocha
les cinq guinées et sortit.

Pendant quelques minutes M. Brownlow se promena en long et en
large dans la chambre, d’un air si attristé par le récit du
bedeau, que M. Grimwig renonça à le contrarier plus longtemps.
Enfin il s’arrêta et agita violemment la sonnette.

«Madame Bedwin, dit M. Brownlow en voyant entrer la femme de
charge, cet enfant, cet Olivier, est un imposteur.

Ceci allait tout droit à l’adresse de M. Grimwig, qui était resté
garçon; mais il se contenta de répondre par un sourire, et la
vieille dame allait probablement continuer sa harangue, quand
M. Brownlow lui imposa silence.

«Taisez-vous! dit-il, en feignant une irritation qu’il était loin
de ressentir; que je n’entende jamais le nom de cet enfant! C’est
pour vous dire cela que j’ai sonné. Jamais, entendez-vous, jamais,
sous aucun prétexte. Vous pouvez vous retirer, madame Bedwin,
Souvenez-vous que je veux être obéi.»

Il y eut ce soir là des coeurs bien tristes chez M. Brownlow.
Quant à Olivier, il était en proie à la plus vive douleur, en
pensant à ses bons amis de Pentonville; heureusement pour lui, il
ignorait ce que leur avait conté le bedeau; car il en serait mort
de désespoir.

CHAPITRE XVIII
Comment Olivier passait son temps dans la société de ses
respectables amis.

Le lendemain vers midi, après que le Matois et maître Bates furent
sortis pour vaquer à leurs occupations ordinaires, M. Fagin saisit
l’occasion de faire à Olivier un long sermon sur l’affreux péché
d’ingratitude, et lui montra clairement qu’il s’en était rendu
coupable au premier chef, d’abord en s’éloignant volontairement de
la société de ses amis, qu’il avait plongés dans l’inquiétude, et
ensuite en essayant de leur échapper de nouveau, après qu’ils
avaient pris tant de peine et dépensé tant d’argent pour le
retrouver. M. Fagin insista surtout sur l’hospitalité qu’il avait
donnée à Olivier, et sur l’amitié qu’il lui avait témoignée; il
lui fit sentir que, sans cette assistance, il serait probablement
mort de faim; puis il lui raconta l’effrayante histoire d’un jeune
garçon qu’il avait secouru par charité, dans des circonstances
semblables, mais qui s’était montré indigne de sa confiance, avait
manifesté le désir d’entrer en relations avec la police, et avait
malheureusement fini par se faire pendre un beau matin à Old-
Bailey. Le juif ne chercha pas à dissimuler la part qu’il avait
prise à cette catastrophe; mais il déplora, les larmes aux yeux,
la cruelle nécessité à laquelle l’avait réduit le jeune homme en
question, lequel, par sa mauvaise tête et sa conduite perfide,
avait rendu ce fâcheux dénoûment indispensable à la sécurité de
lui Fagin et de ses intimes amis.

Le juif finit sa harangue par la description peu flatteuse des
désagréments de la potence, et, d’un ton affable et poli, déclara
qu’il avait l’espoir de n’être jamais forcé de soumettre Olivier
Twist à cette fâcheuse opération.

En écoutant M. Fagin, le petit Olivier tremblait de tous ses
membres, bien qu’il ne comprit qu’imparfaitement les sinistres
menaces contenues dans ces paroles. Il savait par expérience que
la justice pouvait confondre l’innocent avec le coupable, quand
par hasard elle les trouvait de compagnie; en se rappelant la
nature ordinaire des altercations de Fagin avec M. Sikes, il fut
porté à croire que déjà le juif avait plus d’une fois mis à
exécution son plan pour réprimer les indiscrétions et faire
disparaître les personnes trop communicatives. Il avait déjà saisi
certaines allusions à quelque ancienne machination de ce genre. Il
leva timidement les yeux, et rencontra le regard scrutateur du
juif; il comprit que sa pâleur et son effroi n’avaient pas échappé
au vieux scélérat, qui semblait même y prendre plaisir.

Un affreux sourire passa sur le visage de Fagin; il donna à
Olivier une petite tape sur la tête, et lui dit que, s’il était
bien tranquille et se mettait à la besogne, ils deviendraient une
paire d’amis; puis il prit son chapeau, endossa une vieille
redingote rapiécée, et sortit en fermant derrière lui la porte à
double tour.

Pendant toute cette journée et pendant les jours suivants, Olivier
resta seul, depuis le matin de bonne heure jusqu’à minuit.

Abandonné pendant de longues heures à ses pensées, il se reportait
sans cesse vers ses bons amis de Pentonville, et songeait avec
amertume à la fâcheuse opinion qu’ils devaient avoir de lui. Au
bout d’une semaine, le juif ne ferma plus à clef la porte de la
chambre, et Olivier eut la liberté de rôder dans la maison.

C’était un triste séjour. Les pièces du haut étaient garnies de
grands panneaux de boiserie, avec de larges portes, et des
corniches qui, bien que noircies par le temps et couvertes de
poussière, laissaient apercevoir des sculptures variées. Olivier
en conclut que jadis, longtemps avant la naissance du juif, cette
maison avait appartenu à des gens d’une classe plus élevée, et que
peut-être, tout affreuse et délabrée qu’elle était maintenant,
elle avait été alors une demeure joyeuse et élégante. Des
araignées avaient tendu leurs toiles à tous les angles des murs et
le long des plafonds; quelquefois, tandis qu’Olivier arpentait
doucement la chambre, une souris se mettait à trotter sur le
plancher, et se sauvait épouvantée dans son trou: c’étaient là les
seuls êtres vivants qu’il put voir ou entendre; souvent, quand la
nuit tombait, et qu’il était fatigué d’errer de chambre en
chambre, il allait se blottir dans un coin de l’allée qui donnait
sur la rue, pour être aussi près que possible de la société des
vivants, et il restait là, l’oreille tendue, à compter les heures
jusqu’au retour du juif et de ses élèves.

Dans toutes les chambres, les volets vermoulus des fenêtres
étaient soigneusement fermés, et les barreaux qui les retenaient
étaient fortement vissés dans le bois; le jour ne pénétrait que
par quelques trous ronds: ce qui donnait aux appartements un
aspect encore plus sinistre, et les peuplait d’ombres bizarres. Il
y avait, il est vrai, dans un grenier du fond, une fenêtre sans
volets, et garnie de barreaux rouillés; souvent Olivier venait s’y
installer pendant des heures entières, et regardait au loin d’un
air pensif; mais il ne pouvait voir qu’une masse confuse de toits
et de cheminées noires; quelquefois, pourtant, une vieille tête
grise se montrait aux combles d’une maison éloignée; mais elle
disparaissait aussitôt D’ailleurs, comme la fenêtre de
l’observatoire d’Olivier était condamnée, et que les carreaux
étaient obscurcis par une épaisse couche de poussière et de suie,
il pouvait à peine distinguer au travers les objets extérieurs;
mais, quant à essayer de se faire voir ou entendre, autant eût
valu pour lui être niché dans la boule qui surmonte la cathédrale
de Saint-Paul.

Un jour que le Matois et maître Bates devaient passer la soirée
dehors, le premier de ces jeunes filous se mit en tête d’apporter
à sa toilette plus de soin que de coutume; il n’avait pas souvent,
il faut le dire, de faiblesse de ce genre; en conséquence, il
daigna ordonner à Olivier de lui venir en aide.

Celui-ci était trop enchanté de se rendre utile, trop heureux
aussi de voir des visages humains quelque désagréables qu’ils
fussent, et trop désireux de se concilier l’affection de ceux qui
l’entouraient, quand il pouvait le faire honnêtement, pour hésiter
un instant à se plier à la volonté du Matois; celui-ci s’assit sur
la table, et Olivier, mettant un genou en terre, se mit à cirer
les bottes de M. Dawkins, ce que ce dernier appelait se faire
vernir les trotteuses
.

Soit que le Matois éprouvât ce sentiment de liberté et
d’indépendance que ressent tout animal raisonnable, quand il est
assis nonchalamment sur une table, fumant sa pipe, balançant
mollement une jambe, tout en faisant cirer ses bottes qu’il n’a
pas eu la peine d’ôter et qu’il n’aura pas l’ennui de remettre;
soit que la bonté du tabac éveillât sa sensibilité, ou, que la
bonne qualité de la bière influât sur son humeur, il s’abandonna à
un élan d’enthousiasme qui contrastait singulièrement avec son
caractère habituel; d’un air pensif il abaissa ses regards sur
Olivier, puis, levant la tête, il dit avec un soupir, moitié à
part et moitié à maître Bates:

«Quel dommage qu’il ne soit pas du métier!

Le Matois poussa encore un soupir et reprit sa pipe. Charlot en
fit autant, et tous deux fumèrent en silence pendant quelques
instants.

«Je parie que tu ne sais seulement pas ce que c’est que le métier?
dit le Matois d’un air de pitié.

Maître Bates voulait seulement dire par là que c’était un chien
doué de toutes les qualités, et ne songeait pas que cette remarque
offrait un autre sens également juste: car il y a bien des hommes
et des femmes qui se donnent pour de parfaits chrétiens, et qui ne
ressemblent pas mal au chien de M. Sikes.

«C’est bon, c’est bon, dit le Matois en revenant au sujet de la
conversation; ceci n’a rien à faire avec le jeune nigaud ici
présent.

Olivier ne le savait que trop; mais, jugeant dangereux de
s’expliquer plus clairement, il soupira et se remit à cirer les
bottes du Matois.

«Allons donc! s’écria celui-ci; tu n’as donc pas de coeur, pas
d’amour-propre? Est-ce que tu voudrais vivre aux dépens de tes
amis?

Maître Bates fit un signe d’assentiment, et allait répondre, quand
tout à coup le souvenir de la fuite d’Olivier lui revint à
l’esprit et le fit pouffer de rire; il avala la fumée de sa pipe,
et resta cinq minutes au moins à tousser et à frapper du pied.

«Tiens, regarde-moi ça, dit le Matois en tirant de sa poche une
poignée de schillings et de pence, voila ce qui s’appelle mener
une jolie existence! Et à quel jeu gagne-t-on tout cela? Il ne
tient qu’à toi de l’apprendre. Le trésor où j’ai pris cet argent
n’est pas encore à sec, va. Et tu ne veux pas en avoir autant,
idiot que tu es!

– Voici à peu près ce que c’est,» dit Charlot. En même temps il
saisit un bout de sa cravate, et, le tenant en l’air, il pencha sa
tête sur son épaule, et fit craquer ses dents d’une manière
singulière, montrant, par cette pantomime expressive, que se faire
accrocher ou se faire pendre était une seule et même chose. «Tu
comprends maintenant, dit Charlot; mais vois donc, Jack, comme il
me regarde d’un air ébahi… Je n’ai jamais vu pareille innocence!
il me fera mourir à force de rire, c’est sûr.»

Et maître Bates, après avoir ri aux larmes, reprit sa pipe et se
remit à fumer.

«Tu n’as pas été bien éduqué, Olivier, dit le Matois en regardant
ses bottes avec satisfaction, quand Olivier les eut rendues bien
luisantes; Fagin fera quelque chose de toi pourtant, ou tu serais
le premier qui ne répondrait pas par ses progrès à l’habileté de
sa direction; tu ferais mieux de te mettre tout de suite à la
besogne, car tu en viendras toujours là un jour ou l’autre, sans
même t’en douter, et en attendant tu perds ton temps.»

Maître Bates appuya cet avis de force réflexions morales de son
cru; ensuite son ami M. Dawkins et lui entamèrent un long dialogue
sur les mille agréments de la vie qu’ils menaient; ils
insinuèrent, à plusieurs reprises, à Olivier, que le meilleur
parti qu’il eût à prendre était de mériter au plus vite la
bienveillance de Fagin, en s’y prenant comme eux-mêmes l’avaient
fait.

«Et mets-toi bien dans la cervelle, dit le Matois en entendant le
juif ouvrir la porte, que si tu n’escamotes pas des toquantes…

Tout en donnant ainsi son assentiment aux beaux raisonnements du
Matois, le vieux juif se frottait les mains d’un air de
satisfaction, et s’applaudissait des talents de son élève.

La conversation en resta là, car le Juif était rentré en compagnie
de miss Betty et d’un monsieur qu’Olivier n’avait pas encore vu,
mais que le Matois salua du nom de Tom Chitling.

M. Chitling était plus âgé que le Matois et comptait environ dix-
huit printemps; mais il avait, à l’égard de son jeune confrère, un
ton de déférence qui semblait indiquer qu’il se reconnaissait un
peu inférieur à lui en génie et en habileté dans l’exercice de sa
profession. Il avait de petits yeux qu’il clignait sans cesse, et
la figure gravée de petite vérole. Une casquette de loutre, une
veste de gros drap brun, un méchant pantalon de futaine et un
tablier, composaient tout son costume; à dire vrai, sa garde-robe
n’était plus présentable; mais il s’excusa près de la compagnie en
disant qu’il avait fini son temps depuis une heure à peine, et
qu’ayant toujours porté le costume réglementaire, depuis six
semaines, il n’avait pas eu le loisir de s’occuper de ses effets,
M. Chitling ajouta, d’un ton très courroucé, qu’on avait adopté
là-bas un nouveau système de fumigation pour les vêtements,
système infernal et inconstitutionnel, qui les brûlait sans qu’on
eût aucun recours contre une telle injustice; il s’éleva aussi
avec force contre l’usage adopté de couper les cheveux des gens,
et déclara cette mesure absolument illégale; enfin il termina ses
observations en affirmant que, pendant quarante-deux mortelles
journées de travail forcé, il n’avait pas avalé une goutte de
n’importe quoi, et qu’il consentait à être empalé, s’il n’avait
pas le gosier aussi sec qu’un four à chaux.

«Olivier, demanda le juif, tandis que les jeunes filous mettaient
sur la table une bouteille d’eau-de-vie, d’où penses-tu qu’arrive
monsieur?

Les jeunes voleurs rirent de cette saillie, et, après quelques
plaisanteries sur le même sujet, ils échangèrent avec Fagin
quelques mots à voix basse, et quittèrent la chambre.

Après avoir causé un instant tête à tête, le nouveau venu et Fagin
allèrent s’asseoir auprès du feu. Le juif dit à Olivier de venir
prendre place près de lui, et fit tomber la conversation sur les
sujets les plus propres à intéresser ses auditeurs. Il s’étendit
sur les grands avantages du métier, sur l’habileté du Matois, la
bonne humeur de Charlot Bates et la libéralité de lui, Fagin.
Quand il eut épuisé tous ces sujets, comme M. Chitling tombait de
fatigue (effet ordinaire d’un séjour de quelques semaines à la
maison de correction), miss Betty se retira, et la société se
sépara pour aller dormir.

À partir de ce jour, Olivier ne resta presque jamais seul; il fut
continuellement en rapport avec les deux jeunes filous, qui
jouaient chaque matin avec le juif à leur jeu favori; était-ce
pour les rendre plus adroits, ou pour former peu à peu Olivier? à
cela M. Fagin eût pu répondre mieux que personne. Parfois le vieux
scélérat leur contait des histoires d’escroquerie de sa jeunesse,
d’une manière si plaisante et si originale, qu’Olivier ne pouvait
s’empêcher de rire de tout son coeur, et de montrer qu’en dépit de
la délicatesse de ses sentiments, il prenait plaisir à ces récits.

En un mot, le vieux misérable tenait l’enfant dans ses filets;
après l’avoir amené, par la solitude et la tristesse, à préférer
une société quelconque à l’isolement dans cet affreux séjour, sans
autre passe-temps que ses tristes pensées, il versait peu à peu
dans son coeur le poison sur lequel il comptait pour le corrompre
et le souiller à tout jamais.

CHAPITRE XIX.
Discussion et adoption d’un plan de campagne.

Par une nuit sombre, pluvieuse et froide, le juif, après avoir
boutonné jusqu’au haut sa grande redingote, et relevé le collet
sur ses oreilles de manière à cacher le bas de sa figure, sortit
de son affreuse tanière. Il s’arrêta un instant sur le seuil,
tandis que, derrière lui, on fermait soigneusement la porte à clef
et qu’on poussait les verrous; il prêta l’oreille pour s’assurer
que ses élèves s’acquittaient bien de ces mesures de prudence, et,
quand il n’entendit plus le bruit de leurs pas, il s’éloigna au
plus vite.

La maison où l’on avait conduit Olivier était dans le voisinage de
Whitechapel. Arrivé au coin de la rue, le juif s’arrêta de
nouveau, jeta autour de lui un regard défiant, puis passa de
l’autre côté, et se dirigea vers Spitalfields.

Une boue épaisse couvrait le pavé; les rues étaient plongées dans
le brouillard; la pluie tombait lentement, l’air était froid, le
sol glissant: c’était, en un mot, une nuit faite exprès pour un
promeneur tel que le juif. Tandis qu’il cheminait à pas de loup,
rasant les murailles ou se dissimulant sous l’auvent des
boutiques, l’affreux vieillard ressemblait à un hideux reptile
sorti de la fange et des ténèbres, et rampant dans l’ombre, à la
recherche d’une nourriture immonde.

Il parcourut un grand nombre de rues étroites et tortueuses,
jusqu’à ce qu’il eût atteint Bethnal-Green; puis, tournant tout à
coup à gauche, il s’engagea dans un dédale de petites rues sales,
comme on en trouve tant dans ce quartier populeux de Londres.

Le juif semblait du reste trop bien connaître les lieux qu’il
traversait, pour éprouver la moindre difficulté à s’orienter,
malgré l’obscurité, au milieu de ce labyrinthe; il parcourut à
grands pas nombre de passages et d’allées, et s’engagea enfin dans
une rue mal éclairée par un unique réverbère, placé à l’autre
bout. Il frappa à la porte d’une maison, et, après avoir échangé
quelques mots à voix basse avec la personne qui vint lui ouvrir,
il monta l’escalier.

Au moment où il toucha le loquet de la porte, un chien gronda, et
on entendit une voix d’homme demander: «Qui va là?»

L’accoutrement de Fagin avait sans doute induit le chien en
erreur: car, dès que le juif eut déboutonné sa redingote et l’eut
posée sur le dos d’une chaise, l’animal regagna son coin en
remuant la queue, montrant par là qu’il était aussi satisfait que
possible.

«Eh bien! dit Sikes.

Le juif s’adressa à la jeune fille avec un certain embarras, et
comme s’il doutait de l’accueil qu’elle lui ferait; car c’était la
première fois qu’il la voyait depuis qu’elle avait pris parti pour
Olivier. Mais ses doutes, s’il en avait, furent bientôt dissipés
par la conduite de Nancy à son égard; elle retira ses pieds du
garde-feu, recula sa chaise, et dit à Fagin d’avancer la sienne;
car la nuit était glaciale.

«Il fait bien froid, Nancy, ma bonne, dit le juif en chauffant ses
mains ridées; il y a de quoi vous glacer jusqu’aux os, ajouta-t-il
en portant la main à son côté gauche.

Nancy se hâta de prendre une bouteille dans une armoire qui en
contenait un grand nombre, de formes diverses et probablement
pleines de toute sorte de liqueurs. Sikes remplit un verre d’eau-
de-vie, et invita le juif à le vider.

«Assez comme cela, Guillaume, merci, dit le juif en posant le
verre après y avoir seulement touché du bout des lèvres.

M. Sikes, de l’air le plus méprisant, prit le verre, et jeta dans
les cendres la liqueur qu’il contenait, puis le remplit pour lui-
même, et le vida d’un trait.

Pendant ce temps, le juif promenait ses regards autour de la
chambre, non par curiosité, car il la connaissait depuis
longtemps, mais avec cette expression inquiète et soupçonneuse qui
lui était naturelle. Elle était pauvrement meublée, et les objets
contenus dans l’armoire indiquaient seuls qu’elle n’était pas
occupée par un ouvrier. Rien ne pouvait éveiller de soupçons, sauf
deux ou trois gros gourdins placés dans un coin, et un casse-tête
accroché au-dessus de la cheminée.

«Allons, dit Sikes en faisant claquer ses lèvres, maintenant, je
suis à vous.

Il comprit pourtant que cela importait, car il baissa le ton en
prononçant ces mots et redevint plus calme.

«Allons, allons, dit le juif d’un air doucereux, c’était seulement
par prudence… rien de plus. Maintenant, mon cher, parlons de
cette maison de Chertsey; quand fait-on le coup, hein! Guillaume?
Tant d’argenterie, mes amis, tant d’argenterie! ajouta-t-il en se
frottant les mains et en écartant ses sourcils, comme s’il avait
déjà le trésor.

À ces mots, le juif parut déconcerté, et, après avoir rêvé
quelques minutes, le menton dans la poitrine, il leva la tête et
dit que, si le rapport du séduisant Tobie Crackit était exact, il
était à craindre que l’affaire ne tombât dans l’eau.

«Et pourtant, ajoutait le vieillard en posant ses mains sur ses
genoux, c’est une chose déplorable, mon cher, que de perdre tant
de richesses que nous croyions déjà tenir.

Un long silence s’ensuivit, pendant lequel le juif resta plongé
dans une profonde rêverie; ses traits contractés avaient une
expression vraiment diabolique. De temps à autre Sikes l’observait
du coin de l’oeil, et Nancy, craignant sans doute d’irriter le
brigand, restait immobile, les yeux fixés au fond de la cheminée,
comme si elle n’avait pas entendu un mot de la conversation.

«Fagin, dit Sikes, rompant tout à coup le silence, me reviendra-t-
il cinquante souverains hors part, si nous en venons à bout du
dehors?

Ses yeux étincelaient, et tous les muscles de son visage
trahissaient l’émotion que lui causait cette demande.

«Dans ce cas, dit Sikes, en repoussant la main du juif avec
dédain, ça se fera quand vous voudrez. L’avant-dernière nuit, nous
avons escaladé, Tobie et moi, le mur du jardin, et sondé les
volets et les battants de la porte. La maison est barricadée la
nuit comme une prison; mais il y a un endroit que nous pouvons
briser sans bruit.

Le juif fit un signe de tête en montrant Nancy, qui restait
immobile devant le feu: il donnait ainsi à entendre à Sikes qu’il
devrait éloigner la jeune fille: celui-ci haussa les épaules avec
impatience, mais se rendit pourtant au désir du juif, et demanda à
Nancy d’aller lui chercher un pot de bière.

«Tu n’en veux pas, dit Nancy en se croisant les bras et en restant
tranquillement à sa place.

Le juif hésitait encore, et Sikes les regarda l’un et l’autre avec
quelque surprise.

«En quoi cette fille peut-elle vous gêner, Fagin? demanda-t-il
enfin; il y a assez longtemps que vous la connaissez pour vous
fier à elle, ou alors, à tous les diables! Elle n’est pas femme à
jaser; n’est-ce pas, Nancy?

Et il s’arrêta encore.

«Mais quoi? demanda Sikes.

Nancy partit d’un grand éclat de rire, et, avalant un verre d’eau-
de-vie, secoua la tête d’un air de défi, et se mit à pousser des
exclamations incohérentes: «Allez toujours votre chemin! Ne parlez
jamais de vous rendre!» et autres semblables, ce qui parut
rassurer complètement les deux hommes. Le juif hocha la tête avec
satisfaction et se rassit; M. Sikes en fit autant.

«Maintenant, Fagin, dit Nancy en riant, contez à Guillaume vos
projets sur Olivier.

Le vieillard croisa ses bras sur sa poitrine, enfonça sa tête dans
ses épaules, et tressaillit de joie.

«À nous! dit Sikes. À vous, vous voulez dire.

Sikes fit un signe de tête affirmatif.

«Et avez-vous songé…

Après une discussion à laquelle les trois personnages prirent
part, il fut décidé que le lendemain, à la nuit close, Nancy irait
chez le juif et ramènerait Olivier. Fagin observa adroitement que,
si l’enfant montrait de la répugnance pour l’entreprise, il
suivrait plutôt Nancy que tout autre, puisqu’elle s’était
interposée récemment en sa faveur. On stipula formellement que le
pauvre Olivier serait abandonné, sans réserve, aux soins et à la
garde de M. Guillaume Sikes; et de plus que ledit Sikes en agirait
avec lui comme il l’entendrait, sans être responsable, auprès du
juif, de ce qui pourrait arriver de fâcheux à l’enfant, ni de tout
châtiment qu’il jugerait nécessaire de lui infliger, à condition,
bien entendu, que les assertions de M. Sikes, à son retour,
seraient confirmés, dans tous les détails importants, par le
témoignage du séduisant Tobie Crackit.

Quand on fut d’accord sur tous les points, M. Sikes se mit à boire
de l’eau-de-vie à plein verre et à brandir sa pince d’une manière
peu rassurante, en chantant à tue-tête, ou en proférant
d’affreuses imprécations. Enfin, dans un accès d’enthousiasme pour
son métier, il voulut examiner sa boite à outils; il ne l’eut pas
plutôt ouverte, pour expliquer l’usage et l’emploi des divers
instruments d’effraction qu’elle contenait, et vanter le mérite de
leur fabrication, qu’il tomba sur le plancher, et s’endormit à
l’endroit où il était tombé.

«Bonsoir, Nancy, dit le juif, en s’affublant de sa grande
redingote.

Leurs yeux se rencontrèrent, et Fagin lança à la jeune fille un
regard pénétrant et scrutateur. Elle ne broncha pas; le juif
allongea sournoisement en passant un coup de pied à l’ivrogne
étendu sur le plancher, et descendit l’escalier à tâtons.

«Toujours la même chose, marmottait le juif entre ses dents en
prenant le chemin de sa demeure. Ce qu’il y a de pis chez ces
femmes, c’est qu’un rien leur rappelle un sentiment oublié depuis
longtemps; mais ce qu’il y a de bon, c’est que cela ne dure pas.
Ha! ha! l’homme contre l’enfant, pour un sac d’or!»

Tout en trompant l’ennui de la route par ces agréables réflexions,
M. Fagin regagna son obscure tanière, où le Matois était encore
sur pied, attendant avec impatience le retour de son maître.

«Olivier est-il couché? j’ai à lui parler, fut la première phrase
du juif en descendant l’escalier.

L’enfant, profondément endormi, reposait sur un matelas grossier
étendu sur le plancher. L’inquiétude, la tristesse, l’ennui de la
captivité, l’avaient rendu pâle comme la mort, non telle qu’elle
se montre à nous sous le linceul et dans le cercueil, mais telle
qu’elle s’offre à nos yeux au moment où la vie vient de
s’éteindre; quand une âme jeune et pure vient de s’envoler vers le
ciel, et que l’air grossier de ce monde n’a pas encore eu le temps
de souffler sur cette poussière qu’elle animait et qu’elle
sanctifiait.

«Pas maintenant, dit le juif en s’éloignant sans bruit. Demain,
demain.»

CHAPITRE XX.
Olivier est remis entre les mains de M. Guillaume Sikes.

Le matin, à son réveil, Olivier ne fut pas peu surpris de trouver
au pied de son lit, au lieu de ses vieilles chaussures, une paire
de souliers neufs, garnis de bonnes grosses semelles. Cette
découverte le réjouit d’abord, dans l’espérance que c’était peut-
être le prélude de sa mise en liberté; mais cet espoir s’évanouit
bientôt. Au moment du déjeuner, comme il se trouvait seul avec le
juif, celui-ci lui dit, d’un ton et d’un air qui ne firent
qu’augmenter ses craintes, que le soir même on viendrait le
prendre pour le mener à la demeure de Guillaume Sikes.

«C’est pour… pour y rester, monsieur? demanda Olivier avec
anxiété.

Le vieillard, tout en raillant ainsi Olivier, était accroupi
devant le feu, occupé à faire griller une tranche de pain; il se
mit à rire pour montrer qu’il savait parfaitement que l’enfant
serait charmé de s’échapper, s’il le pouvait.

«Je suppose, reprit-il en le regardant fixement, je suppose que tu
voudrais savoir pourquoi tu vas chez Guillaume, hein?»

Olivier rougit involontairement en voyant que le vieux scélérat
avait lu dans sa pensée, mais il répondit sans hésiter:

«C’est vrai; je voudrais le savoir.

Le juif parut très contrarié de voir qu’Olivier ne témoignait pas
plus de curiosité à ce sujet; mais, à vrai dire, celui-ci, bien
qu’il fût dévoré d’inquiétude, était si troublé par le regard
scrutateur de Fagin et par ses propres pensées, qu’il ne put en
demander davantage en ce moment. L’occasion ne se présenta plus;
le juif resta morne et silencieux jusqu’au soir, et, à la nuit
close, se prépara à sortir.

«Tu peux allumer une chandelle, dit le juif en en posant une sur
la table; et voici un livre pour te distraire jusqu’à ce qu’on
vienne te chercher. Bonsoir.

Le juif se dirigea vers la porte, en regardant l’enfant du coin de
l’oeil; puis il s’arrêta brusquement et l’appela par son nom.

Olivier leva la tête; le juif, lui montrant du doigt la chandelle,
lui fit signe de l’allumer. Il obéit; et, comme il posait le
flambeau sur la table, il vit que le juif, les sourcils froncés,
l’examinait attentivement du fond de la chambre.

«Prends garde, Olivier! prends garde à toi! dit le vieillard avec
un geste qui en disait plus que des paroles; c’est un butor
capable de tout, pour peu qu’on l’irrite. Quoi qu’il arrive, ne
dis rien, et fais tout ce qu’il voudra. Réfléchis bien à ce que je
te dis là!»

Il appuya beaucoup sur ces derniers mots; un horrible sourire
passa sur son visage; il fit un signe de tête et sortit.

Olivier, resté seul, mit sa tête dans ses mains, et réfléchit avec
angoisse aux paroles qu’il venait d’entendre: plus il pensait à la
recommandation du juif, et plus il se perdait en conjectures sur
le sens et la portée de cet avis. Si l’on avait à son égard des
intentions criminelles, ne pouvait-on pas les mettre à exécution
tout aussi bien chez Fagin que chez Sikes? Tout considéré, il
s’arrêta à l’idée qu’on l’avait choisi pour remplir chez ce
dernier quelques fonctions domestiques, jusqu’à ce qu’il se fût
procuré un garçon qui lui convînt davantage; il était trop habitué
à souffrir, et il avait trop souffert chez le juif, pour regretter
un changement, quel qu’il fût. Il resta quelques minutes plongé
dans ces pensées, puis moucha la chandelle en soupirant, et,
ouvrant le livre que Fagin lui avait laissé, se mit à le
parcourir.

D’abord il le feuilleta d’un air distrait; mais il tomba bientôt
sur un passage qui attira son attention, et il finit par être
complètement absorbé dans sa lecture. C’était l’histoire de la vie
et du jugement des grands criminels; le livre avait tant servi que
les pages en étaient souillées et noircies. Il y lut le récit de
crimes horribles, à faire dresser les cheveux sur la tête,
d’assassinats commis secrètement sur des chemins détournés, des
histoires de cadavres jetés dans des fossés ou dans des puits qui,
tout profonds qu’ils étaient, n’avaient pu les cacher pour
toujours: au bout de quelques années on les avait retrouvés, et,
en les voyant, les assassins avaient perdu la tête, confessé leur
crime, et demandé à grands cris que le gibet mît fin à leurs
tourments. Plus loin, c’était l’histoire d’hommes qui s’étaient
familiarisés peu à peu avec l’idée du crime, et avaient fini par
commettre des horreurs à faire frissonner. Ces affreux tableaux
étaient tracés avec tant de vérité, que les pages du livre prirent
aux yeux d’Olivier une couleur de sang, et qu’il crut entendre les
gémissements étouffés des victimes.

La terreur de l’enfant devint telle qu’il ferma le livre et le
jeta loin de lui; il tomba à genoux, et demanda à Dieu avec
ferveur de le garder pur de tels forfaits, et de lui envoyer
plutôt la mort que de permettre qu’il devint criminel. Peu à peu
il se calma, et, d’une voix faible et tremblante, il conjura le
ciel de lui venir en aide au milieu des dangers qui le menaçaient,
d’avoir pitié d’un pauvre enfant abandonné qui n’avait jamais
connu l’affection d’un parent ni d’un ami, et de le secourir en ce
moment où, désespéré et sans appui, il se trouvait seul au milieu
d’hommes pervers et criminels.

Sa prière terminée, il était encore à genoux, la tête cachée dans
ses mains, quand un léger bruit le fit tressaillir.

«Qu’est-ce? s’écria-t-il en se relevant et en apercevant quelqu’un
debout près de la porte, qui est là?

Olivier leva la chandelle au-dessus de sa tête, et regarda du côté
de la porte: c’était Nancy.

«Baisse cette chandelle, dit la jeune fille en détournant la tête,
elle me fait mal aux yeux.»

Olivier vit qu’elle était très pâle, et lui demanda
affectueusement si elle était malade. Elle se laissa tomber sur
une chaise, en lui tournant le dos, et se tordit les mains; mais
elle ne répondit pas.

«Dieu me pardonne! dit-elle après un silence; je n’aurais jamais
cru cela.

Elle s’agita sur sa chaise, porta la main à sa gorge, poussa un
sourd gémissement, et fit des efforts pour respirer.

«Nancy! s’écria Olivier très inquiet; qu’avez-vous?»

La jeune fille frappa des mains sur ses genoux, et des pieds sur
le plancher, puis s’arrêta tout à coup, s’enveloppa dans son châle
et grelotta de froid.

Olivier attisa le feu; elle rapprocha sa chaise du foyer et resta
quelques instants sans parler; enfin elle leva la tête et regarda
autour d’elle.

«Je ne sais ce qui me prend de temps à autre, dit-elle, en se
donnant une contenance et en réparant le désordre de sa toilette;
c’est l’effet de cette chambre sale et humide, je crois.
Maintenant, mon petit Olivier, es-tu prêt?

Olivier put voir qu’il avait quelque influence sur la sensibilité
de Nancy, et il eut un instant la pensée de faire appel à sa
commisération; mais il songea tout à coup qu’il était à peine onze
heures, qu’il y avait encore du monde dans les rues, et qu’il
trouverait sans doute quelqu’un qui ajouterait foi à ses paroles.
Dès que cette réflexion se fut présentée à son esprit, il s’avança
vers la porte, et dit bien vite qu’il était prêt à partir.

Ni cette réflexion ni le projet de l’enfant n’échappèrent à Nancy.
Tandis qu’il parlait, elle le regardait attentivement, et elle lui
lança un coup d’oeil qui indiquait assez qu’elle devinait
parfaitement ce qui se passait en lui.

«Chut! dit-elle en se penchant vers Olivier, et en montrant du
doigt la porte, tandis qu’elle regardait autour d’elle avec
précaution. Tu ne peux pas te sauver. J’ai fait pour toi tout ce
que j’ai pu, mais il n’y a pas eu moyen. Tu es cerné de tous
côtés, et, si jamais tu dois parvenir à t’échapper, sois sûr que
ce n’est pas en ce moment.»

Frappé du ton énergique de la jeune fille, Olivier la regarda avec
étonnement. Évidemment elle parlait sérieusement. Elle était pâle
et agitée, et tremblait de tous ses membres.

«Je t’ai déjà fait éviter des mauvais traitements, dit-elle, et je
t’en ferai éviter encore; c’est pour cela que je suis ici: car, si
d’autres que moi étaient venus te chercher, ils t’auraient mené
plus durement. J’ai promis que tu serais sage et tranquille; s’il
en est autrement, tu ne feras que te nuire et à moi aussi, et
peut-être seras-tu cause de ma mort. Tiens! regarde: voilà ce que
j’ai déjà enduré pour toi, aussi vrai que Dieu nous voit.»

En même temps, elle montrait à Olivier son cou et ses bras
couverts de meurtrissures.

Elle continua, en parlant très vite:

«N’oublie pas cela, et ne cherche pas en ce moment à m’attirer de
nouvelles souffrances; je ne demanderais pas mieux que de te venir
en aide, mais c’est au-dessus de mon pouvoir. On n’a pas
l’intention de te faire du mal, et, quoi qu’on exige de toi, tu
n’en es pas responsable. Tais-toi! chaque mot que tu prononces me
fait mal. Donne-moi la main. Vite! vite!»

Elle saisit la main qu’Olivier lui tendit machinalement, souffla
la lumière, et entraîna l’enfant au haut de l’escalier. La porte
s’ouvrit aussitôt, tirée par une personne cachée dans l’obscurité,
et se referma immédiatement derrière eux. Un fiacre les attendait;
Nancy y fit monter bien vite Olivier, se plaça près de lui et
baissa les stores. Le cocher ne demanda pas où l’on allait, et en
moins d’une seconde le cheval partit comme un trait.

Nancy serrait toujours la main d’Olivier et lui réitérait à voix
basse ses avis et ses recommandations. Tout cela fut l’affaire
d’un instant; et il avait à peine eu le temps de songer où il
était, et à ce qui lui était arrivé, que la voiture s’arrêta à la
porte de la maison où le juif s’était rendu la veille au soir.

Olivier jeta un coup d’oeil rapide sur la rue déserte, et fut au
moment de crier au secours! Mais la jeune fille lui parlait à
l’oreille, et le suppliait si instamment de ne pas la
compromettre, qu’il n’eut pas le coeur de crier. Tandis qu’il
hésitait, il n’était déjà plus temps; il était dans la maison, et
la porte se refermait derrière lui.

«Par ici! dit Nancy en lâchant la main d’Olivier. Guillaume!

– On y va! répondit Sikes en se montrant au haut de l’escalier,
une chandelle à la main. Oh! tout va bien. Montez!»

Pour un individu de la trempe de M. Sikes, c’étaient là des
paroles de satisfaction, et un accueil singulièrement cordial,
Nancy parut y être très sensible, et le salua amicalement.

«J’ai fait sortir Turc avec Tom, observa Sikes en les éclairant;
il nous aurait gênés.

En s’adressant ainsi à son nouveau protégé, M. Sikes lui ôtait sa
casquette, et la jetait dans un coin; puis, prenant Olivier par
l’épaule, il s’assit près de la table, et fit tenir l’enfant droit
devant lui.

«D’abord, connais-tu ça?» demanda Sikes en prenant sur la table un
pistolet de poche.

Olivier répondit affirmativement.

«Dans ce cas, attention! continua Sikes, Voici de la poudre, voici
une balle, et un lambeau de vieux chapeau pour servir de bourre.»

Olivier murmura à voix basse qu’il connaissait l’usage de ces
divers objets, et M. Sikes se mit à charger le pistolet avec
beaucoup de soin.

«Maintenant le voici chargé, dit-il quand il eut fini.

Pour donner encore plus de force à ses paroles, M, Sikes proféra
un affreux jurement et continua:

«Autant que je puis le savoir, si on t’expédiait, personne au
monde ne viendrait savoir de tes nouvelles: ainsi je n’aurais pas
besoin de me casser la tête à te donner toutes ces explications,
si ce n’était pour ton bien. Tu m’entends, hein?

Aussitôt Nancy mit la nappe, et, après s’être absentée quelques
instants, rentra avec un pot de bière et un plat de têtes de
mouton, lequel fournit à M. Sikes l’occasion de faire quelques
plaisanteries. Cet honnête homme, stimulé peut-être par la
perspective d’une expédition immédiate, se laissa aller à un accès
de gaieté et de bonne humeur. Par exemple, il trouva plaisant
d’avaler toute la bière d’un seul trait, et il ne jura guère plus
d’une centaine de fois pendant le repas.

Le souper fini (on comprend aisément qu’Olivier n’avait pas eu
grand appétit), M. Sikes avala deux verres d’eau-de-vie et se jeta
sur son lit, en ordonnant à Nancy avec mille imprécations pour le
cas où elle y manquerait, de l’éveiller à cinq heures précises. Il
enjoignit à Olivier de s’étendre tout habillé sur un matelas à
terre. La jeune fille attisa le feu et s’assit devant la cheminée,
pour être prête à les éveiller à l’heure dite.

Olivier resta longtemps sans dormir: il pensait que peut-être
Nancy chercherait l’occasion de lui donner à voix basse quelque
nouvel avis; mais elle resta immobile devant le feu. Épuisé de
fatigue et d’inquiétude, l’enfant finit par s’endormir
profondément.

Quand il s’éveilla, la théière était sur la table, et Sikes était
occupé à mettre différents objets dans la poche de sa grande
redingote, posée sur le dos d’une chaise, tandis que Nancy se
donnait beaucoup de mouvement pour préparer le déjeuner. Il ne
faisait pas jour; la chandelle brûlait encore, et tout était
sombre au dehors: une pluie violente battait contre les vitres, et
le ciel semblait noir et couvert de nuages.

«Allons! allons! grommela Sikes, tandis qu’Olivier se levait: cinq
heures et demie! Dépêche-toi, ou tu n’auras pas le temps de
déjeuner; il faut se mettre en route!»

Olivier ne fut pas long à faire sa toilette; il mangea un peu et
dit qu’il était prêt.

Nancy, le regardant à peine, lui jeta un mouchoir pour se garantir
le cou, et Sikes lui donna un grand collet d’étoffe grossière pour
se couvrir les épaules. Ainsi accoutré, l’enfant donna la main au
brigand, qui s’arrêta un instant pour lui montrer, avec un geste
menaçant, qu’il avait le pistolet dans la poche de côté de sa
redingote; puis il serra étroitement la main d’Olivier dans la
sienne, dit adieu à Nancy, et sortit.

Comme ils franchissaient le seuil, Olivier tourna la tête un
instant dans l’espoir de rencontrer le regard de Nancy; mais elle
avait repris sa place devant le feu, et se tenait complètement
immobile.

CHAPITRE XXI.
L’expédition.

Ce fut par une triste matinée qu’ils se mirent en route; le vent
soufflait avec violence, et la pluie tombait à torrents; des
nuages sombres et épais voilaient le ciel; la nuit avait été très
pluvieuse, car de larges flaques d’eau couvraient ça et là les
rues, et les ruisseaux débordaient. Une faible lueur annonçait
l’approche du jour, mais elle ajoutait à la tristesse de la scène
plus qu’elle ne la dissipait; cette pâle lumière ne faisait
qu’affaiblir l’éclat des réverbères, sans éclairer davantage les
toits humides et les rues solitaires; il ne semblait pas que
personne fût encore debout dans ce quartier; toutes les fenêtres
étaient soigneusement fermées, et les rues qu’ils traversaient
étaient désertes et silencieuses.

Tandis qu’ils gagnaient Bethnal-Green, le jour parut tout à fait.
Déjà nombre de réverbères étaient éteints; quelques chariots se
dirigeaient lentement vers Londres: de temps à autre une diligence
couverte de boue brûlait le pavé, et le postillon, par manière
d’avertissement, donnait, en passant, un coup de fouet au pesant
charretier qui, en ne prenant pas la droite de la chaussée,
l’avait exposé à arriver une demi-minute trop tard. Les tavernes,
intérieurement éclairées au gaz, étaient déjà ouvertes. Peu à peu
d’autres boutiques s’ouvrirent aussi, et on rencontra quelques
passants: des bandes d’ouvriers se rendant à leur travail; des
hommes et des femmes portant sur la tête des paniers de poisson;
de petites charrettes de légumes traînées par des ânes; des
voitures à bras pleines de viande; des laitières avec leurs seaux;
enfin une file continuelle de gens se dirigeant avec des
marchandises de toute sorte vers les faubourgs à l’est de la
capitale. À mesure qu’ils approchaient de la Cité, le bruit et le
mouvement ne firent que s’accroître, et, quand ils enfilèrent les
rues situées entre Shoreditch et Smithfield, ils se trouvèrent au
milieu d’un vrai tumulte; il faisait grand jour, autant du moins
qu’il peut faire jour à Londres en hiver, et la moitié de la
population vaquait déjà aux affaires de la matinée.

Après avoir quitté Sun-Street et Crown-Street, et traversé
Finsbury-Square, M. Sikes prit par Chiswell-Street, Barbican et
Long-Lane, et atteignit Smithfield, d’où s’élevait un vacarme qui
remplit Olivier de surprise.

C’était jour de marché; on avait de la boue jusqu’aux chevilles;
une épaisse vapeur se dégageait du corps des bestiaux, et se
confondait avec le brouillard dans lequel disparaissaient les
cheminées. Tous les parcs, au milieu de cette vaste enceinte,
étaient pleins de moutons; on avait même ajouté un grand nombre de
parcs provisoires, et une multitude de boeufs et de bestiaux de
toute sorte étaient attachés, en files interminables, à des
poteaux le long du ruisseau; paysans, bouchers, marchands
ambulants, enfants, voleurs, flâneurs, vagabonds de toute sorte,
mêlés et confondus, formaient une masse confuse.

Le sifflement des bouviers, l’aboiement des chiens, le beuglement
des boeufs, le bêlement des moutons, le grognement des porcs; les
cris des marchands ambulants, les exclamations, les jurements, les
querelles, le son des cloches et les éclats de voix qui partaient
de chaque taverne, le bruit de gens qui vont et viennent, qui se
poussent, se battent, crient et hurlent; le brouhaha du marché, le
mouvement de tant d’hommes à la figure sale et repoussante, à la
barbe inculte, se démenant en tout sens, se coudoyant et se
heurtant, tout contribuait à vous assourdir: il y avait vraiment
de quoi être ahuri.

M. Sikes, traînant Olivier après lui, se frayait violemment
passage au plus épais de la foule, et faisait peu attention à ce
tumulte, qui était pour l’enfant chose nouvelle et surprenante.
Deux ou trois fois, il fit un signe de tête à des amis qu’il
rencontra; mais chaque fois il refusa de boire avec eux le coup du
matin, et continua à avancer aussi vite que possible, jusqu’à ce
qu’il fût sorti du marché et qu’il eût gagné Hosier-Lane et
Holburn.

«Allons, jeune homme! dit-il d’un ton bourru en regardant
l’horloge de l’église de Saint-André; il est près de sept heures!
il faut tricoter des jambes. Ne va pas rester en arrière au moins,
paresseux!»

Disant cela, M. Sikes secoua brusquement le bras d’Olivier, et
celui-ci hâtant le pas, ou plutôt se mettant à trotter, régla sa
marche de son mieux sur les grandes enjambées du brigand.

Ils gardèrent cette allure rapide jusqu’au delà de Hyde-Park, sur
la route de Kensington. Sikes ralentit le pas et attendit qu’une
charrette vide qui venait derrière eux les eût rejoints; voyant
écrit sur la plaque: Hounslow, il demanda au charretier, avec
toute la politesse dont il était capable, s’il voulait bien le
laisser monter jusqu’à Isleworth.

«Montez, dit l’homme. C’est à vous, ce petit garçon?

En même temps il fit monter l’enfant dans la charrette; le
charretier lui montra du doigt un tas de sacs, sur lesquels il lui
dit de se coucher pour se reposer.

En voyant se succéder sur la route les bornes posées à chaque
mille, Olivier se demandait avec étonnement où son compagnon avait
dessein de le mener. Déjà ils avaient laissé derrière eux
Kensington, Hammersmith, Chiswick, Kew-Bridge, Brentfort, et ils
allaient toujours, comme s’ils ne faisaient que de se mettre en
route. Enfin, ils arrivèrent à une auberge ayant pour enseigne:
la diligence à quatre chevaux; un peu plus loin, la route était
coupée par un chemin transversal. La charrette s’arrêta.

Sikes descendit avec précipitation, sans lâcher la main d’Olivier;
puis il aida celui-ci à descendre, en lui lançant un regard
furieux, et en portant la main, d’une manière significative, sur
la poche au pistolet.

«Au revoir, mon garçon! dit l’homme.

Il fouetta son cheval et s’éloigna. Sikes attendit qu’il fût hors
de vue; alors il dit à Olivier qu’il pouvait regarder autour de
lui s’il voulait, et ils continuèrent leur route.

À peu de distance de l’auberge ils tournèrent à gauche, puis à
droite, et marchèrent longtemps droit devant eux. De beaux
jardins, d’élégantes maisons de campagne, bordaient la route. Ils
ne s’arrêtèrent que pour prendre un peu de bière, et arrivèrent
enfin à une ville où Olivier vit écrit en grosses lettres sur un
mur: Hampton. Ils rôdèrent dans les champs pendant quelques
heures; ils revinrent enfin dans la ville, entrèrent dans une
vieille auberge dont l’enseigne était effacée, et se firent servir
à dîner dans la cuisine, au coin du feu.

C’était une espèce de salle basse, avec une grosse poutre au
milieu du plafond, et devant la cheminée des bancs à dossier
élevé, sur lesquels étaient assis plusieurs hommes en blouse,
occupés à boire et à fumer; ils regardèrent à peine Sikes, et
nullement Olivier. Sikes de son côté ne fit pas attention à eux,
alla se placer dans un coin avec son jeune compagnon, et ne fut
guère importuné par la compagnie.

On leur servit de la viande froide. Après le dîner, M. Sikes fuma
trois ou quatre pipes, et resta si longtemps à table qu’Olivier
commença à croire qu’ils n’iraient pas plus loin. Fatigué par une
si longue marche, et étourdi par la fumée du tabac, il s’assoupit,
et bientôt s’endormit profondément.

Il faisait tout à fait nuit quand Sikes le réveilla brusquement.
En ouvrant les yeux, il vit son compagnon en conférence intime
avec un paysan, avec lequel il buvait une pinte d’ale.

«Comme cela, vous allez au Bas-Halliford, n’est-ce pas? demanda
Sikes.

L’étranger pesa mûrement la valeur de cet argument, puis donna une
poignée de main à Sikes en déclarant qu’il était un digne homme. À
quoi celui-ci répondit que c’était une plaisanterie; on eût pu le
croire en effet, si le paysan eût été de sang-froid.

Après avoir encore échangé quelques politesses, ils souhaitèrent
le bonsoir à la compagnie, et sortirent, tandis que la servante
rangeait les pots et les verres, et venait, les mains pleines, se
planter devant la porte pour les voir partir.

Le cheval, à la santé duquel on avait bu, était devant la porte,
attelé à la charrette. Olivier et Sikes y montèrent sans plus de
cérémonie, et le paysan, après s’être répandu de nouveau en éloges
sur son cheval, et avoir défié l’aubergiste d’en trouver un
pareil, monta à son tour. Le garçon d’auberge prit le cheval par
la bride, le mena jusqu’au milieu de la route; mais à peine eut-il
lâché la bête qu’elle se mit à faire un mauvais usage de sa
liberté, à s’élancer de l’autre coté de la route et à se cabrer;
puis elle partit au galop, et disparut comme un trait.

La nuit était très sombre; un épais brouillard s’élevait de la
rivière et des marais d’alentour, et se répandait sur les champs.
Le froid était perçant. Tout était sombre et d’un aspect sinistre;
les voyageurs n’échangèrent pas une parole, car le conducteur
s’était assoupi, et Sikes n’avait nulle envie d’engager la
conversation; Olivier, blotti dans un coin, dévoré d’inquiétude et
de crainte, croyait voir dans les arbres, dont les branches se
balançaient tristement, autant de fantômes grimaçant au milieu de
cette nature désolée.

Comme ils passaient devant l’église de Sunbury, l’horloge sonna
sept heures. Une lumière brillait à la fenêtre de la maison du
péage, et la lueur se projetait sur la route, juste assez pour
laisser entrevoir un if qui ombrageait des tombes. À peu de
distance on entendait le bruit monotone d’une chute d’eau, et le
feuillage du vieil arbre s’agitait doucement sous le souffle du
vent de la nuit. On eût dit une musique monotone pour le repos des
morts.

Après avoir traversé Sunbury, ils se retrouvèrent sur la route
solitaire. Deux ou trois milles plus loin, la charrette s’arrêta.
Sikes en descendit, prit Olivier par la main, et ils se remirent à
marcher.

À Shepperton, ils ne s’arrêtèrent nulle part, comme l’eût désiré
l’enfant épuisé de fatigue; mais ils continuèrent leur route par
de mauvais chemins, au milieu de la boue et des ténèbres, jusqu’à
ce qu’ils aperçurent les lumières d’un bourg voisin. En regardant
attentivement devant lui, Olivier vit que la rivière coulait à
leurs pieds et qu’ils arrivaient près d’un pont.

Au moment où ils allaient s’engager sur ce pont, Sikes tourna
brusquement à gauche, et descendit au bord de l’eau. «La rivière!
pensa Olivier, à demi-mort de frayeur. Il m’a amené dans ce lieu
désert pour se défaire de moi!»

Il allait se jeter à terre, et tenter un suprême effort pour
sauver sa vie, quand il vit qu’ils s’arrêtaient devant une maison
isolée et en ruines. Il y avait une fenêtre de chaque côté de la
porte délabrée, et un seul étage au-dessus; nulle apparence de
lumière: la maison était sombre, dégradée, et, selon toute
apparence, inhabitée.

Sikes, tenant toujours la main d’Olivier, se dirigea doucement
vers la porte, et poussa le loquet; la porte céda, et ils
entrèrent tous deux.

CHAPITRE XXII
Vol avec effraction.

«Qui va là? dit une grosse voix, dès qu’ils eurent mis le pied
dans la maison.

Celui qui parlait lança probablement un tire-bottes, ou quelque
objet semblable, à la personne à laquelle il s’adressait, pour
l’arracher au sommeil: car on entendit le bruit d’un morceau de
bois tombant avec force, puis le grognement d’un homme à demi
éveillé.

«Est-ce que tu n’entends pas? dit la même voix. Guillaume Sikes
est dans le couloir, sans personne pour le recevoir; et tu es là à
dormir, comme si tu avais bu du laudanum! As-tu les yeux ouverts,
ou faut-il que je te lance à la tête le chandelier de fer pour
t’éveiller tout à fait?»

À ces mots, on entendit un bruit de savates sur le plancher; puis
une chandelle, à peine allumée, se montra à une porte à droite, et
enfin on vit se dessiner la forme d’un individu que nous avons
déjà représenté comme affligé d’une voix nasillarde, et employé en
qualité de garçon à la taverne de Saffron-Hill.

«Bonsieur Sikes! s’écria Barney avec une joie réelle ou feinte.
Endrez, bonsieur, endrez.

Tout en jurant contre la lenteur de l’enfant, M. Sikes le poussa
vers la porte, et ils entrèrent dans une chambre basse, sombre et
enfumée, garnie de deux ou trois chaises cassées, d’une table, et
d’un vieux canapé vermoulu, sur lequel un individu, les pieds
beaucoup plus haut que la tète, et fumant une longue pipe de
terre, était étendu tout de son long. Il portait un habit marron,
coupé à la dernière mode, et garni de gros boutons brillants, une
cravate orange, un gilet à revers de couleur voyante, et un
pantalon gris; M. Crackit (car c’était lui) avait peu de cheveux;
mais le peu qu’il en avait était d’une teinte rousse, et frisé en
longs tire-bouchons, dans lesquels il passait de temps à autre ses
doigts malpropres, ornés de grosses bagues communes. Sa taille
était un peu au-dessus de la moyenne, et il semblait avoir les
jambes assez faibles; ce qui ne l’empêchait pas d’admirer ses
bottes, qu’il contemplait avec une visible satisfaction.

«Guillaume, mon brave, dit-il en tournant la tête vers la porte,
je suis enchanté de te voir; je craignais presque que tu n’eusses
renoncé à l’expédition, et dans ce cas je me serais risqué seul…
Tiens! qu’est-ce que c’est que ça?»

Il poussa cette exclamation de surprise en apercevant Olivier; il
se mit sur son séant et demanda ce que cela voulait dire.

«C’est l’enfant, répondit Sikes en approchant sa chaise du feu.

– Assez… assez là-dessus,» interrompit Sikes avec impatience;
et, se penchant vers son ami, il lui dit à l’oreille quelques mots
qui firent rire M. Crackit de tout son coeur; en même temps celui-
ci toisait Olivier d’un air très étonné.

«Maintenant, dit Sikes en se rasseyant, si vous pouvez nous donner
à boire et à manger en attendant, ça ne nous fera pas de mal; à
moi, du moins, ce qu’il y a de sûr. Assieds-toi près du feu,
petit, et repose-toi: car tu auras encore à sortir avec nous cette
nuit, mais pas pour aller loin.»

Olivier regarda timidement Sikes d’un air surpris, mais ne dit
mot: il approcha un siège du feu, mit dans ses mains sa tête
brûlante, et resta immobile, sachant à peine où il était et ce qui
se passait autour de lui.

«Allons, dit Tobie, tandis que le jeune juif posait sur la table
une bouteille et quelques provisions, au succès de l’entreprise!»

Il se leva pour faire honneur au toast, posa soigneusement sa pipe
dans un coin, s’approcha de la table, remplit un verre d’eau-de-
vie et le vida d’un trait, M. Sikes en fit autant.

«Un coup pour l’enfant, dit Tobie en remplissant un verre à demi.
Avale ça, ingénu!

Effrayé par les gestes menaçants des deux hommes, Olivier avala
d’un trait la liqueur contenue dans le verre, et fut pris aussitôt
d’une toux violente, ce qui amusa beaucoup Tobie Crackit et
Barney, et fit sourire jusqu’au farouche M. Sikes.

Cela fait, quand M. Sikes eut assouvi sa faim (Olivier ne put
manger qu’un petit morceau de pain qu’on le força d’avaler), les
deux hommes se renversèrent sur leurs chaises pour sommeiller
quelques instants. Olivier resta assis près du feu, et Barney,
enveloppé dans une couverture, s’étendit sur le plancher, près du
foyer.

Ils s’endormirent ou firent semblant: nul ne bougea que Barney,
qui se releva une ou deux fois pour jeter du charbon sur le feu.
Olivier était tombé dans un profond assoupissement, et s’imaginait
qu’il parcourait encore de sombres ruelles, ou qu’il errait la
nuit dans le cimetière; ou bien il se retraçait quelqu’une des
scènes de la veille, quand il fut réveillé par Tobie Crackit, qui
se leva brusquement en déclarant qu’il était une heure et demie.

En un instant, les deux autres dormeurs furent sur pied, et tous
s’occupèrent activement de faire leurs préparatifs. Sikes et son
compagnon s’enveloppèrent le cou de grosses cravates et
endossèrent leurs redingotes, tandis que Barney, ouvrant une
armoire, en tirait divers objets dont il garnissait leurs poches à
la hâte.

«Donne-moi les tapageurs, Barney, dit Tobie Crackit.

À ces mots, il prit des mains de Barney un gros bâton; Tobie en
fit autant.

«En avant!» dit Sikes en tendant la main à Olivier.

Celui-ci, abattu par la fatigue de la marche, étourdi par le grand
air et la liqueur qu’il avait été contraint d’avaler, posa
machinalement sa main dans celle que Sikes lui tendait.

«Prends-lui l’autre main, Tobie, dit Sikes. Donne un coup d’oeil
au dehors, Barney.»

Celui-ci alla à la porte et revint annoncer que tout était
tranquille. Les deux voleurs sortirent, avec Olivier entre eux
deux; et Barney, après avoir soigneusement fermé la porte derrière
eux, s’enroula de nouveau dans sa couverture, et se remit à
dormir.

L’obscurité était profonde, le brouillard beaucoup plus épais
qu’au commencement de la nuit, et l’atmosphère si humide que, bien
qu’il ne plût pas, les cheveux et les sourcils d’Olivier se
raidirent en quelques minutes, imprégnés qu’ils étaient d’une
humidité glaciale. Ils franchirent le pont et se dirigèrent vers
les lumières qu’il avait aperçues précédemment; ils n’en étaient
pas loin, et, comme ils marchaient d’un pas rapide, ils
atteignirent bientôt Chertsey.

«Traversons le village, dit Sikes à voix basse; il n’y aura pas un
chat dans la rue pour nous voir.»

Tobie ne fit aucune objection, et ils enfilèrent précipitamment la
grand’rue du village, complètement déserte à cette heure avancée
de la nuit. Une faible lueur se montrait par intervalles à la
fenêtre d’une chambre à coucher, et parfois l’aboiement des chiens
venait troubler le silence de la nuit; mais il n’y avait personne
dehors: comme ils sortaient du village, deux heures sonnèrent à
l’horloge de l’église.

Ils hâtèrent le pas et quittèrent la route pour prendre un chemin
à gauche. Après avoir fait à peu près un quart de mille, ils
s’arrêtèrent devant une habitation isolée, dont le jardin était
clos de murs: sans même reprendre haleine, Tobie Crackit escalada
la muraille en un clin d’oeil.

«Passe-moi l’enfant,» dit-il à Sikes. Avant qu’Olivier eût eu le
temps de faire un mouvement, il se sentit saisir sous les bras,
et, une seconde après, il était avec Tobie sur le gazon, de
l’autre côté du mur. Sikes les rejoignit bientôt, et ils se
dirigèrent à pas de loup vers la maison.

Ce fut alors que, pour la première fois, Olivier, éperdu de
douleur et d’effroi, comprit que l’effraction, le vol et peut-être
le meurtre, étaient le but de l’expédition: il se tordit les mains
et laissa échapper involontairement un cri d’horreur. Un nuage
passa devant ses yeux, une sueur froide couvrit son visage, ses
jambes se dérobèrent sous lui, et il tomba à genoux.

«Debout! murmura Sikes tremblant de colère et tirant le pistolet
de sa poche; debout! ou je te fais sauter la cervelle.

L’homme auquel s’adressait cette instante prière proféra un
affreux jurement, et déjà il avait armé le pistolet quand Tobie le
lui arracha, mit sa main sur la bouche de l’enfant, et l’entraîna
vers la maison.

«Silence! dit-il; tout ça ne rime à rien. Dis encore un mot, et je
te casse la tête avec mon gourdin; ça ne fait pas de bruit, et
l’effet est le même.

Tout en jurant contre Fagin, qui avait eu l’idée d’adjoindre
Olivier à l’expédition, Sikes introduisit un levier sous le volet
et appuya vigoureusement, mais sans faire de bruit; Tobie lui
donna un coup de main, et bientôt le volet céda et tourna sur ses
gonds.

C’était une petite fenêtre placée derrière la maison, à cinq pieds
environ au-dessus du sol, et donnant dans un cellier au fond de
l’allée. L’ouverture était si étroite que les maîtres de la maison
avaient cru inutile de la garnir de barreaux; un enfant de la
taille d’Olivier pouvait néanmoins y passer. M. Sikes fit sauter
le verrou qui retenait le carreau et l’ouvrit, comme il avait fait
du volet.

«Maintenant, petit vaurien, attention à ce que je vais te dire,
murmura-t-il à voix basse, en tirant de sa poche une lanterne
sourde, dont il dirigea la lueur sur le visage d’Olivier; je vais
te faire passer par cette fenêtre; tu vas prendre la lanterne,
monter doucement les marches qui sont là en face, traverser le
vestibule, et nous ouvrir la porte d’entrée.

Bien que M. Crackit rît tout bas et prononçât ces mots d’une voix
à peine intelligible, Sikes lui ordonna impérieusement de se taire
et de se mettre à l’oeuvre: Tobie obéit et posa sa lanterne à
terre; puis il se planta contre le mur, sous la petite fenêtre,
les mains appuyées sur ses genoux, de manière à ce que son dos
servit d’échelle. Aussitôt Sikes grimpa sur lui, fit passer
doucement Olivier par la fenêtre, et sans le lâcher, lui fit
prendre pied à l’intérieur.

«Prends cette lanterne, lui dit-il en jetant un coup d’oeil dans
la chambre. Tu vois l’escalier en face?

Sikes lui désigna la porte d’entrée avec le canon du pistolet, et
l’avertit de songer qu’il serait tout le temps à portée de l’arme,
et que, s’il bronchait, il tomberait mort à l’instant.

«C’est l’affaire d’une minute, dit Sikes toujours à voix basse; je
vais te lâcher; marche droit: attention!

Dans le peu de temps qu’il avait eu pour rassembler ses idées,
l’enfant avait pris la ferme résolution, dût-il lui en coûter la
vie, de gagner l’escalier et de donner l’alarme. Plein de cette
idée, il se dirigea vers les degrés, mais à pas de loup.

«Ici! s’écria tout à coup Sikes à haute voix. Ici! ici!»

Cette exclamation soudaine, au milieu d’un silence de mort et d’un
cri perçant qui la suivit presque aussitôt, effrayèrent Olivier au
point qu’il laissa tomber sa lanterne et ne sut plus s’il devait
avancer ou reculer.

Un second cri se fit entendre; une lumière brilla au haut de
l’escalier; deux hommes terrifiés se montrèrent à demi vêtus sur
le palier… l’enfant vit une lueur subite… de la fumée…
entendit une détonation… et le bruit d’un craquement dont il ne
se rendit pas compte… puis il chancela et tomba à la renverse.

Sikes avait disparu un instant; mais il s’était relevé, et, avant
que la fumée fut dissipée, il avait saisi l’enfant au collet. Il
déchargea son pistolet sur les deux hommes, qui déjà battaient en
retraite, et enleva Olivier.

«Serre-moi plus fort, lui disait Sikes en lui faisant franchir la
fenêtre. Donne-moi un châle, Tobie. Ils l’ont atteint. Vite!
Damnation! comme cet enfant saigne!»

Le bruit d’une cloche agitée vivement vint se mêler au fracas des
armes à feu et aux cris des gens de la maison. Olivier sentit
qu’on l’emportait d’un pas rapide par un chemin raboteux. Peu à
peu le bruit se perdit dans le lointain; un froid mortel le
saisit, et il s’évanouit.

CHAPITRE XXIII.
Où l’on verra qu’un bedeau peut avoir des sentiments. - Curieuse
conversation de M. Bumble et d’une dame.

La nuit était glaciale; une épaisse couche de neige durcie
couvrait la terre; le vent qui soufflait avec violence en faisait
tourbillonner les monceaux accumulés au coin des rues ou le long
des maisons. C’était une de ces soirées sombres et froides, où les
gens bien logés et bien nourris se pressent autour d’un bon feu et
s’applaudissent de n’être pas dehors; où les malheureux sans abri
et sans pain s’endorment pour ne plus s’éveiller; où plus d’un
paria de nos cités, consumé par la faim, ferme l’oeil sur le pavé
de nos rues pour ne plus le rouvrir que dans un monde qu’il ne
peut pas trouver pire, quels qu’aient été ses crimes dans celui-
ci.

Telle était la situation au dehors, quand Mme Corney, la matrone
du dépôt de mendicité où nous avons déjà fait pénétrer le lecteur,
vint s’installer dans sa petite chambre devant un bon feu, et se
mit à considérer avec complaisance une petite table ronde sur
laquelle était posé un plateau garni de tous les objets
nécessaires à la plus agréable collation que puisse faire une
matrone. En effet, Mme Corney était sur le point de se réconforter
avec une tasse de thé; elle regardait la table, puis le foyer où
l’eau chantait doucement dans une petite bouilloire, et elle
prenait de plus en plus un air satisfait; elle en vint, en vérité,
jusqu’à sourire à ce spectacle.

«Vraiment, dit-elle en posant son coude sur la table, il n’est
personne ici-bas qui n’ait à bénir la Providence, si on voulait
seulement songer aux dons qu’elle nous fait. Hélas!»

Mme Corney hocha la tête d’un air pensif, comme si elle déplorait
l’aveuglement des pauvres qui méconnaissaient ces dons; puis
introduisant une cuiller d’argent (qui lui appartenait en propre)
dans une petite boîte à thé, elle continua ses préparatifs.

Qu’il faut peu de chose pour troubler la sérénité de notre âme! La
bouilloire, étant fort petite et bientôt remplie, déborda tandis
que Mme Corney se livrait à ses réflexions morales, et quelques
gouttes d’eau chaude tombèrent sur la main de la matrone.

«Peste soit de la bouilloire! dit-elle en la posant bien vite sur
la cheminée. Quelle sotte invention que ces bouilloires qui ne
contiennent qu’une ou deux tasses! À qui peuvent-elles servir,
sinon à une pauvre créature délaissée comme moi, hélas!»

À ces mots, la matrone se laissa tomber dans son fauteuil, remit
son coude sur la table, et songea à son existence solitaire. La
petite bouilloire à une tasse avait réveillé en elle le souvenir
de feu M. Corney, qu’elle avait enterré vingt-cinq ans auparavant,
et elle tomba dans une profonde mélancolie.

«Je n’en aurai jamais d’autre! dit-elle d’un ton rechigné; je n’en
aurai jamais… de semblable.»

On ne saurait dire si l’exclamation de Mme Corney s’adressait à
son mari ou à sa bouilloire; peut-être était-ce à cette dernière,
car elle la regarda au même instant et la mit sur la table. Comme
elle approchait la tasse de ses lèvres, on frappa doucement à la
porte.

«Entrez! dit-elle avec humeur; c’est encore quelque vieille femme
qui meurt, je suppose: elles meurent toujours quand je suis à
table; entrez vite et fermez la porte, que le froid ne pénètre pas
dans la chambre. Eh bien, qu’est-ce?

La dame hésita modestement à répondre, dans la crainte qu’il n’y
eût quelque inconvenance à s’entretenir à huis clos avec
M. Bumble. Celui-ci profita de cette hésitation, et, comme il
était gelé, il ferma la porte sans attendre davantage
l’autorisation.

«Quel affreux temps, monsieur Bumble! dit la matrone.

La matrone octroya son approbation à cette belle comparaison, et
le bedeau continua:

«On ne saurait croire jusqu’où va leur insolence; pas plus tard
qu’avant-hier, un homme… vous avez été mariée, madame, je puis
donc entrer avec vous dans ces détails, un homme, à peine vêtu
(Mme Corney baissa les yeux) de quelques haillons en lambeaux, se
présente à la porte de notre surveillant, qui avait justement du
monde à dîner, et dit qu’il faut qu’on lui donne des secours.
Comme il refusait de s’en aller, et que sa tenue scandalisait la
compagnie, notre surveillant lui fit donner une livre de pommes de
terre et une demi-pinte de gruau. «Mon Dieu! dit ce monstre
d’ingratitude, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de ça?
autant me donner des bésicles. - C’est bon, dit notre surveillant
en lui reprenant les provisions, vous n’aurez rien du tout. - Il
me faudra donc mourir sur le pavé? dit le vagabond. - Oh! que non,
vous n’en mourrez pas,» dit le surveillant.

Après avoir approché une des deux bouteilles de la lumière, et
l’avoir agitée pour montrer la bonne qualité du vin, M. Bumble les
porta toutes les deux sur la commode, plia le mouchoir qui les
enveloppait, le mit dans sa poche, et prit son chapeau comme pour
s’en aller.

«Vous allez avoir bien froid, monsieur Bumble, dit la matrone.

Mme Corney regarda la petite bouilloire, puis le bedeau qui se
dirigeait vers la porte; et, comme celui-ci toussait et qu’il
allait lui souhaiter une bonne nuit, elle lui demanda
timidement… s’il voulait accepter une tasse de thé.

Aussitôt M. Bumble rabattit son collet, posa son chapeau et sa
canne sur une chaise, et approcha une autre chaise de la table; il
s’assit lentement, tout en regardant la dame, qui baissa les yeux:
M. Bumble toussa de nouveau et sourit légèrement.

Mme Corney se leva pour prendre dans l’armoire une tasse et une
soucoupe. Comme elle se rasseyait, ses yeux rencontrèrent encore
ceux du galant bedeau; elle rougit et se mit à préparer le thé.
M. Bumble toussa encore, et plus fort qu’auparavant.

«L’aimez-vous sucré, monsieur Bumble? demanda la matrone en
prenant le sucrier.

M. Bumble mit un mouchoir sur ses genoux, pour que les miettes de
pain n’altérassent pas l’éclat de sa culotte courte, et se mit à
boire et à manger; parfois, au milieu de cet exercice, il poussait
un profond soupir qui ne lui faisait pas perdre un coup de dent,
et qui semblait, au contraire, destiné à lui faciliter les
fonctions digestives.

«Vous avez une chatte, madame, à ce que je vois, dit M. Bumble en
apercevant une grosse chatte entourée de ses petits, qui se
chauffait devant le feu… et des petits aussi, si je ne me
trompe.

Il tendit sa tasse à Mme Corney, et saisit le moment où elle la
prenait pour lui serrer le petit doigt; puis posant sa main sur
son gilet galonné, il poussa un profond soupir et éloigna, si peu
que rien, sa chaise du feu.

La table était ronde, et, comme Mme Corney et M. Bumble étaient
assis devant le feu, vis-à-vis l’un de l’autre et assez
rapprochés, on comprend que M. Bumble, en s’éloignant de la
cheminée, ajoutait à la distance qui le séparait de Mme Corney.
Cette façon d’agir excitera sans doute l’admiration du lecteur,
qui y verra un acte d’héroïsme de la part de M. Bumble; l’heure,
le lieu, l’occasion, auraient pu l’engager à conter fleurettes,
bien que les propos légers qui conviennent dans la bouche d’un
étourdi semblent fort au-dessous de la dignité d’un magistrat,
d’un membre du Parlement, d’un ministre d’État, d’un lord-maire,
et, à plus forte raison, indignes de la gravité d’un bedeau, qui
(nul ne l’ignore) doit être de tous les fonctionnaires le plus
sévère et le plus inflexible.

Quelles que fussent les intentions de M. Bumble (et sans nul doute
elles étaient excellentes), le malheur voulut que la table fut
ronde, comme nous l’avons observé. Dès lors, M, Bumble, en
éloignant peu à peu sa chaise, diminua insensiblement la distance
qui le séparait de la matrone, et, à force de faire voyager sa
chaise autour de la table, il arriva à la placer contre celle de
Mme Corney; les deux chaises finirent par se toucher, et là
M. Bumble s’arrêta.

Dans cette situation, si la matrone reculait sa chaise vers la
droite, elle se mettait dans la cheminée; si elle faisait un
mouvement vers la gauche, elle tombait dans les bras de M. Bumble.
Cette alternative n’échappa point à sa perspicacité, et, en femme
bien avisée, elle ne bougea pas et offrit à M. Bumble une seconde
tasse de thé.

«Le coeur dur! répéta le bedeau en regardant la matrone: et vous,
madame Corney, avez-vous le coeur dur?

Celui-ci, sans répondre, vida sa tasse, avala une rôtie, s’essuya
les lèvres, et… embrassa bravement la matrone.

«Monsieur Bumble, dit tout bas la discrète dame, car l’effroi lui
ôtait presque la parole, Monsieur Bumble, Je vais crier!»

Celui-ci ne répondit pas, et, avec lenteur et dignité, passa son
bras autour de la taille de la matrone.

Comme la dame avait manifesté l’intention de crier, elle allait
sans doute, à cette nouvelle hardiesse, exécuter sa menace, quand
on frappa vivement à la porte; en un clin d’oeil, M. Bumble
s’élança agilement vers les bouteilles, et se mit à les épousseter
activement, tandis que la matrone demandait sèchement: «Qui est
là?» Il est à remarquer, et c’est un exemple curieux de
l’efficacité d’une surprise soudaine pour atténuer les effets
d’une grande frayeur, que sa voix avait repris tout d’un coup sa
rudesse habituelle.

«Madame, dit une vieille mendiante décharnée en montrant sa tête à
la porte, la vieille Sally est en train de s’en aller.

La digne Mme Corney marmotta mille invectives contre les vieilles
femmes qui ne pourraient seulement pas mourir sans importuner
leurs supérieurs; de propos délibéré, elle jeta sur ses épaules un
grand châle dans lequel elle s’enveloppa soigneusement, pria
M. Bumble d’attendre son retour, et, enjoignant à la vieille
messagère de marcher vite et de ne pas la tenir toute la nuit sur
pied dans les escaliers, elle sortit de très mauvaise grâce, et se
dirigea en grondant vers la chambre de la mourante.

Resté seul, M. Bumble tint une étrange conduite. Il ouvrit
l’armoire, compta les cuillers à thé, soupesa la pince à sucre,
examina attentivement une grande cuiller d’argent pour s’assurer
de la bonté du métal; après avoir satisfait sa curiosité sur tous
ces points, il mit son tricorne sens devant derrière, et fit
plusieurs fois le tour de la table en dansant gravement sur la
pointe des pieds. Après s’être livré à ce bizarre exercice, il ôta
son tricorne, et s’étendit devant le feu en tournant le dos à la
cheminée, de l’air d’un homme qui serait occupé à dresser
exactement l’inventaire du mobilier.

CHAPITRE XXIV.
Détails pénibles, mais courts, dont la connaissance est nécessaire
pour l’intelligence de cette histoire.

C’était une vraie messagère de mort qui était venue jeter le
trouble dans le paisible intérieur de la matrone. Elle était
courbée par l’âge; un tremblement continuel agitait ses membres,
et sa figure, contractée par des mouvements convulsifs,
ressemblait plutôt à une caricature qu’à un visage humain.

Hélas! qu’il y a peu de visages dont la beauté conserve son
charme! Les soucis, les chagrins, les souffrances, altèrent les
traits en même temps qu’ils changent le coeur; et ce n’est que
lorsque les passions sommeillent et qu’elles ont perdu leur
puissance pour toujours, que le nuage se dissipe et rend au front
sa sérénité céleste. Tel est souvent l’effet de la mort: froid et
glacé, le visage retrouve cette expression sereine et paisible
qu’il avait un matin de la vie. L’homme redevient alors si calme,
si paisible, que ceux qui l’ont connu dans son heureuse enfance
s’agenouillent près du cercueil, pleins de respect pour l’ange
qu’ils croient voir sur la terre.

La vieille femme gravit l’escalier en chancelant, et chemina
clopin-clopant le long des corridors, tout en marmottant quelques
paroles inintelligibles, en réponse aux reproches que lui
adressait sa compagne. À la fin, elle fut forcée de s’arrêter pour
reprendre haleine, et remit la lumière à la matrone, qui se
dirigea rapidement vers la chambre où gisait la mourante.

C’était un vrai grenier, à peine éclairé par une méchante lampe.
Une autre vieille femme veillait près du lit, tandis que
l’apprenti du pharmacien de la paroisse, debout devant la
cheminée, se taillait un cure-dents.

«Quelle nuit glaciale, madame Corney! dit le jeune homme en voyant
entrer la matrone.

Ici la conversation fut interrompue par un gémissement de la
mourante.

«Oh! dit le jeune homme en regardant du côté du lit, comme si ce
cri lui eût rappelé qu’il y avait là une malade. C’est la fin,
madame Corney.

La garde se pencha sur le lit pour s’en assurer et fit signe que
oui.

«Elle s’en ira peut-être bien comme cela, si vous ne faites pas de
bruit, dit le jeune homme. Posez la lumière à terre; elle ne la
verra pas.»

La vieille obéit, en secouant la tête comme pour faire entendre
que la malade ne mourrait pas si tranquillement; puis elle reprit
sa place près de l’autre vieille qui venait de rentrer. La
matrone, d’un air d’impatience, s’enveloppa dans son châle, et
s’assit au pied du lit.

L’apprenti pharmacien, après avoir taillé son cure-dents,
s’installa devant le feu; mais au bout de dix minutes l’ennui le
prit, il souhaita bien du plaisir à Mme Corney, et sortit sur la
pointe du pied.

Les deux vieilles femmes, après être restées quelque temps
immobiles, s’éloignèrent du lit et vinrent s’accroupir devant le
feu, à la chaleur duquel elles exposèrent leurs mains décharnées.
La flamme projetait une lueur sinistre sur leurs visages blêmes,
et mettait en lumière leur affreuse laideur; elles se mirent à
causer à voix basse.

«À-t-elle encore dit quelque chose tandis que j’étais dehors?
demanda la ménagère.

Après avoir regardé autour d’elles avec précaution pour s’assurer
qu’on ne les écoutait pas, les deux vieilles se tapirent encore
plus près du feu et continuèrent leur bavardage.

«Je me souviens d’un temps, dit la première, où elle n’aurait pas
manqué d’en faire autant, et même qu’ensuite elle en aurait bien
ri.

Tout en parlant, la vieille tira de sa poche une méchante
tabatière d’étain, offrit une prise à sa compagne, et s’en adjugea
une à elle-même. En ce moment, la matrone qui avait impatiemment
attendu jusque-là que la mourante sortit de son état de stupeur,
s’approcha aussi du feu et leur demanda d’une voix aigre combien
de temps il lui faudrait encore rester là à attendre.

«Pas longtemps, notre maîtresse, répondit la seconda femme en
levant les yeux; il n’y en a pas une de nous que la mort ait envie
de faire attendre longtemps. Patience! patience! Elle arrivera
assez vite pour nous toutes tant que nous sommes.

Elle allait s’élancer dehors, quand un cri des deux vieilles fit
qu’elle tourna la tête. La mourante s’était levée sur son séant et
lui tendait les bras.

«Qu’est-ce? s’écria-t-elle d’une voix sépulcrale.

Elle saisit le bras de la matrone et la fit asseoir sur une chaise
près du lit. Elle allait parler, quand elle aperçut les deux
vieilles debout près d’elle, le corps penché, dans l’attitude de
femmes qui écoutent de toutes leurs oreilles.

«Renvoyez-les, dit la mourante d’une voix épuisée. Vite! vite!»

Les deux vieilles se mirent à se lamenter à qui mieux mieux, à
dire que la pauvre malade était si bas qu’elle ne reconnaissait
plus même ses meilleures amies, et à se répandre en protestations
qu’elles ne la quitteraient pas; mais la matrone les fit sortir,
ferma la porte et revint près du lit Une fois dehors, les deux
vieilles changèrent de note et crièrent par le trou de la serrure
que la vieille Sally était ivre; ce qui, en effet, n’était pas
absolument impossible: car, outre une faible dose d’opium ordonnée
par le pharmacien, elle avait à lutter contre les effets d’un
grog, que les vieilles femmes, par bonté d’âme, lui avaient
administré de leur autorité privée.

«Maintenant écoutez-moi, dit la mourante à haute voix, comme si
elle faisait un grand effort pour retrouver un peu de force…
Dans cette même chambre… dans ce même lit… j’ai jadis veillé
une belle jeune femme, qui avait été amenée au dépôt, les pieds
déchirés par les fatigues d’une longue marche, et toute souillée
de sang et de poussière. Elle mit au monde un enfant, et mourut.
Laissez-moi réfléchir… que je me souvienne en quelle année
c’était.

Elle se pencha vivement vers la mourante pour entendre sa réponse,
mais recula bientôt instinctivement en la voyant se soulever
encore une fois, lentement et péniblement, serrer la couverture
dans ses mains crispées, murmurer quelques sons inarticulés, et
retomber sans vie sur le lit.


«Roide morte! dit une des vieilles femmes en se précipitant dans
la chambre dès que la porte fut ouverte.

Les deux sorcières étaient probablement trop occupées des devoirs
funèbres qu’elles avaient à remplir, pour faire aucune réponse, et
elles restèrent seules près du cadavre.

CHAPITRE XXV.
Où l’on retrouve M. Fagin et sa bande.

Tandis que ces événements se passaient au dépôt de mendicité,
M. Fagin était dans son repaire (le même où la jeune fille était
venue prendre Olivier). Là, penché devant la cheminée qui fumait,
il avait sur ses genoux un soufflet dont il venait sans doute de
se servir pour activer le feu; mais il était tombé dans une
rêverie profonde, et, les bras croisés, le menton incliné sur la
poitrine, il considérait d’un air distrait les chenets rouillés.

Derrière lui, le rusé Matois, maître Charles Bates et M. Chitling
étaient assis devant une table et très attentifs à une partie de
whist; le Matois faisait le mort contre M. Bates et M. Chitling.
Sa physionomie, toujours intelligente, était encore plus
intéressante à contempler que d’habitude, à cause de l’attention
scrupuleuse qu’il portait au jeu, et du soin qu’il mettait à
saisir l’occasion de jeter de temps à autre un rapide coup d’oeil
sur les cartes de M. Chitling, en ayant la sagesse de régler son
jeu d’après les observations qu’il avait pu faire sur celui de son
voisin. Comme il faisait froid, il avait son chapeau sur la tête,
habitude qui, du reste, lui était familière: il avait entre les
dents une pipe de terre, qu’il n’ôtait que lorsqu’il voulait se
rafraîchir en buvant à même dans un grand pot plein de gin et
d’eau, et posé sur la table pour l’agrément de la société.

Monsieur Bates, lui aussi, était attentif à son jeu; mais, comme
il était d’une nature plus remuante que son digne ami, il avait
plus souvent recours au pot de gin, et se permettait nombre de
plaisanteries et de remarques déplacées, tout à fait indignes d’un
joueur de whist sérieux. Le Matois, se prévalant de l’étroite
amitié qui les unissait, se permit plus d’une fois de faire à son
compagnon de graves remontrances à ce sujet; remontrances que
maître Bates recevait le mieux du monde, en se bornant à prier son
ami d’aller se faire lenlaire ou d’aller se fourrer la tête dans
un sac. L’à-propos de ces réponses et d’autres semblables, aussi
spirituelles que bien tournées, excitait vivement l’admiration de
M. Chitling. Il est à remarquer que ce dernier et son partner
perdirent toujours invariablement; cette circonstance, loin
d’exciter l’humeur de maître Bates, semblait au contraire l’amuser
au dernier point; à la fin de chaque coup il riait encore plus
fort que de coutume, et déclarait que de sa vie il n’avait pris
tant de plaisir au jeu.

«Nous perdons la partie double, dit M. Chitling, en faisant une
longue figure et en tirant une demi-couronne de son gousset; je
n’ai jamais vu une chance comme la vôtre, Jack; vous gagnez à tout
coup; nous avons beau avoir de belles cartes, Charlot et moi, nous
ne pouvons rien en faire.»

Cette remarque, ou peut-être le ton bourru dont elle fut faite,
amusa tellement Charlot Bates, que ses éclats de rire tirèrent le
juif de sa rêverie, et qu’il demanda de quoi il s’agissait.

«De quoi, Fagin! s’écria Charlot; je voudrais que vous eussiez vu
la partie; Tom Chitling n’a pas fait un point, et j’étais son
partner contre le Matois et le Mort.

M. Dawkins reçut ces beaux compliments avec beaucoup de modestie
et offrit de tirer la figure qu’on lui demanderait dans les cartes
à point nommé, à un schelling le coup. Comme personne n’accepta le
défi, et que sa pipe était finie, il s’amusa à dessiner sur la
table un plan de Newgate avec le morceau de craie dont il s’était
servi pour marquer les points; tout en dessinant, il sifflait
comme un serpent.

«Vous êtes ennuyeux comme la pluie, Tom! dit-il après un long
silence, en s’adressant à M. Chitling; à quoi pensez-vous qu’il
pense, Fagin!

M. Bates, suffoquant à force de rire, à l’idée que M. Chitling fût
victime d’une passion tendre, se renversa si vivement sur sa
chaise qu’il perdit l’équilibre et tomba tout de son long sur le
plancher, sans que cet accident diminuât en rien ses éclats de
rire, qui recommencèrent de plus belle quand il se fut remis sur
pied.

«Ne faites pas attention à ce qu’ils disent, mon cher, dit le Juif
en lançant un coup d’oeil à M. Dawkins et en donnant à M. Bates
une tape avec le soufflet; Betsy est une jolie fille: attachez-
vous à elle, Tom, attachez-vous à elle.

Le juif, s’apercevant que la moutarde montait au nez de
M. Chitling, s’empressa de lui affirmer que personne ne se moquait
de lui, et, comme preuve de ce qu’il avançait, il en appela au
témoignage de maître Bates, le principal agresseur mais
malheureusement, au moment où Charlot ouvrait la bouche pour
déclarer qu’il n’avait jamais été moins disposé à rire, il partit
d’un tel éclat que M. Chitling, se croyant insulté, s’élança sans
plus de cérémonie sur le rieur et lui lança un coup de poing que
celui-ci eut l’adresse d’éviter, mais qui atteignit le facétieux
vieillard en pleine poitrine, le fit chanceler et l’envoya contre
la muraille, où il resta quelques instants à reprendre haleine,
tandis que M. Chitling faisait la plus piteuse mine du monde.

«Attention! dit tout à coup le Matois, j’ai entendu le grelot.» Il
prit la chandelle et gravit sans bruit l’escalier. La sonnette,
agitée par une main impatiente, se fit entendre de nouveau.
Bientôt le Matois rentra et, d’un air mystérieux, dit au juif
quelques mots à l’oreille.

«Comment! dit Fagin, il est seul?» Le Matois fit signe que oui,
et, mettant sa main devant la chandelle, il donna à entendre à
Charlot Bates qu’il était temps de mettre un terme à ses élans de
gaieté. Après avoir rempli ce devoir d’ami, il regarda fixement le
juif et attendit ses ordres.

Le vieillard resta quelques instants à se mordre les doigts d’un
air pensif. L’agitation de son visage annonçait qu’il craignait
quelque mauvaise nouvelle. Enfin, il leva la tête.

«Où est-il?» demanda-t-il.

Le Matois montra du doigt le plafond et fit mine de s’éloigner.

«Oui, dit le juif comme répondant à une question sous-entendue:
fais-le descendre. Chut! paix, Charlot! doucement, Tom! filez sans
bruit.»

Charlot Bates et son récent antagoniste obéirent sur-le-champ à
cette injonction de se retirer. Tout était silencieux quand le
Matois descendit l’escalier, une chandelle à la main, suivi d’un
homme en blouse, qui, après avoir jeté un regard effaré autour de
la chambre, ôta une grosse cravate qui lui cachait le bas du
visage, et laissa voir les traits du flambant Tobie Crackit, mais
pâle, défiguré, la barbe longue et la chevelure en désordre.

«Comment ça va-t-il, Fagin? dit le beau Tobie, en faisant un signe
de tête au juif. Tiens! Matois, mets ce cache-nez dans mon castor,
que je sache où le trouver en m’en allant. Bien! tu feras un
fameux lapin, toi, et tu enfonceras les anciens.»

Tout en parlant, il releva sa blouse, mit les mains dans ses
poches, approcha une chaise du feu et posa ses pieds sur les
chenets.

«Voyez, Fagin, dit-il en montrant tristement ses bottes crottées,
pas une goutte de cirage depuis… vous savez quand… Mais ne me
regardez donc pas ainsi! tout viendra, en son temps; je ne peux
pas causer d’affaires avant d’avoir bu et mangé; ainsi donnez-moi
de quoi me soutenir, et laissez-moi me faire une bosse tout
tranquillement, pour la première fois depuis trois jours.»

Le juif fit signe au Matois de poser les vivres sur la table; puis
s’asseyant en face du voleur, il attendit qu’il lui plût d’entamer
la conversation.

À en juger d’après les apparences, Tobie n’était pas près d’en
venir là. Le juif se contenta d’observer patiemment sa
physionomie, dans l’espoir d’y découvrir quelle nouvelle il
apportait: ce fut en vain. Il avait l’air fatigué et abattu, mais
son visage était aussi calme que d’habitude, et, malgré le
désordre de sa tenue, le flambant Tobie Crackit avait l’air
content de sa personne. Le juif, au comble de l’impatience,
l’épiait à chaque bouchée, et parcourait la chambre en long et en
large, dans un état d’agitation dont il n’était pas maître. Rien
n’y fit. Tobie continua à manger sans faire attention à quoi que
ce fût, jusqu’à ce qu’il fut hors d’état de manger davantage;
alors il fit sortir le Matois, ferma la porte, se versa un grog et
se mit en mesure de commencer son récit.

«Pour commencer par le commencement, Fagin… dit Tobie.

M. Crackit fit une pause pour avaler son grog, et déclara que le
gin était excellent; puis posant ses pieds sur le devant de la
cheminée, de manière à mettre ses bottes au niveau de ses yeux, il
reprit tranquillement:

«Pour commencer par le commencement, comment va Guillaume?

Le juif n’écouta pas un mot de plus; il poussa un affreux
hurlement, s’arracha les cheveux et ne fit qu’un bond dans la rue.

CHAPITRE XXVI.
Un personnage mystérieux paraît sur la scène. - Détails importants
étroitement liés à la suite de cette histoire.

Le vieillard avait gagné le coin de la rue avant de se remettre de
l’émotion que lui avaient causée les nouvelles apportées par Tobie
Crackit. Non seulement il n’avait pas ralenti son allure
ordinaire; mais il hâtait le pas encore plus que d’habitude, de
l’air d’un homme effaré et en proie à une violente agitation; une
voiture lancée au galop faillit le renverser, et les cris des
passants, à la vue du danger qu’il courait, lui firent gagner le
trottoir. Après avoir évité autant que possible les grandes rues,
et cheminé par des ruelles ou des passages obscurs, il atteignit
enfin Snow-Hill. Là il se mit à marcher encore plus vite
qu’auparavant, et ne ralentit sa course qu’après s’être engagé
dans une cour, où, comme s’il se trouvait enfin dans son élément,
il reprit son pas ordinaire et parut respirer plus à l’aise.

Au point de jonction entre Snow-Hill et Holborn-Hill, à main
droite en sortant de la Cité, se trouve un passage étroit et sale
qui mène à Saffron-Hill. Là, dans de misérables échoppes, vous
pouvez voir d’énormes paquets de foulards d’occasion, de toute
grandeur et de toute nuance. C’est là qu’habitent les receleurs
qui les achètent des voleurs. Des centaines de ces foulards, fixés
à des chevilles, pendent aux fenêtres ou au-dessus des portes; à
l’intérieur il y en a d’empilés par centaines sur des tablettes.
Ce passage, ou plutôt cette colonie commerciale, a une existence
qui lui est propre, son barbier, son café, sa taverne, sa boutique
de friture. C’est pour tous les filous de bas étage un véritable
marché, visité de grand matin ou le soir, entre chien et loup, par
des marchands silencieux, qui traitent leurs affaires dans
d’obscures arrière-boutiques, et s’en vont à la dérobée comme ils
sont venus. Là le marchand d’habits, le rapiéceur de savates, le
marchand de chiffons, étalent leur marchandise comme une enseigne
pour le filou, et des tas d’os et de ferrailles, des lambeaux
d’étoffes de laine ou de toile, pourrissent ou se rouillent dans
des caves humides et noires.

C’était dans ce passage que le juif venait d’entrer; il était bien
connu des sales habitants du lieu, car tous ceux qui étaient en
vedette sur le pas de la porte, vendeurs ou acheteurs, le
saluaient familièrement d’un signe de tête quand il passait. Il
répondit de la même manière à leur salut, mais ne s’arrêta qu’au
bout du passage, pour adresser la parole à un brocanteur de petite
stature, assis, autant du moins qu’il pouvait y entrer, dans un
fauteuil d’enfant, et fumant sa pipe devant sa boutique.

«En vérité, monsieur Fagin, rien que de vous voir il y a de quoi
guérir d’une ophtalmie, répondit le respectable négociant au juif
qui lui demandait des nouvelles de sa santé.

Fagin fit un signe de tête affirmatif, et étendant la main dans la
direction de Saffron-Hill:

«Y a-t-il quelqu’un là-bas ce soir? demanda-t-il.

Le juif fit signe que oui.

«Attendez, poursuivit le marchand en cherchant dans sa tête; ils
sont bien une demi-douzaine, à ma connaissance; je ne crois pas
que votre ami soit du nombre.

Le juif tourna la tête et lui fit signe de la main qu’il préférait
être seul; et d’ailleurs, comme le petit homme ne pouvait pas
aisément sortir de sa chaise, l’enseigne des Trois-Boîteux fut
pour cette fois privée de l’avantage de la présence de M. Lively;
dans le temps qu’il lui fallut pour se lever, le juif avait
disparu. M. Lively, après s’être dressé inutilement sur la pointe
des pieds dans l’espoir de l’apercevoir encore, s’enfonça de
nouveau dans sa petite chaise, et après avoir échangé avec une
dame, dans la boutique en face, un signe de tête qui exprimait le
doute et la défiance, il reprit sa pipe et se remit gravement à
fumer.

Les Trois-Boîteux, ou plutôt les Boiteux, enseigne bien connue de
tous les habitués du lieu, était cette même taverne où M. Sikes et
son chien ont déjà figuré. Fagin fit un signe rapide à un homme
assis au comptoir, monta l’escalier, ouvrit une porte, se glissa
doucement dans la salle, et jeta un regard inquiet autour de lui,
en mettant sa main au-dessus de ses yeux, comme s’il cherchait
quelqu’un.

La salle était éclairée par deux becs de gaz dont la lueur ne
pouvait être aperçue du dehors, grâce aux volets bien fermés et
aux rideaux d’un rouge passé soigneusement tirés devant la
fenêtre. Le plafond était noirci, pour que la fumée des lampes
n’en altérât pas la couleur.

La salle était pleine d’un nuage de tabac si épais, qu’en entrant
on ne pouvait presque rien distinguer; par degrés cependant, quand
la porte, en s’ouvrant, laissait échapper un peu de fumée, on
découvrait un bizarre assemblage de têtes, aussi confus que les
sons qui venaient frapper l’oreille; l’oeil s’accoutumait peu à
peu à ce spectacle, et finissait par distinguer une nombreuse
société d’hommes et de femmes, entassés autour d’une longue table,
à l’extrémité de laquelle siégeait un président, tenant à la main
un marteau, insigne de ses fonctions. Dans un coin, devant un
méchant piano, était assis une espèce d’artiste, au nez violet, et
dont la figure était soigneusement empaquetée à cause d’une
fluxion.

Au moment où Fagin se glissait doucement dans la salle, l’artiste,
promenant ses doigts sur le clavier en manière de prélude,
occasionna une rumeur générale. Tout le monde demandait une
chanson; quand le vacarme fut apaisé, une jeune femme vint
divertir le public en chantant une ballade en quatre couplets,
entre chacun desquels l’accompagnateur reprenait le refrain en
jouant de toute sa force. Quand ce fut fini, le président fit un
signe d’approbation; puis des artistes, placés à sa droite et à sa
gauche, entamèrent un duo qu’ils chantèrent aux grands
applaudissements de la compagnie.

Il était curieux d’observer quelques-unes des figures qui se
détachaient de ce groupe. Il y avait d’abord le président, qui
n’était autre que le maître de céans, homme à mine rébarbative et
de formes athlétiques, qui, tandis qu’on chantait, roulait ses
yeux en tous sens, et qui, tout en ayant l’air de se laisser aller
au plaisir de la musique, avait l’oeil sur tout ce qu’on faisait,
et prêtait l’oreille à tout ce qui se disait, et, en vérité, il
avait l’oeil perçant et l’oreille fine. Près de lui étaient les
chanteurs, recevant avec indifférence les compliments qu’on leur
adressait, et avalant successivement une douzaine de grogs, que
leur passaient leurs plus véhéments admirateurs. Dans
l’assistance, les figures portaient l’empreinte des vices les plus
abjects, et attiraient l’attention à force d’être repoussantes. La
ruse, la férocité, l’ivresse à tous les degrés, s’y montraient
sous l’aspect le plus hideux. Des femmes, des jeunes filles à la
fleur de l’âge, mais flétries par le vice, souillées de débauches
et de crimes, formaient la partie la plus triste et la plus sombre
de cet affreux tableau.

Fagin, que rien de tout cela ne pouvait émouvoir, passait
rapidement en revue toutes les figures, mais, à ce qu’il paraît,
sans rencontrer celle qu’il cherchait. Il parvint enfin à attirer
sur lui l’oeil de l’individu qui présidait, lui fit de la main un
léger signe, et sortit de la salle à pas de loup comme il y était
entré.

«Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Fagin? demanda l’homme, qui
était sorti sur-le-champ derrière le juif. Ne voulez-vous pas nous
tenir compagnie? Tout le monde en serait ravi, bien sûr.»

Le juif secoua la tête d’un air d’impatience et dit à voix basse:

«Est-il ici?

Le cabaretier se mit aussi à rire, et alla rejoindre ses hôtes. Le
juif ne fut pas plus tôt seul que sa physionomie reprit son
expression inquiète et agitée. Après un instant de réflexion, il
prit un cabriolet et se fit conduire du côté de Bethnal-Green. Il
descendit à un quart de mille environ de la demeure de M. Sikes,
et fit à pied le reste du trajet.

«Maintenant, murmura-t-il en frappant à la porte, à nous deux, ma
fille, et, si l’on trame ici quelque complot ténébreux, je saurai
bien vous faire jaser, toute futée que vous êtes.»

On dit à Fagin que Nancy était dans sa chambre; il gravit sans
bruit l’escalier et entra sans frapper; la jeune fille était
seule, la tête appuyée sur la table, les cheveux épars.

«Elle a bu, pensa le juif, ou peut-être a-t-elle du chagrin.»

Tout en faisant cette réflexion, le vieux juif se retourna pour
fermer la porte, et le bruit réveilla la jeune fille. Elle le
regarda dans le blanc des yeux, lui demanda s’il y avait du
nouveau, et écouta le récit qu’il lui fit des aventures de Tobie
Crackit; quand il eut fini, elle reprit sa première attitude, la
tête sur la table, et ne dit pas un mot. Elle poussa le chandelier
avec impatience, et une fois ou deux, en changeant de position
avec un mouvement saccadé et nerveux, elle frotta ses pieds sur le
plancher; mais ce fut tout.

Pendant ce silence, le juif promenait autour de la chambre des
regards inquiets, comme pour s’assurer que Sikes n’était pas
revenu en cachette; satisfait sans doute de son examen, il toussa
deux ou trois fois et essaya à plusieurs reprises d’engager la
conversation; mais la jeune fille ne fit pas plus attention à lui
que s’il n’y était pas. Il finit par faire une dernière tentative,
et, se frottant les mains, il lui dit du ton le plus caressant:

«Où penses-tu que Guillaume puisse être maintenant, ma chère?»

La jeune fille murmura d’une voix plaintive et à peine
intelligible qu’elle n’en savait rien; elle avait l’air de
sangloter.

«Et l’enfant? dit le juif, fixant les yeux sur elle pour lire dans
l’expression de son visage. Pauvre petit être! abandonné dans un
fossé! Nancy! qu’est-ce que tu dis de ça?

Le vieillard était hors d’haleine et balbutiait; tout à coup son
accès de colère s’apaisa, et son maintien changea complètement.
Lui, qui, un instant auparavant, était là se tordant les mains,
respirant à peine, les yeux hagards, le visage pâle de fureur, se
laissa tomber sur une chaise et, s’affaissant sur lui-même,
trembla de crainte de s’être trahi. Après un court silence, il se
hasarda à jeter les yeux sur sa compagne, et parut un peu rassuré
en la voyant dans la même attitude insouciante où il l’avait
trouvée en entrant.

«Nancy, ma chère! grommela le juif, en reprenant sa voix
ordinaire: as-tu fait attention à ce que je t’ai dit?

Fagin lui fit encore plusieurs questions pour s’assurer qu’elle
n’avait pas fait son profit de ses imprudentes insinuations; mais
elle y répondit si naturellement, et resta si impassible sous les
regards investigateurs du juif, que celui-ci fut pleinement
affermi dans l’opinion qu’il avait eue dès l’abord, que la jeune
fille avait abusé des spiritueux. En effet, Nancy n’était pas
exempte d’un défaut très commun chez les élèves du juif, et
auquel, dès l’enfance, on les poussait plus qu’on ne les en
détournait. Le désordre de sa tenue, et une forte odeur de
genièvre répandue dans la chambre, venaient à l’appui de cette
supposition; et quand, après un instant d’énergie, elle fut
retombée dans sa torpeur, tantôt versant des larmes, tantôt
s’écriant: «Enfin, il ne faut jamais désespérer!» en proférant des
paroles incohérentes, M. Fagin, qui avait beaucoup d’expérience
dans ces matières, vit, à sa grande satisfaction, qu’elle était à
cent lieues de ce qu’il avait craint.

Rassuré par cette découverte et ayant atteint le double but qu’il
se proposait, d’informer la jeune fille des nouvelles qu’il venait
d’apprendre et de s’assurer de ses propres yeux que Sikes n’était
pas de retour, M. Fagin reprit le chemin de sa demeure, laissant
Nancy assoupie, la tête appuyée sur la table.

Il était environ une heure du matin; la nuit était sombre, le
froid piquant; rien n’invitait le juif à s’amuser en route: la
bise, qui desséchait les rues, semblait en avoir balayé les
passants aussi bien que la poussière et la boue; il n’y avait
presque personne dehors, et le peu de gens attardés dans les rues
regagnaient en hâte leur logis; le vent soufflait précisément dans
la figure du juif, qui s’en allait fendant l’air en tremblant et
grelottant à chaque nouveau coup de vent.

Arrivé au coin de la rue qu’il habitait, il fouillait déjà dans sa
poche pour en tirer la clef de sa maison, quand un individu sortit
de dessous un auvent obscur, traversa la rue et se glissa jusqu’à
lui sans être aperçu.

«Fagin! murmura une voix à son oreille.

Le juif secoua la tête et allait répondre, quand l’étranger,
l’interrompant, se dirigea vers la maison devant laquelle ils
étaient arrivés tout en causant, et lui fit observer qu’il valait
mieux s’entretenir à couvert; qu’il était gelé d’avoir fait si
longtemps le pied de grue, et que le vent lui coupait la figure.

Fagin semblait assez disposé à s’excuser de recevoir un visiteur à
cette heure indue, et marmotta qu’il n’avait pas de feu; mais son
compagnon réitéra sa demande d’une manière si péremptoire, que
l’autre ouvrit la porte et pria l’étranger de la fermer doucement,
tandis que lui-même allumerait une chandelle.

«Il fait noir ici comme dans un four, dit l’homme en faisant
quelques pas à tâtons; dépêchez-vous. Je n’aime pas ces ténèbres.

«Ce n’est pas moi qui l’ai poussée, dit l’inconnu, en cherchant à
se diriger dans l’obscurité; c’est le vent, ou bien elle s’est
fermée toute seule; il n’y a pas de milieu. Dépêchez-vous de
m’éclairer, ou je me casserai la tête quelque part dans cette
maudite caverne.»

Fagin descendit sans bruit l’escalier de la cuisine, et revint
bientôt avec une chandelle allumée, après s’être assuré que Tobie
Crackit dormait profondément dans la salle basse, et les jeunes
filous dans la pièce de devant. Il fit signe à l’inconnu de le
suivre, et le précéda en haut de l’escalier.

«Nous pouvons nous dire ici le peu que nous avons à nous dire, mon
cher, dit le juif en poussant une porte qui donnait sur le palier;
comme il y a des trous aux volets, et que nous ne laissons jamais
apercevoir de lumière aux voisins, nous laisserons la chandelle
sur l’escalier. Par ici!»

Le juif se baissa, posa la chandelle sur la dernière marche, juste
en face de la porte, et entra le premier dans la chambre, où il
n’y avait pas d’autre meuble qu’un fauteuil cassé, et derrière la
porte, un vieux canapé qui n’était seulement pas recouvert.
L’étranger s’y jeta de l’air d’un homme épuisé de fatigue, et le
juif ayant approché son fauteuil, ils se trouvèrent assis en face
l’un de l’autre. L’obscurité n’était pas complète, car la porte
était entr’ouverte, et la chandelle, posée sur l’escalier,
projetait une faible lueur sur le mur au fond de la chambre.

Ils causèrent quelque temps à voix basse; bien qu’on n’eût pu
saisir dans leur conversation que quelques mots par-ci par-là, un
témoin, ce serait facilement aperçu que Fagin avait l’air de se
défendre contre certaines observations de l’étranger, et que
celui-ci était en proie à une violente irritation. Il y avait à
peu près un quart d’heure qu’ils causaient ainsi, quand Monks (nom
par lequel le juif avait plusieurs fois désigné l’inconnu durant
l’entretien), dit en élevant un peu la voix:

«Je vous répète que cela a été mené en dépit du bon sens. Pourquoi
ne pas l’avoir gardé ici avec les autres? Pourquoi n’en avoir pas
fait tout de suite un méchant petit filou?

Le juif lâcha Monks, et ils s’élancèrent précipitamment hors de la
chambre. La chandelle, agitée par le courant d’air, était toujours
à l’endroit où on l’avait posée et leur permit de voir l’escalier
vide et leur visage pâle d’effroi. Ils écoutèrent attentivement,
mais un profond silence régnait dans toute la maison.

«Vous l’avez rêvé! dit le juif en prenant la lumière et en se
tournant vers son compagnon.

Le juif regarda avec dédain le visage blême de Monks, en lui
disant de le suivre s’il voulait, et monta l’escalier. Ils
visitèrent toutes les chambres; elles étaient toutes froides, nues
et vides; ils descendirent dans l’allée, puis dans la cave;
l’humidité suintait le long des murs verdâtres; les traces de
limaces et de colimaçons brillaient à la lumière; mais partout un
silence de mort.

«Êtes-vous rassuré maintenant? dit le juif quand ils eurent
regagné l’allée; sauf nous deux, il n’y a pas une âme dans la
maison, excepté Tobie et les garçons, et ils sont en lieu sûr;
voyez plutôt!»

À l’appui de ces paroles, le juif tira deux clefs de sa poche, et
ajouta que, pour prévenir toute allée et venue indiscrète pendant
l’entretien, il avait mis son monde sous clef.

Tant de preuves réunies calmèrent l’effroi de M. Monks; ses
affirmations étaient devenues de moins en moins positives, à
mesure qu’ils avançaient dans leurs recherches sans rien
découvrir; il finit par rire de sa terreur, et déclara que c’était
apparemment une illusion de son imagination; il refusa pourtant de
renouer la conversation, et se souvint tout à coup qu’il était
deux heures du matin. En conséquence, nos deux aimables
personnages prirent congé l’un de l’autre.

CHAPITRE XXVII.
Pour réparer une impolitesse criante du premier chapitre, qui
avait planté là une dame, sans cérémonie.

Comme il ne serait nullement convenable à un humble auteur de
faire attendre, selon son bon plaisir, un personnage aussi élevé
que l’est un bedeau, le dos au feu et les pans de son habit
relevés sous ses bras, et qu’il serait encore plus malséant et
plus indigne de la galanterie d’un écrivain qui sait vivre, de
traiter avec la même négligence une dame sur laquelle le bedeau
avait laissé tomber un regard affectueux et tendre, et à l’oreille
de laquelle il avait murmuré de ces douces paroles, qui, venant
d’un tel personnage, eussent agréablement ému le coeur d’une jeune
fille ou d’une femme de n’importe quelle condition, l’historien
consciencieux qui écrit ses lignes, fidèle à ses sentiments de
respect et de vénération pour ceux qui exercent ici-bas une grande
et importante autorité, se hâte de faire amende honorable, de leur
rendre le respect que leur position réclame, et de les traiter
avec tous les égards que leur rang élevé et par conséquent leurs
grandes qualités réclament impérieusement de lui. Dans ce but, il
avait eu l’intention de taire ici une dissertation sur le droit
divin des bedeaux, et de démontrer qu’un bedeau ne saurait mal
faire, le tout pour le plaisir et l’utilité du lecteur
consciencieux; mais il est malheureusement forcé, faute de temps
et de place, d’ajourner ce projet pour une meilleure occasion. Dès
qu’elle s’offrira, il sera en mesure de démontrer qu’un bedeau,
dans la plénitude de ses fonctions, c’est-à-dire un bedeau
paroissial, attaché à un dépôt de mendicité paroissial et à une
église paroissiale, est, en vertu de ses fonctions, doué de toutes
les qualités, disons mieux, de toutes les perfections de la nature
humaine et que les bedeaux attachés aux administrations, aux cours
de justice ou aux succursales, sont à cent lieues de ces
perfections: les bedeaux des succursales occupent, il est vrai, le
second rang, mais il y a un abîme entre le second et le premier.

M. Bumble avait donc compté et recompté les cuillers à thé, pesé
et repesé la pince à sucre, examiné scrupuleusement le pot au
lait, et procédé à l’inspection minutieuse du mobilier, jusqu’à
s’assurer de la manière dont les chaises étaient rembourrées. Il
avait bien renouvelé cet examen cinq ou six fois avant de songer
que Mme Corney allait rentrer. Une idée en amène une autre; et,
comme nul bruit n’indiquait le retour de Mme Corney, M. Bumble
s’imagina qu’il ne pouvait mieux faire pour passer le temps que de
satisfaire complètement sa curiosité, et de jeter un rapide coup
d’oeil dans la commode de Mme Corney.

Il approcha d’abord son oreille du trou de la serrure pour
s’assurer que personne ne venait, puis, commençant par le bas, il
procéda à la visite de trois longs tiroirs, bien garnis d’effets
en bon état, soigneusement recouverts d’une couche de journaux,
parsemés de lavande sèche. À cette vue, M. Bumble parut enchanté;
il arriva, dans le cours de ses recherches, au tiroir du haut, à
main droite, où était la clef, et aperçut une petite boîte bien
fermée; il la secoua, et elle fit entendre un son métallique fort
agréable; cela fait, M. Bumble regagna lentement la cheminée,
reprit sa première attitude, et dit d’un air grave et résolu: «Mon
parti est pris!» Après cette exclamation remarquable, il se mit à
balancer sa tête comme un homme content de lui, et à contempler
ses jambes, de profil, d’un air satisfait.

Il était encore en train de s’admirer quand Mme Corney entra
précipitamment dans la chambre, se jeta, hors d’haleine, sur une
chaise près du feu, et mit une main sur ses yeux, l’autre sur son
coeur, comme une femme qui étouffe.

«Madame Corney, dit M. Bumble en se penchant sur la matrone; qu’y
a-t-il, madame? Vous serait-il arrivé quelque chose, madame?
Répondez-moi, je vous en conjure. Je suis sur, sur des…»
M. Bumble, dans son trouble, ne trouva pas de suite le mot
«charbons»; aussi dit-il: «Je suis sur des bouteilles cassées.

En même temps la bonne dame montrait du doigt l’armoire et
retombait dans ses spasmes. M. Bumble s’élança vers l’armoire,
prit une bouteille verte sur le rayon indiqué, remplit une tasse à
thé de la liqueur qu’elle contenait, et l’approcha des lèvres de
la dame.

«Je suis mieux à présent,» dit Mme Corney en retombant dans son
fauteuil, après avoir vidé la tasse à moitié.

M. Bumble leva pieusement les yeux au plafond en signe d’actions
de grâce, puis les reporta sur la tasse et se mit à flairer la
liqueur.

«C’est de la menthe poivrée, dit Mme Corney d’une voix faible en
souriant agréablement au bedeau. Goûtez-la: il y a un peu… un
peu d’autre chose avec.»

M. Bumble goûta le breuvage d’un air indécis, fit claquer ses
lèvres, le goûta de nouveau et vida la tasse.

«C’est très réconfortant, dit Mme Corney.

Pendant une ou deux minutes on garda le silence de part et
d’autre, et au bout de ce temps M. Bumble avait donné raison au
principe, en ramenant son bras gauche, du dos de la chaise de la
matrone, où il l’avait d’abord posé, autour de la taille de la
dame, qu’il enlaça peu à peu.

«Nous sommes tous de faibles créatures,» dit M. Bumble.

Mme Corney soupira.

«Ne soupirez pas, madame Corney, dit M. Bumble.

À ces mots au bedeau, Mme Corney baissa la tête, et le bedeau
baissa aussi la sienne pour voir la figure de Mme Corney.

Celle-ci, avec beaucoup de présence d’esprit, détourna la tête et
dégagea sa main pour chercher son mouchoir, puis la remit
insensiblement dans celle de M. Bumble.

«L’administration vous fournit le charbon, n’est-ce pas? demanda
le bedeau en serrant affectueusement la main de Mme Corney.

La dame ne put tenir contre cet élan de tendresse. Elle tomba dans
les bras de M. Bumble, et celui-ci, dans son émotion, déposa un
baiser passionné sur le chaste nez de la matrone.

«Quelle perfection paroissiale! s’écria M. Bumble avec transport.
Vous savez, mon adorée, que M. Stout va plus mal ce soir.

Mme Corney sanglota.

«Dites le petit mot! continua M. Bumble en se penchant vers cette
beauté timide. Prononcez-le seulement, ce tout petit mot, ma
charmante Corney!

– Un autre encore, continua le bedeau. Surmontez votre émotion
pour me répondre encore un mot seulement… À quand la chose?»

Deux fois Mme Corney essaya de parler, et deux fois la voix lui
manqua. Enfin, rappelant tout son courage, elle jeta ses bras
autour du cou de M. Bumble, en lui disant: «Aussitôt que vous
voudrez, car il est impossible de vous résister, mon cher petit
canard.

Les affaires étant ainsi réglées à l’amiable et à la satisfaction
des deux parties contractantes, on ratifia solennellement la
convention en vidant une nouvelle tasse de menthe poivrée, qui ne
pouvait pas venir plus à propos dans l’état d’agitation et
d’émotion où se trouvait la dame. Tout en versant la liqueur, elle
informa M. Bumble de la mort de la vieille femme.

«Très bien, dit le bedeau en savourant sa menthe poivrée; je vais
passer, en m’en allant, chez Sowerberry, pour qu’il envoie le
cercueil demain matin. Est-ce que c’est cela qui vous a fait peur,
mon amour?

Si des gestes violents n’avaient pas embelli ces paroles, la dame
aurait pu les trouver médiocrement flatteuses pour ses charmes;
mais, comme M. Bumble proférait cette menace d’un air belliqueux,
elle fut vivement touchée de cette preuve de dévouement, et
déclara avec admiration que c’était un vrai tourtereau.

Le tourtereau releva le collet de son habit, mit son tricorne,
échangea avec sa future moitié un long et tendre baiser, et sortit
pour aller affronter une seconde fois la bise glaciale du soir. À
peine s’arrêta-t-il quelques instants dans la salle des indigents
pour les brutaliser un peu, afin de bien s’assurer qu’il avait
toute la rudesse nécessaire pour s’acquitter comme il faut des
fonctions de directeur d’un dépôt de mendicité. Sûr de posséder
cette aptitude, M. Bumble sortit du dépôt le coeur léger, et, tout
occupé de la brillante perspective d’un avancement prochain, il
n’eut point d’autre pensée le long du chemin, jusqu’à la boutique
de l’entrepreneur de pompes funèbres.

M. et Mme Sowerberry étaient allés prendre le thé en ville, et,
comme le sieur Noé Claypole n’était jamais enclin à se donner plus
de mouvement qu’il n’en fallait pour bien remplir ses fonctions
digestives, la boutique n’était pas encore fermée, quoique l’heure
ordinaire de clôture fût déjà passée. M. Bumble frappa à plusieurs
reprises, de sa canne sur le comptoir; mais personne ne vint; il
aperçut une légère lueur derrière la porte vitrée de l’arrière-
boutique, et se décida à aller voir ce qui se passait par là; et,
quand il vit ce qui se passait par là, il ne fut pas peu ébahi.

La nappe était mise pour le souper, et sur la table il y avait du
pain, du beurre, des assiettes, des verres, un cruchon de porter
et une bouteille de vin. Au bout de la table, M. Noé Claypole se
prélassait mollement dans un fauteuil, les jambes pendantes sur un
des bras de fauteuil, un couteau dans une main, une longue tartine
de beurre dans l’autre. À côté de lui était Charlotte, occupée à
ouvrir des huîtres que M. Claypole lui faisait l’amitié d’avaler
avec un empressement remarquable. Son nez plus rouge qu’à
l’ordinaire et un certain clignotement de l’oeil droit annonçaient
qu’il était un peu lancé, et ce qui confirmait ces symptômes,
c’était l’avidité avec laquelle il faisait disparaître les
huîtres, dont il appréciait, sans nul doute, les propriétés
rafraîchissantes, dans les cas d’inflammation interne.

«Tenez, Noé, dit Charlotte, en voici une belle, bien grasse.
Goûtez-moi ça… Encore celle-là pour finir.

– Comment! dit M. Bumble en s’élançant dans la chambre. Répétez
cela, monsieur.»

Charlotte poussa un cri et se cacha la figure dans son tablier,
tandis que M. Claypole, sans bouger autrement que pour mettre ses
pieds à terre, considérait le bedeau de l’air d’un ivrogne
épouvanté.

«Répétez cela, misérable, effronté que vous êtes! dit M. Bumble.
Comment osez-vous tenir un pareil propos, monsieur? Et comment
osez-vous l’encourager, coquine? L’embrasser! s’écria M. Bumble au
comble de l’indignation. Fi donc!

Et maintenant que nous l’avons suivi presque jusqu’à sa porte, et
que nous avons fait tous les préparatifs nécessaires pour les
funérailles de la vieille pauvresse, nous allons nous informer du
sort du jeune Olivier Twist, et savoir s’il est toujours gisant
dans le fossé où Tobie Crackit l’a laissé.

CHAPITRE XXVIII.
Olivier revient sur l’eau… Suite de ses aventures.

«Que le diable vous étrangle! murmura Sikes en grinçant des dents;
je voudrais bien vous tenir, les uns ou les autres, je vous ferais
hurler encore plus fort.»

En proférant ces imprécations avec toute la fureur que comportait
sa nature féroce, il posa sur son genou l’enfant blessé, et tourna
un instant la tête pour voir s’il apercevait ceux qui le
poursuivaient.

Il n’y avait pas moyen, au milieu du brouillard et des ténèbres;
mais de tous côtés retentissaient les cris des hommes, les
aboiements des chiens, les tintements de la cloche d’alarme.

«Arrête, poltron! s’écria le brigand en couchant en joue Tobie
Crackit, qui, mettant à profit ses longues jambes, avait déjà pris
les devants; arrête!»

Tobie s’arrêta court; car il n’était pas sûr d’être hors de la
portée du pistolet, et Sikes n’était pas en train de plaisanter.

«Viens donner la main à l’enfant, cria Sikes en faisant un geste
furieux à son complice; ici, vite!»

Tobie fit mine de revenir sur ses pas, mais en grommelant tout
bas, d’une voix essoufflée, et de l’air le moins empressé.

«Plus vite que ça, s’écria Sikes en posant l’enfant dans un fossé
sans eau qui se trouvait là, et en tirant un pistolet de sa poche.
Ne va pas faire la bête avec moi.»

En ce moment le bruit devint de plus en plus fort, et Sikes, en
jetant les yeux autour de lui, put entrevoir que ceux qui lui
donnaient la chasse avaient déjà escaladé la barrière du champ où
il se trouvait, et lancé deux chiens à ses trousses.

«Sauve qui peut, Guillaume, dit Tobie; laisse là l’enfant, et
montre-leur les talons.» En même temps M. Crackit, préférant la
chance d’être tué par son ami à la certitude d’être pris par ses
ennemis, tourna casaque et s’enfuit à toutes jambes.

Sikes, grinçant des dents, lança un coup d’oeil rapide autour de
lui, jeta sur Olivier inanimé le collet dans lequel il l’avait
enveloppé à la hâte, s’avança, en courant le long de la haie,
comme pour détourner l’attention de ceux qui le poursuivaient de
l’endroit où gisait l’enfant, s’arrêta une seconde devant une
autre baie qui joignait la première à angle droit, déchargea son
pistolet en l’air et s’enfuit.

«Holà! holà! cria dans le lointain une voix tremblante, Pincher,
Neptune, ici, ici!»

Les chiens, qui ne semblaient pas prendre plus de goût à ce jeu
que leurs maîtres, obéirent au premier ordre; et trois hommes, qui
s’étaient avancés à quelque distance dans le champ en question,
s’arrêtèrent pour délibérer.

«Mon avis, ou pour mieux dire mon ordre, dit le plus gros des
trois, est que nous retournions tout de suite à la maison.

À dire vrai, le petit homme semblait se rendre très bien compte de
sa position, et savoir parfaitement qu’elle n’était nullement
enviable, car la peur lui faisait claquer les dents.

«Vous avez peur, Brittles, dit M. Giles.

C’était l’observation moqueuse de M. Giles qui lui avait attiré
ces reparties un peu vives, et, si M. Giles s’était moqué de
Brittles, c’est qu’il était indigné de ce qu’on rejetait sur lui
seul, sous forme de compliment, la responsabilité de la retraite,
le troisième individu mit fin à la discussion par une observation
très philosophique:

«Tenez! messieurs, si vous voulez que je vous le dise, nous avons
tous peur.

Ces aveux pleins de franchise apaisèrent M. Giles, qui reconnut
qu’il avait peur comme les autres. Alors tous trois firent volte-
face et se mirent à fuir, avec une unanimité touchante, jusqu’à ce
que M. Giles, qui avait la respiration courte, et qui était gêné
dans sa course par une fourche dont il s’était armé, demandât
poliment un moment de halte pour s’excuser de ses vivacités de
langage.

«C’est une chose étonnante, dit-il, après avoir fait agréer ses
explications, que ce qu’un homme est capable de faire quand il est
monté; j’aurais commis un meurtre, j’en suis sûr, si nous avions
attrapé un de ces gredins.»

Comme les deux autres étaient du même avis, et qu’ils étaient
maintenant, ainsi que M. Giles, tout à fait calmés, ils se mirent
à chercher quelle cause avait pu amener un changement si soudain
dans leur tempérament.

«Je sais ce que c’est, dit M. Giles, c’est la barrière.

Par une coïncidence digne de remarque, les deux autres avaient
éprouvé la même sensation désagréable, juste au même moment. Il
fut donc évident pour tous trois que c’était la barrière, d’autant
plus qu’il n’y avait nul doute à avoir sur le moment précis où ce
changement s’était produit en eux: car tous trois se souvenaient
que c’était en escaladant la barrière qu’ils avaient aperçu les
voleurs.

Ce dialogue avait lieu entre les deux hommes qui avaient surpris
les brigands, et un chaudronnier ambulant, qui avait couché sous
un hangar, et qu’on avait réveillé ainsi que ses deux chiens
barbets pour prendre part à la poursuite. M. Giles remplissait à
la fois les fonctions de sommelier et d’intendant près de la
vieille dame, propriétaire de l’habitation, et Brittles était pour
tout faire; comme il était entré tout enfant dans la maison, on le
traitait toujours comme un jeune garçon qui promettait, bien qu’il
eût quelque chose comme trente ans passés.

Ils causaient donc, comme nous l’avons vu pour se donner du
courage; mais ils marchaient serrés les uns entre les autres, et
jetaient autour d’eux un regard inquiet, pour peu que le vent
agitât les branches; ils se portèrent avec précipitation vers un
arbre au pied duquel ils avaient laissé leur lanterne, qu’ils
enlevèrent dans la crainte que la lueur n’indiquât aux voleurs le
point vers lequel il fallait faire feu. Puis ils continuèrent à se
diriger vers la maison, plutôt courant que marchant, et, longtemps
après qu’il ne fut plus possible de les distinguer, on entrevoyait
encore leur ombre mobile s’agiter et danser dans le lointain,
assez semblable à une vapeur qui s’élève d’un sol humide et
détrempé.

L’air devint plus froid à mesure que le jour avança lentement, et
le brouillard couvrit la terre comme d’un épais nuage de fumée.
L’herbe était trempée, les sentiers et les bas-fonds n’étaient que
boue et que fange, et un vent de pluie malsain faisait entendre
son triste sifflement. Olivier était toujours immobile et privé de
sentiment, à l’endroit où Sikes l’avait laissé.

Le jour se leva lentement; une pâle lueur éclaira le ciel,
marquant plutôt la fin de la nuit que le commencement du jour. Les
objets qui, dans l’obscurité, semblaient effrayants et terribles,
devenaient de plus en plus distincts et reprenaient peu à peu leur
aspect habituel. La pluie tombait fine et serrée, et battait les
buissons dégarnis de feuilles; mais Olivier ne la sentait pas, et
restait gisant, sans connaissance et loin de tout secours, sur sa
couche d’argile.

Enfin, un faible cri de douleur rompit ce long silence, et en le
poussant l’enfant s’éveilla. Son bras gauche, grossièrement
enroulé dans un châle, pendait sans force à son côté, et la bande
était couverte de sang. Il était si faible qu’il eut de la peine à
se mettre sur son séant, et, quand il en fut venu à bout, il
regarda languissamment autour de lui pour chercher du secours, et
la douleur lui arracha des gémissements. Tremblant de froid et
d’épuisement, il fit un effort pour se lever; mais le frisson le
saisit de la tête aux pieds, et il retomba à terre.

Après être revenu quelques instants à l’état de stupeur dans
lequel il avait été si longtemps plongé, Olivier, sentant un
affreux malaise, présage d’une mort certaine s’il restait où il
était, se remit sur pied et essaya de marcher. Il avait la tête
embarrassée, et il chancelait comme un homme ivre; il parvint
néanmoins à se tenir sur ses pieds, et, la tête pendante sur la
poitrine, il s’avança d’un pas incertain, sans savoir où il
allait.

Une foule d’idées bizarres et confuses se croisaient dans son
esprit; il lui semblait qu’il marchait encore entre Sikes et
Crackit, qui se disputaient violemment, et que leurs paroles
frappaient son oreille; si, dans son délire, il faisait un violent
effort pour s’empêcher de tomber, il se trouvait tout à coup qu’il
était en conversation réglée avec eux; puis il était seul avec
Sikes, arpentant le terrain comme il l’avait fait la veille, et il
croyait sentir encore l’étreinte du brigand chaque fois que
quelqu’un passait à côté d’eux. Tout à coup il tressaillait au
bruit d’une détonation d’arme à feu, et il entendait de grands
cris; des lumières brillaient devant ses yeux; tout était bruit et
tumulte, et il lui semblait qu’il était enchaîné par une main
invisible; à ces visions rapides venait se joindre un sentiment
vague et pénible de souffrance qui le tourmentait sans relâche.

Il s’avança ainsi en chancelant, se frayant machinalement passage
entre les barrières et les baies qui se trouvaient sur son chemin,
et enfin il arriva à une route; là, la pluie commença à tomber si
fort qu’il revint à lui.

Il regarda tout à l’entour et vit à peu de distance une maison,
jusqu’à laquelle il pourrait peut-être se traîner. En voyant son
état on aurait sans doute pitié de lui, et dans le cas contraire,
mieux valait encore, pensait-il, mourir près d’un toit habité par
des êtres humains, que dans la solitude des champs, à la belle
étoile. Il réunit tout ce qui lui restait de force pour cette
dernière tentative, et s’avança d’un pas incertain.

En approchant de cette maison, il lui sembla vaguement qu’il
l’avait déjà vue; il ne se souvenait d’aucun détail, mais la forme
et l’aspect de cette maison ne lui étaient pas inconnus.

Ce mur de jardin! sur la pelouse, de l’autre côté, il était tombé
à genoux la nuit dernière, et avait imploré la merci des deux
brigands; c’était bien là la maison qu’ils avaient essayé de
dévaliser.

En reconnaissant où il était, Olivier éprouva une telle crainte,
qu’il oublia, un instant les tortures que sa blessure lui faisait
éprouver, et ne songea qu’à fuir. Fuir! il pouvait à peine se
tenir debout; et quand même il aurait eu toute l’agilité de la
jeunesse, où pouvait-il fuir? Il poussa la porte du jardin; elle
n’était pas fermée à clef et roula sur ses gonds; il franchit
péniblement la pelouse, gravit les marches du perron, frappa
doucement à la porte, et les forces lui manquant tout à fait, il
s’affaissa contre un des piliers de la porte d’entrée.

En ce moment, M, Giles, Brittles et le chaudronnier étaient dans
la cuisine, et se remettaient des fatigues et des terreurs de la
nuit avec du thé et des friandises; non qu’il fût dans les
habitudes de M. Giles de laisser prendre trop de familiarité aux
domestiques inférieurs, envers lesquels il était plutôt enclin à
se comporter avec une bienveillance hautaine, de manière à ne pas
leur laisser oublier la supériorité de sa position sociale; mais
devant la mort, les incendies, les attaques à main armée, tous les
hommes sont égaux. M. Giles était donc assis à la cuisine, les
jambes croisées devant le feu, le bras gauche appuyé sur la table,
tandis qu’il gesticulait du bras droit et faisait de l’attaque
nocturne un récit détaillé et minutieux, que tous les auditeurs,
et surtout la cuisinière et la femme de chambre, écoutaient
avidement.

«Il était à peu près deux heures et demie, dit M. Giles, je ne
jurerais pas pourtant qu’il ne fût pas plutôt près de trois heures
quand je m’éveillai, et me tournant dans mon lit, comme ceci (ici
M. Giles se retourna sur sa chaise en attirant à lui le bout de la
nappe, pour simuler les draps), il me sembla que j’entendais un
certain bruit.»

À cet endroit du récit, la cuisinière pâlit et demanda à la femme
de chambre d’aller fermer la porte; la femme de chambre s’adressa
à Brittles, et celui-ci au chaudronnier, qui fit semblant de ne
pas entendre.

«Il me sembla que j’entendais un certain bruit, continua M. Giles.
«C’est une illusion,» que je me dis d’abord, et j’allais me
remettre à dormir quand j’entendis le bruit recommencer, et d’une
manière distincte.

La cuisinière et la femme de chambre s’écrièrent en même temps:
«Dieu de Dieu!» et rapprochèrent leurs chaises l’une contre
l’autre.

«Alors j’entendis le bruit, à n’en pouvoir douter, reprit
M. Giles. «On est en train, que je me dis, de forcer une porte ou
une fenêtre; que faut-il faire? Je vais aller prévenir ce pauvre
Brittles pour l’empêcher de se laisser assassiner dans son lit;
autrement, que je me dis, on lui couperait bel et bien la gorge
d’une oreille à l’autre, sans qu’il s’en aperçoive.»

Ici tous les yeux se dirigèrent sur Brittles, qui avait les siens
fixés sur le narrateur, et le considérait la bouche ouverte, de
l’air le plus épouvanté.

«Je repousse mes draps, dit Giles, en regardant fixement la
cuisinière et la femme de chambre, je saute doucement à bas du
lit, je mets une paire de…

«Nous sommes des hommes morts, à ce que je crois, Brittles, que je
lui dis; mais n’ayez aucune inquiétude.»

M. Giles s’était levé et avait fait deux ou trois pas les yeux
fermés pour joindre le geste au récit, quand tout à coup il
tressaillit vivement, ainsi que toute la compagnie, et regagna
vite sa chaise. La cuisinière et la femme de chambre poussèrent un
cri.

«On a frappé à la porte, dit M. Giles en affectant une parfaite
sérénité. Allez ouvrir, quelqu’un.»

Personne ne bougea.

«Il est assez singulier qu’on vienne frapper à la porte si matin,
dit M. Giles en considérant les visages pâles de ceux qui
l’entouraient et en pâlissant lui-même; mais il faut ouvrir la
porte: entendez-vous, quelqu’un?»

M. Giles, tout en parlant, regardait Brittles; mais ce jeune
homme, étant naturellement modeste, ne se considéra probablement
pas comme quelqu’un, et se persuada que cette injonction ne le
regardait pas; en tout cas, il ne répondit rien. M. Giles fit
signe au chaudronnier, mais celui-ci s’était tout à coup endormi.
Quant aux femmes, il ne fallait pas y songer.

«Si Brittles préfère ouvrir la porte en présence de témoins, dit
M. Giles après un court silence, je suis prêt à l’accompagner.

Brittles capitula à ces conditions, et la société, quelque peu
rassurée après avoir découvert, en ouvrant les volets, qu’il
faisait grand jour, monta l’escalier, les chiens formant l’avant-
garde, et les deux femmes l’arrière-garde, parce qu’elles avaient
peur de rester seules en bas. Sur le conseil de M. Giles, tout le
monde parlait très haut, afin de montrer qu’on était en nombre,
s’il y avait à la porte quelque malintentionné; une autre idée
lumineuse traversa l’esprit du rusé M. Giles; ce fut de pincer la
queue des chiens dans le vestibule pour les faire aboyer à tue-
tête.

Ces précautions prises, M. Giles prit le bras du chaudronnier
(pour empêcher celui-ci de se sauver, dit-il en plaisantant), et
donna l’ordre d’ouvrir la porte. Brittles obéit, et tous, se
serrant les uns contre les autres, ne virent d’autre objet
formidable que le pauvre petit Olivier Twist, épuisé et sans voix,
qui entrouvrit péniblement les yeux et implora du regard leur
pitié.

«Un jeune garçon! s’écria M. Giles en repoussant énergiquement le
chaudronnier en arrière; qu’est-ce… tiens!… Brittles…
regardez donc… ne le reconnaissez-vous pas?»

Brittles qui, en ouvrant la porte, avait eu soin de se tenir
derrière, n’eut pas plus tôt vu Olivier qu’il poussa un cri
perçant. M. Giles, saisissant l’enfant par une jambe et un bras
(heureusement ce n’était pas son bras cassé), le porta dans le
vestibule et le déposa sur les dalles.

«Nous le tenons! cria Giles du bas de l’escalier; voici un des
voleurs, madame! nous tenons un voleur! mademoiselle, … blessé,
mademoiselle. C’est moi qui ai tiré sur lui, madame, et Brittles
tenait la chandelle.

Les deux servantes montèrent l’escalier en courant, pour porter en
haut la nouvelle que M. Giles avait capturé un voleur, et le
chaudronnier tâcha de faire revenir Olivier de son évanouissement,
de crainte qu’il ne mourût avant d’être pendu. Au milieu de ce
bruit et de ce mouvement, on entendit une douce voix de femme, et
tout s’apaisa à l’instant.

«Giles! dit la voix du haut de l’escalier.

Avec autant de douceur et de grâce dans sa démarche que dans sa
voix, la jeune demoiselle s’éloigna et revint bientôt pour
ordonner de transporter avec soin le blessé dans la chambre de
M. Giles, et dire à Brittles de seller le poney, et de se rendre
tout de suite à Chertsey, pour faire venir en toute hâte un
constable et un médecin.

«Ne voulez-vous pas le voir, mademoiselle? demanda M. Giles avec
autant d’orgueil que, si Olivier était quelque oiseau d’un plumage
rare, abattu d’un coup de fusil qui faisait honneur à son adresse;
pas seulement un petit coup d’oeil, mademoiselle?

Le vieux domestique la regarda s’éloigner avec autant d’orgueil et
d’admiration que si c’eût été sa propre fille; puis se penchant
sur Olivier, il aida à le transporter en haut de l’escalier, avec
le soin et la sollicitude d’une femme.

CHAPITRE XXIX.
Détails d’introduction sur les habitants de la maison où se trouve
Olivier.

Dans une belle salle à manger, meublée à l’ancienne mode et avec
le confort d’autrefois plutôt que d’après les lois de l’élégance
moderne, deux dames assises à une table bien servie étaient en
train de déjeuner. M. Giles, en grande tenue et vêtu tout de noir,
était occupé à les servir. Il était debout à égale distance du
buffet et de la table, se redressant de toute sa hauteur, la tête
rejetée en arrière et légèrement penchée, la jambe gauche en
avant, une main dans son gilet, l’autre pendante et tenant une
assiette. Dans cette attitude, il avait l’air d’un homme bien
pénétré du sentiment de son mérite et de son importance.

Des deux dames, l’une était déjà avancée en âge, et pourtant aussi
droite que le dossier élevé de sa chaise de chêne. Sa mise,
extrêmement soignée, offrait le mélange des anciennes modes avec
quelques légères concessions au goût moderne, destinées à faire
agréablement ressortir le style ancien plutôt qu’à en atténuer
l’effet. Pleine de dignité dans son maintien, elle avait les mains
jointes et posées sur la table, et fixait attentivement sur sa
jeune compagne des yeux dont les années n’avaient presque pas
affaibli l’éclat.

Celle-ci était dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, et si
jamais les anges, pour exécuter les volontés de Dieu, revêtent une
forme mortelle, on peut supposer sans impiété qu’ils empruntent
des traits semblables aux siens.

Elle n’avait pas plus de dix-sept ans; sa taille était si svelte
et si gracieuse, ses traits si beaux et si purs, l’expression de
son visage si douée et si suave, qu’il ne semblait pas que la
terre fût son élément, ni les autres femmes ses semblables.
L’intelligence qui brillait dans ses yeux bleus et éclairait sa
noble tête, paraissait au-dessus de son âge et même de ce monde.
La douceur et la gaieté se reflétaient tour à tour sur son visage;
le sourire, le joyeux sourire du bonheur, s’y peignait aussi; et à
tous ces charmes elle joignait un coeur animé des sentiments les
plus purs et les plus affectueux dont notre nature soit capable.

Tandis que la vieille dame la contemplait, elle leva les yeux par
hasard, rejeta gracieusement en arrière ses cheveux tressés sur
son front, et il y avait dans son regard une telle expression
d’affection et de tendresse naïve, qu’on ne pouvait la voir sans
l’aimer.

La vieille dame sourit; mais son coeur était plein, et tout en
souriant elle laissa échapper une larme.

«Voilà plus d’une heure que Brittles est parti, n’est-ce pas?
demanda-t-elle après un moment de silence.

M. Giles réfléchissait sans doute s’il devait se permettre un
sourire respectueux, quand une voiture s’arrêta à la porte du
jardin. Un gros monsieur en descendit précipitamment, entra sans
se faire annoncer, et s’élança dans la salle à manger, où il
faillit culbuter M. Giles et la table par-dessus le marché.

«Vit-on jamais chose pareille, s’écria-t-il, ma chère madame
Maylie? Est-il possible!… Et la nuit, encore! Jamais je n’ai
rien vu de pareil!»

Tout en faisant ce compliment de condoléance, le gros monsieur
tendit la main aux dames, s’assit près d’elles et s’informa de
leur santé.

«Il y avait de quoi mourir, dit-il… oui… mourir de frayeur.
Pourquoi ne pas m’avoir envoyé chercher? Mon domestique serait
arrivé en un instant, et moi et mon aide… ou n’importe qui…
nous nous serions fait un plaisir, en vérité, dans cette
circonstance… si inattendue… et la nuit, encore!»

Le docteur paraissait surtout ému à l’idée que les voleurs étaient
venus à l’improviste, et de nuit, comme si ces messieurs avaient
l’habitude de vaquer à leurs affaires en plein jour, et d’annoncer
leur visite en écrivant un mot, deux ou trois jours à l’avance.

«Et vous, mademoiselle Rose, dit le docteur en s’adressant à la
jeune fille, vous avez dû…

M. Giles, qui rangeait en ce moment les tasses d’un air agité,
devint très rouge, et dit qu’en effet c’était lui qui avait eu cet
honneur.

«Cet honneur? dit le médecin. Au fait, je ne sais pas trop: peut-
être est-il aussi honorable de tirer à bout portant sur un voleur
dans une cuisine que de toucher son adversaire à quinze pas.
Figurez-vous, Giles, qu’il a tiré en l’air et que vous vous êtes
battu en duel.»

M. Giles, qui voyait dans cette manière légère de traiter la chose
une injuste atteinte à sa gloire, répondit respectueusement qu’il
ne lui appartenait pas de juger la question, mais qu’elle n’avait
toujours pas tourné d’une manière plaisante pour son adversaire.

«Eh! c’est vrai! dit le docteur. Où est-il? montrez-moi le chemin.
J’aurai l’honneur de vous revoir en descendant, madame. Ah! voici
la petite fenêtre par laquelle il est entré. Je n’aurais jamais
cru qu’on pût passer par là.» Tout en continuant ses réflexions,
il monta l’escalier derrière M. Giles.

Il faut savoir que M. Losberne, chirurgien du voisinage, connu
dans tout le pays sous le nom de docteur, devait son embonpoint à
sa bonne humeur plus qu’à la bonne chère; c’était un vieux garçon
plein de coeur et d’originalité, et tel qu’on n’eût pas trouvé son
pareil à vingt lieues à la ronde.

Il resta en haut beaucoup plus longtemps que lui et les dames ne
s’y attendaient. On alla chercher dans sa voiture une grande
boîte. La sonnette de la chambre à coucher se fit entendre à
plusieurs reprises; les domestiques montèrent et descendirent
vingt fois l’escalier; on put en conclure qu’il se passait quelque
chose de grave. Enfin, il revint; aux questions empressées qu’on
lui adressa au sujet du malade, il prit un air très mystérieux et
ferma la porte avec soin.

«C’est une chose bien extraordinaire, madame Maylie, dit-il en
s’appuyant contre la porte pour la tenir fermée.

Le fait est que M. Giles n’avait pu dans le premier moment se
décider à avouer qu’il avait tiré sur un enfant. Sa bravoure lui
avait valu tant d’éloges que rien au monde n’eût pu l’empêcher de
différer un peu l’explication, afin de jouir avec délices, au
moins pendant quelques instants, de sa réputation de valeur et
d’intrépidité.

«Rose voulait voir cet homme, dit Mme Maylie, mais je m’y suis
refusée.

CHAPITRE XXX.
Ce que pensent d’Olivier ses nouveaux visiteurs.

Après avoir réitéré à ces dames l’assurance qu’elles seraient
agréablement surprises à la vue de criminel, le docteur prit le
bras de la jeune demoiselle, offrit la main à Mme Maylie, et les
conduisit, avec beaucoup de cérémonie, au haut de l’escalier.

«Maintenant, dit-il à voix basse en tournant doucement la clef
dans la serrure, vous allez me dire ce que vous en pensez. Quoique
sa barbe ne soit pas fraîchement rasée, il n’en a pas l’air plus
féroce. Attendez… laissez-moi voir si vous pouvez entrer.»

Le docteur entra le premier, jeta un coup d’oeil dans la chambre
et fit signe aux dames d’avancer: puis il ferma la porte derrière
elles, et écarta doucement les rideaux du lit. Sur ce lit, au lieu
du scélérat à mine repoussante qu’elles s’attendaient à voir,
était étendu un pauvre enfant, épuisé de fatigue et de souffrance,
et plongé dans un profond sommeil. Il avait un bras en écharpe,
replié sur la poitrine, et il appuyait sur l’autre sa tête à demi
cachée par une longue chevelure qui flottait sur l’oreiller.

L’honnête docteur, tenant le rideau soulevé, resta une minute
environ à regarder en silence le pauvre blessé. Tandis qu’il
l’examinait, la jeune fille se glissa doucement près de lui,
s’assit à côté du lit et écarta les cheveux qui couvraient la
figure d’Olivier; en se penchant sur lui, elle laissa tomber des
larmes sur son front.

L’enfant tressaillit et sourit dans son sommeil, comme si ces
marques de pitié et de compassion l’eussent fait rêver d’amour et
d’affection qu’il n’avait jamais connus; de même que les sons
d’une musique harmonieuse, le murmure de l’eau dans le silence des
bois, le parfum d’une fleur, ou même l’emploi d’un mot qui nous
est familier, rappellent parfois à notre imagination le vague
souvenir de scènes sans réalité dans notre vie; souvenir qui se
dissipe comme un souffle, et qui semble se rattacher à une
existence plus heureuse et passée depuis longtemps: car l’esprit
humain est impuissant à le reproduire et à le fixer.

«Qu’est-ce à dire? s’écria la vieille dame. Il est impossible que
ce pauvre enfant ait été complice des voleurs.

Le chirurgien hocha la tête de manière à montrer qu’il ne voyait à
cela rien d’impossible; puis il fit observer que la conversation
pourrait troubler le sommeil du blessé, et conduisit les dames
dans une chambre voisine.

«Mais quand même il serait coupable, continua Rose, songez combien
il est jeune; songez que peut-être il n’a jamais connu l’amour
d’une mère, le bien-être du foyer domestique; que les mauvais
traitements, les coups, la faim, l’ont peut-être entraîné à
s’associer à des hommes qui l’ont forcé au crime. Ma tante, ma
bonne tante, je vous en conjure, pensez à tout cela avant de
laisser mener en prison ce pauvre enfant blessé, ce serait
d’ailleurs renoncer pour lui à tout espoir de devenir meilleur.
Vous qui m’aimez tant; qui par votre bonté et votre affection
m’avez tenu lieu de mère, et préservée de l’abandon où j’aurais pu
tomber comme ce pauvre enfant; je vous en prie, ayez pitié de lui
quand il en est temps encore.

M. Losberne se mit à se promener de long en large dans la chambre,
les mains dans les poches, s’arrêtant parfois et fronçant le
sourcil. Après s’être écrié à plusieurs reprises: «J’y suis!»
puis: «Non! ce n’est pas cela,» et avoir recommencé autant de fois
à se promener et à froncer le sourcil, il s’arrêta définitivement
et parla en ces termes:

«Je pense que, si vous m’accordez l’autorisation pleine et entière
de malmener Giles et ce gamin de Brittles, je viendrai à bout
d’arranger l’affaire C’est un vieux serviteur dévoué, je le sais;
mais, vous pourrez compenser cela de mille manières et récompenser
autrement son adresse au pistolet. Vous ne vous y opposez pas?

Finalement, le traité fut conclu, et les parties contractantes
s’assirent en attendant avec quelque impatience le réveil
d’Olivier.

La patience des dames fut mise à une épreuve plus longue qu’elles
ne pensaient, d’après les prévisions de M. Losberne. Plusieurs
heures s’écoulèrent, et Olivier dormait toujours profondément. Il
était déjà tard, quand le bon docteur vint leur annoncer que
l’enfant était assez éveillé pour qu’on pût lui parler.

«Il est très souffrant, dit-il, et affaibli par la perte de sang,
résultat de sa blessure; mais il paraît si préoccupé du désir de
révéler quelque chose, que je préfère condescendre à ce désir
plutôt que d’insister, comme je l’aurais fait sans cela, pour
qu’il se tienne tranquille jusqu’à demain matin.»

L’entretien fut long: Olivier raconta toute son histoire; son état
de souffrance et de faiblesse le força souvent d’interrompre son
récit. Il y avait quelque chose de solennel à entendre, dans cette
chambre sombre, la faible voix de cet enfant blessé, racontant la
longue suite de malheurs et de souffrances que des hommes cruels
lui avaient fait endurer. Oh! si nous songions, quand nous
accablons nos semblables, aux fatales erreurs de la justice
humaine, aux iniquités qui crient vengeance au ciel, et attirent
tôt ou tard le châtiment sur nos têtes; si nous pouvions entendre
la voix de tant de victimes, s’élevant du fond des tombeaux; voix
plaintive que nulle puissance ne peut forcer au silence, le monde
offrirait-il chaque jour tant d’exemples d’injustice et de
violence, tant de misère et de cruautés?

Ce soir-là, ce fut la main d’une femme qui soigna Olivier. La
beauté et la vertu veillèrent sur son sommeil; il se sentit calme
et heureux: il serait mort sans se plaindre.

Dès que ce touchant entretien fut terminé et qu’Olivier se disposa
à se rendormir, le docteur s’essaya les yeux et descendit pour
s’attaquer à M. Giles; ne trouvant personne dans l’appartement, il
réfléchit qu’il valait peut-être mieux commencer les hostilités en
pleine cuisine, et que cela ferait plus d’effet: en conséquence il
se dirigea vers la cuisine, véritable chambre délibérante de la
gent domestique. Il y trouva réunis les servantes, M. Brittles,
M. Giles, le chaudronnier, qui, en récompense de ses services,
avait été invité à se régaler, et le constable. Ce dernier avait
un gros bâton, une grosse tête, de gros traits, de grosses bottes,
et paraissait avoir bu une dose de bière en rapport avec sa
grosseur.

Les événements de la nuit faisaient encore le sujet de la
conversation; M, Giles parlait avec complaisance de la présence
d’esprit dont il avait fait preuve, et M. Brittles, un pot de
bière à la main, appuyait toutes les paroles de son chef quand le
docteur entra.

«Ne vous dérangez pas, dit-il en faisant un signe de la main.

Brittles et toute l’assistance témoignèrent par un murmure
approbateur du gré que l’on savait à M. Giles de sa
condescendance; et celui-ci, promenant autour de lui un regard
protecteur, avait l’air de dire que, tant que la société se
conduirait comme il faut, il ne la quitterait pas.

«Comment va le blessé, ce soir? demanda Giles.

Le docteur, dont la douceur de caractère était universellement
connue, fit cette demande d’un ton si irrité, que Giles et
Brittles, étourdis par la bière et la chaleur de la conversation,
se regardèrent l’un l’autre, ébahis et stupéfaits.

«Constable, faites attention à leur réponse, reprit le docteur.
Avant peu on verra ce qui en résultera.»

Le constable se donna l’air le plus magistral qu’il put, et saisit
le bâton, insigne de ses fonctions.

«Remarquez que c’est une simple question d’identité, dit le
docteur.

Brittles et Giles se regardaient d’un air indécis. Le constable
mit la main derrière son oreille pour mieux saisir leur réponse.
Les deux servantes et le chaudronnier se penchèrent en avant pour
écouter, et le docteur promenait autour de lui un regard
pénétrant, quand on entendit sonner à la porte, et en même temps
le bruit d’une voiture.

«Voici la police! s’écria Brittles, soulagé par cet incident
imprévu.

CHAPITRE XXXI.
La situation devient critique.

«Qui est là? demanda Brittles en entr’ouvrant la porte sans ôter
la chaîne, et en mettant la main devant la chandelle pour mieux
voir.

Rassuré par ces paroles, Brittles ouvrit la porte toute grande, et
se trouva en face d’un homme d’un port majestueux, vêtu d’une
longue redingote, lequel entra sans mot dire, et alla s’essuyer
les pieds sur le paillasson avec autant de sans-gêne que s’il fut
entré chez lui.

«Envoyez tout de suite quelqu’un pour aider mon collègue, n’est-ce
pas, jeune homme? dit l’agent de police. Il garde la voiture:
avez-vous une remise où on puisse la mettre pour quelques minutes?

Brittles répondit affirmativement et montra du doigt la remise.
L’homme retourna sur ses pas, et aida son camarade à remiser la
voiture, tandis que Brittles les éclairait et les contemplait avec
admiration; cela fait, ils se dirigèrent vers la maison; on les
introduisit dans une salle où ils se débarrassèrent de leur grande
redingote et de leur chapeau, et se montrèrent pour ce qu’ils
étaient. Celui qui avait frappé à la porte était un homme robuste,
de taille moyenne, de cinquante ans environ; il avait les cheveux
noirs et luisants, des favoris, la figure ronde et les yeux
perçants L’autre était roux, trapu, d’un extérieur peu agréable,
avec un nez retroussé et un regard sinistre.

«Dites à votre maître que Blathers et Duff sont ici, dit le
premier en se passant la main dans les cheveux et en posant sur la
table une paire de menottes… Ah! bonjour, mon bourgeois. Puis-je
vous dire deux mots en particulier?»

Ces paroles s’adressaient à M. Losberne, qui parut en ce moment.
Il fit signe à Brittles de sortir, fit entrer les deux dames, et
ferma la porte.

«Voici la maîtresse de la maison, dit-il en se tournant vers
Mme Maylie.

M. Blathers salua; on le pria de s’asseoir; il prit une chaise,
posa son chapeau sur le plancher, et fit signe à Duff d’en faire
autant. Ce dernier, qui ne paraissait pas aussi habitué à
fréquenter la bonne société, ou qui n’était pas aussi à son aise
devant elle, s’assit tout d’une pièce, et, pour se donner une
contenance, se fourra dans la bouche la pomme de sa canne.

«Maintenant parlons du crime, dit Blathers. Quelles en sont les
circonstances?»

M. Losberne, qui désirait gagner du temps, raconta l’affaire tout
au long et dans les plus minutieux détails, tandis que
MM. Blathers et Duff semblaient parfaitement saisir la chose, et
échangeaient parfois un signe d’intelligence.

«Je ne puis rien affirmer avant l’inspection des lieux, dit
Blathers; mais j’ai dans l’idée, et en cela je ne crois pas trop
m’avancer, que ce n’est pas un pègre qui a fait le coup. Qu’en
dites-vous, Duff?

– Non, assurément, répondit le docteur, en lançant aux dames un
coup d’oeil expressif; je connais toute son histoire, mais nous en
reparlerons plus tard; vous tenez, je suppose, à voir d’abord
l’endroit par lequel les voleurs ont tenté de pénétrer.

On apporta des lumières, et MM. Blathers et Duff, accompagnés du
constable, de Brittles, de Giles, en un mot de toute la maison, se
rendirent au petit cellier, au bout du passage, visitèrent la
fenêtre en dedans, puis faisant le tour par la pelouse, la
visitèrent en dehors: ils prirent une chandelle pour examiner le
volet, une lanterne pour suivre les traces des pas, une fourche
pour fouiller les buissons. Cela fait, au milieu du silence
religieux de tous les assistants, ils rentrèrent, et MM. Giles et
Brittles furent requis de donner une représentation du rôle qu’ils
avaient joué dans les événements de la veille; ils s’en
acquittèrent au moins six fois de suite; ils ne furent d’abord en
désaccord que sur un seul point important, et à la fin sur une
domaine seulement. Ensuite Blathers et Duff firent sortir tout le
monde, et délibérèrent longuement ensemble avec tant de mystère et
de solennité, qu’une consultation de grands médecins sur un cas
difficile ne serait qu’un jeu d’enfants, comparée à cette
délibération.

Pendant ce colloque, le docteur se promenait de long en large dans
la pièce voisine, extrêmement agité, tandis que Mme Maylie et Rose
se regardaient avec inquiétude.

«Sur ma parole, dit M. Losberne, en s’arrêtant tout à coup après
avoir parcouru la salle à grands pas, je ne sais vraiment que
faire.

Après avoir formulé cette maxime, le docteur, les mains dans ses
poches, se remit à arpenter la chambre de long en large.

«Plus j’y réfléchis, dit-il, et plus je suis convaincu que mettre
ces hommes au courant de l’histoire de l’enfant ne ferait
qu’embrouiller tout et aggraver la difficulté. Je suis sûr qu’ils
n’y croiraient pas, et, même en admettant que l’enfant ne fût pas
condamné, la publicité donnée aux soupçons qui pèseraient sur lui
serait un obstacle à vos intentions généreuses à son égard, et à
votre désir de le tirer de la misère.

C’est à Mme Maylie qu’il faisait cette confidence pleine
d’intérêt; celle-ci l’accueillit avec grâce, et le docteur profita
du moment pour s’esquiver.

«Ah! mesdames, dit M. Blathers en prenant son verre à pleine main
et en le portant à sa bouche, j’en ai terriblement vu dans ma vie,
de ces affaires-là.

«Sur-le-champ, Spyers se munit d’une chemise blanche et d’un
peigne, pour le cas où il serait absent deux ou trois jours; il
part, il va se poster à une des fenêtres de la taverne, derrière
un petit rideau rouge, le chapeau sur la tête, et prêt à s’élancer
en un clin d’oeil sur le voleur. Il était là, le soir, sur le
tard, à fumer sa pipe, quand tout à coup Chickweed s’écrie: «Le
voila! au voleur! à l’assassin!» Jacques Spyers se précipite
dehors et voit Chickweed courir à toutes jambes en criant à tue-
tête. Il le suit, la foule s’amasse, tout le monde crie: «Au
voleur!» et Chickweed de courir toujours en criant comme un
possédé. Spyers le perd de vue un instant au détour d’une rue; il
le rejoint, voit un groupe, s’y jette en s’écriant: «Où est le
voleur? - Morbleu! dit Chickweed, il m’a encore échappé.»

«Une chose digne de remarque, c’est qu’on ne put le trouver nulle
part, et on s’en revint à la taverne. Le lendemain matin, Spyers
se remet à son poste, derrière le rideau, guettant au passage
l’homme de six pieds, avec un emplâtre noir sur l’oeil; à force de
regarder il en eut la vue trouble, et au moment où il se frottait
les yeux, voilà Chickweed qui recommence à crier: «Au voleur!» et
qui part à toutes jambes: Spyers s’élance derrière lui, fait deux
fois plus de chemin que la veille, et du voleur point de
nouvelles. Une fois ou deux encore, pareille scène se renouvela.
Dans le voisinage, les uns disaient que c’était le diable qui
avait volé Chickweed et qui venait ensuite lui faire des tours;
les autres que le pauvre Chickweed était devenu fou de chagrin.

«C’était vrai, et il s’était procuré de la sorte une grosse somme,
et on n’aurait jamais découvert la ruse, s’il avait mis moins
d’empressement à sauver les apparences.

«C’est un peu fort, hein? dit M. Blathers en posant son verre et
en agitant les menottes.

Olivier avait dormi; mais il paraissait plus mal, et sa fièvre
avait redoublé. Aidé par le docteur, il parvint à s’asseoir sur
son lit et se mit à regarder les nouveaux venus, sans rien
comprendre à ce qui se faisait autour de lui, et sans avoir l’air
de se souvenir de ce qui s’était passé, ni de l’endroit où il se
trouvait.

«Voici, dit M. Losberne en parlant doucement, quoique avec une
certaine véhémence, voici ce jeune garçon, qui ayant été blessé
par mégarde d’un coup de fusil en passant sur la propriété de
monsieur… comment s’appelle-t-il déjà? là derrière… est venu
ici ce matin demander du secours, et a été sur-le-champ empoigné
et maltraité par cet ingénieux personnage qui nous éclaire, lequel
a mis par là en grand danger la vie de cet enfant, comme je puis
le certifier en vertu de ma profession.»

MM. Blathers et Duff regardèrent M. Giles, que l’on signalait
ainsi à leur attention Dans son embarras, M. Giles détourna les
yeux vers Olivier, puis vers M. Losberne, d’un air irrésolu et
effrayé.

«Vous n’ayez pas l’intention de le nier, je suppose? dit le
docteur en recouchant doucement Olivier.

Pendant ce court dialogue, M. Losberne avait tâté le pouls du
malade; puis il quitta la chaise qu’il occupait près du lit et
observa que, si les agents de police avaient quelque doute à ce
sujet, il leur conviendrait peut-être de passer dans la pièce
voisine et d’interroger Brittles.

Ils acceptèrent la proposition, passèrent dans une autre chambre,
et firent comparaître devant eux M. Brittles: celui-ci, par ses
réponses, ne fit qu’embrouiller l’affaire; il entassa
contradictions sur contradictions; il déclara qu’il ne pourrait
reconnaître l’enfant, quand même il l’aurait sous les yeux en ce
moment; qu’il avait cru que c’était Olivier, parce que M. Giles
l’avait dit; mais que M. Giles, cinq minutes auparavant, avait
avoué dans la cuisine qu’il avait bien peur d’avoir été un peu
trop vite en besogne.

Entre autres conjectures ingénieuses, on agite la question de
savoir si M. Giles avait réellement blessé quelqu’un: on examina
le second pistolet, et il se trouva qu’il n’était chargé qu’à
poudre et bourré de papier gris. Cette découverte fit une grande
impression surtout le monde, sauf sur le docteur, qui avait retiré
la balle dix minutes auparavant; mais elle ne fit sur personne
autant d’impression que sur M. Giles, qui, après avoir été pendant
plusieurs heures tourmenté de la crainte d’avoir blessé un de ses
semblables, s’attacha avec ardeur à l’idée que le pistolet n’était
pas chargé. Enfin, les agents de police, sans s’inquiéter beaucoup
d’Olivier, laissèrent dans la maison le constable de Chertsey, et
s’en allèrent coucher en ville, après avoir promis de revenir le
lendemain matin.

Le lendemain matin, le bruit se répandit que deux hommes et un
enfant, sur lesquels planaient des soupçons, avaient été arrêtés à
Kingston; MM. Blathers et Duff s’y rendirent sur-le-champ. Après
examen, on découvrit que les soupçons ne s’appuyaient que sur un
seul fait, savoir: qu’on avait trouvé ces individus endormis au
pied d’une meule de foin; c’est là un crime sans doute, mais qui
n’entraîne que l’emprisonnement, et que la loi anglaise, loi
miséricordieuse et tutélaire, ne considère pas comme suffisant
pour établir, à défaut d’autre preuve, qu’un ou plusieurs dormeurs
à la belle étoile aient commis un vol avec effraction, et aient
encouru en conséquence la peine de mort. MM. Blathers et Duff,
durent s’en retourner comme ils étaient venus.

Enfin, après de nouvelles recherches et de longs entretiens, il
fut convenu que Mme Maylie et M. Losberne répondraient d’Olivier
s’il était recherché par la justice, et un magistrat du voisinage
reçut leur caution. Blathers et Duff, après avoir été gratifiés de
quelques guinées, revinrent à Londres, sans être du même avis
relativement à leur expédition. Tout considéré, Duff inclina à
croire que la tentative d’effraction avait été commise par la
bande de Pet; Blathers, au contraire, en attribuait le mérite au
célèbre Conkey Chickweed.

Peu à peu, Olivier se rétablit: les soins réunis de Mme Maylie, de
Rose et de l’excellent M. Losberne, lui rendirent la santé. Si le
ciel écoute les ferventes prières que lui adressent les coeurs
pénétrés de reconnaissance (et quelles prières méritent mieux
d’être écoutées?) les bénédictions que l’orphelin appela sur ses
protecteurs durent descendre dans leur âme, et y répandre la paix
et le bonheur.

CHAPITRE XXXII.
Heureuse existence que mène Olivier chez ses nouveaux amis.

Les souffrances d’Olivier furent longues et cruelles; outre la
douleur que lui causait son bras cassé, il avait gagné, par suite
du froid et de l’humidité, une fièvre violente qui ne le quitta
pas pendant plusieurs semaines, et qui mina sa frêle constitution;
enfin il commença à se rétablir lentement, et il put dire, en
mêlant des larmes à ses paroles, combien il était profondément
touché de la bonté des deux excellentes dames, et avec quelle
ardeur il souhaitait, dès qu’il aurait recouvré la santé et les
forces, pouvoir faire quelque chose pour leur témoigner sa
reconnaissance; quelque chose qui leur fit voir combien l’amour et
la gratitude remplissaient son coeur; quelque chose enfin, si peu
que ce fût, qui leur prouvât que leur généreuse bonté n’avait pas
été perdue, mais que le pauvre enfant que leur charité avait
arraché à la misère, à la mort, souhaitait ardemment les servir de
tout son coeur et de toute son âme.

«Pauvre petit! disait Rose, un jour qu’Olivier avait essayé
d’articuler des paroles de reconnaissance qui s’échappaient de ses
lèvres pâles; vous aurez bien des occasions de nous servir, si
vous voulez; nous allons à la campagne, et ma tante a l’intention
de vous emmener avec nous. La tranquillité du séjour, la pureté de
l’air, le charme et la beauté du printemps, vous rendront la santé
en quelques jours, et nous nous occuperons de cent manières quand
vous serez en état de supporter la fatigue.

Au bout de peu de temps, Olivier fut assez bien rétabli pour
supporter la fatigue de ce déplacement, et un matin, M. Losberne
et lui montèrent dans une petite voiture qui appartenait à
Mme Maylie. Arrivé à Chertsey-Bridge, Olivier devint très pâle et
poussa un cri.

«Que peut avoir ce garçon? dit le docteur du ton brusque qui lui
était habituel; voyez-vous quelque chose? entendez-vous quelque
chose, sentez-vous quelque chose, hein?

«Ohé! dit un affreux petit bossu en ouvrant la porte si
soudainement que, le docteur, encore emporté par son élan
impétueux, faillit tomber dans l’allée; qu’est-ce-qu’il y a?

Le bossu prit un air stupéfait d’étonnement et d’indignation; il
se dégagea adroitement de l’étreinte du docteur, proféra une série
d’affreux jurements, et se retira dans la maison. Avant qu’il eût
eu le temps de fermer la porte, le docteur était entré derrière
lui et avait pénétré dans une chambre, sans dire un seul mot; il
regarda avec inquiétude autour de lui; pas un meuble, pas un
indice, pas un être animé ou inanimé, rien enfin qui se rapportât
à la description faite par Olivier.

«Maintenant, dit le bossu, qui ne l’avait pas un instant perdu de
vue, quelle est votre intention en pénétrant ainsi de force dans
ma maison? est-ce que vous voulez me voler ou m’assassiner?
qu’est-ce que vous voulez?

Et là-dessus l’affreux petit démon se mit à pousser des cris
sauvages et à trépigner de rage sur le plancher.

«Je joue là un personnage assez ridicule, se dit à lui-même le
docteur. Il faut que l’enfant se soit trompé… Tenez, mettez ceci
dans votre poche, et renfermez-vous de nouveau chez vous.» En même
temps il donna une pièce d’argent au bossu et regagna la voiture.

L’homme le suivit jusqu’à la portière, en proférant mille
imprécations; mais au moment où M. Losberne se tournait vers le
cocher pour lui parler, le bossu jeta un coup d’oeil dans la
voiture, et lança à Olivier un regard si féroce, si furieux, que
pendant des mois entiers, éveillé ou endormi, celui-ci ne put
l’oublier. Il continua ses jurements et ses imprécations jusqu’à
ce que le cocher fût remonté sur son siège; et quand nos voyageurs
furent en route, ils purent encore le voir à quelque distance
derrière eux, frappant la terre du pied et s’arrachant les cheveux
dans un transport de folie furieuse, réelle ou simulée.

«Je suis un âne, dit le docteur après un long silence. Saviez-vous
cela, Olivier?

Le fait est que l’excellent docteur n’avait jamais manqué de
suivre en tout son premier mouvement, et ce qui prouve en faveur
de la bonté de son premier mouvement, c’est que, loin de s’être
attiré par là des difficultés et des désagréments, M. Losberne y
avait gagné le respect et l’estime de tous ceux qui le
connaissaient. À dire vrai, il fut de mauvaise humeur pendant une
minute ou deux en se voyant déçu dans son espoir d’avoir une
preuve évidente de la véracité du récit d’Olivier, et cela dès la
première et unique fois où il avait l’occasion d’en obtenir une;
mais bientôt il reprit son assiette ordinaire, et trouvant que les
réponses d’Olivier à ses questions étaient toujours aussi nettes
et aussi précises, et faites d’un air aussi sincère que jamais, il
résolut de s’y fier complètement dorénavant.

Comme Olivier connaissait le nom de la rue où demeurait
M. Brownlow, ils purent diriger le cocher dans ce sens; quand la
voiture eut tourné le coin de la rue, le coeur de l’enfant battit
avec une violence qui le suffoquait.

«Maintenant, mon garçon, quelle maison est-ce? demanda
M. Losberne.

La voiture continua à rouler; elle s’arrêta; mais non, ce n’était
pas là la maison; c’est à l’autre porte: la voiture s’arrêta de
nouveau; Olivier regarda aux fenêtres, et des larmes de joie
coulaient de ses yeux.

Hélas! la maison blanche était vide, et il y avait un écriteau à
la fenêtre: À louer.

«Frappez à la porte voisine, dit M. Losberne en mettant le bras
d’Olivier sous le sien: savez-vous ce qu’est devenu M. Brownlow,
qui demeurait à côté?»

La servante l’ignorait; mais elle alla s’en informer. Elle revint
et dit que M. Brownlow avait tout vendu et était parti, il y avait
six semaines, pour les Indes Orientales; Olivier se tordit les
mains et faillit tomber à la renverse.

«La gouvernante est-elle partie aussi? demanda M. Losberne après
un instant de silence.

Et conformément au premier mouvement du docteur, on retourna à la
maison.

Cette amère déception causa à Olivier un vif chagrin, même au
milieu de son bonheur; car bien des fois pendant sa maladie il
s’était plu à penser à tout ce que M. Brownlow et Mme Bedwin lui
diraient, et au plaisir qu’il aurait à leur raconter combien il
avait passé de longs jours et de longues nuits à se rappeler ce
qu’ils avaient fait pour lui et à déplorer la cruelle séparation
qu’il avait subie. L’espoir d’arriver un jour à s’expliquer avec
eux, et à leur conter comment il avait été enlevé, l’avait
fortifié et soutenu dans ses récentes épreuves; et maintenant la
pensée qu’ils étaient partis si loin, et qu’ils avaient emporté de
lui l’opinion qu’il n’était qu’un imposteur et un filou, sans
qu’il dût avoir peut-être jamais l’occasion de les détromper,
cette pensée était pour lui poignante et insupportable.

Cependant cette circonstance n’altéra en rien les bons sentiments
de ses bienfaitrices à son égard. Au bout d’une autre quinzaine,
quand le temps fut devenu beau et chaud, que les arbres
commencèrent à déployer leurs jeunes feuilles, et les fleurs
l’éclat de leurs nuances, elles se préparèrent à quitter pour
quelques mois leur résidence de Chertsey: après avoir envoyé chez
un banquier l’argenterie qui avait si vivement excité la cupidité
du juif, et laissé Giles et un autre domestique à la garde de la
maison, elles partirent pour la campagne, et emmenèrent Olivier
avec elles.

Qui pourrait décrire le plaisir, le bonheur, la paix de l’âme et
la douce tranquillité que l’enfant convalescent éprouva au sein de
cet air embaumé, au milieu des collines verdoyantes et des bois
touffus de cette résidence champêtre? Qui peut dire combien ces
scènes paisibles et tranquilles se gravent profondément dans l’âme
de ceux qui sont accoutumés à mener une vie misérable et recluse
au milieu du bruit des villes, et combien la fraîcheur de ce
spectacle pénètre leurs coeurs abattus? Des hommes qui avaient
habité pendant toute une vie de labeur des rues étroites et
populeuses, et qui n’avaient jamais souhaité d’en sortir; des
hommes pour lesquels l’habitude était devenue une seconde nature,
et qui en étaient presque venus à aimer chaque brique, chaque
pierre qui formait l’étroite limite de leurs promenades
journalières; des hommes sur lesquels la mort étendait déjà sa
main, se sont enfin trouvés émus, rien qu’en entrevoyant le
radieux spectacle de la nature: entraînés loin du théâtre de leurs
anciens plaisirs et de leurs anciennes souffrances, ils ont paru
passer tout à coup à une nouvelle existence, et se traînant chaque
jour jusqu’à quelque site riant et couvert de verdure, ils ont
senti s’éveiller en eux tant de souvenirs, en contemplant
seulement le ciel, les coteaux, la plaine et le cristal des eaux;
qu’un avant-goût de ciel a charmé leur déclin, et qu’ils sont
descendus dans la tombe aussi paisiblement que le soleil, dont ils
contemplaient le coucher de leur fenêtre solitaire, quelques
heures auparavant, disparaissait à l’horizon devant leurs yeux
affaiblis.

Les souvenirs que les paisibles scènes champêtres éveillent dans
l’esprit ne sont pas de ce monde, et n’ont rien de commun avec les
pensées ou les espérances terrestres. Leur douce influence peut
nous porter à tresser de fraîches guirlandes pour orner la tombe
de ceux que nous avons aimés; elle peut purifier nos sentiments et
éteindre en nous toute inimitié et toute haine; mais surtout elle
ravive, dans l’âme même la moins méditative, la vague souvenance
qu’on a déjà éprouvé de telles sensations bien loin dans le passé,
et en même temps elle nous donne l’idée solennelle d’un lointain
avenir, d’où l’orgueil et les passions de monde sont à jamais
exilés.

Le lieu de leur résidence était ravissant, et Olivier, qui avait
vécu jusqu’alors parmi des êtres dégradés, au milieu du bruit et
des querelles, crut entrer là dans une nouvelle existence.

La rose et le chèvrefeuille grimpaient le long des murs du
cottage, le lierre s’enroulait autour du tronc des arbres, et les
fleurs embaumaient l’air de parfums délicieux; tout auprès était
un petit cimetière, non pas garni de grandes tombes de pierre,
mais de petits tertres couverts de mousse et de gazon, sous
lesquels dormaient en paix les vieillards du village. Olivier
allait souvent s’y promener, et, en songeant à la misérable
sépulture où reposait sa mère, il s’asseyait parfois et sanglotait
sans être vu; mais quand il levait les yeux vers le vaste ciel au-
dessus de sa tête, il ne songeait plus qu’elle gisait sous terre,
et pleurait sur elle tristement, mais sans amertume.

Ce fut un temps heureux; ses jours étaient paisibles et sereins,
et les nuits n’amenaient avec elles ni crainte ni souci; il
n’avait plus à languir dans une triste prison, ni à s’associer
avec des misérables; nulle autre pensée que des pensées riantes.
Chaque matin il se rendait chez un vieux monsieur aux cheveux
blanchis, qui habitait près de la petite église et qui le
perfectionnait dans l’écriture et la lecture, lui parlant avec
tant de bonté et prenant tant de soin de lui, qu’Olivier n’avait
pas de cesse qu’il ne l’eût satisfait. Puis il se promenait avec
Mme Maylie et Rose, et les écoutait causer de livres, ou
s’asseyait près d’elles, dans quelque endroit bien ombragé où la
jeune fille faisait la lecture; il restait volontiers à
l’entendre, jusqu’à ce que la nuit ne permît plus de distinguer
les lettres.

Il préparait ensuite sa leçon du lendemain, et il travaillait avec
ardeur jusqu’à la nuit tombante dans une petite chambre qui
donnait sur le jardin; alors les dames faisaient une nouvelle
promenade et il les accompagnait, prêtant l’oreille avec plaisir à
tout ce qu’elles disaient, heureux si elles désiraient une fleur
qu’il pût grimper leur cueillir, ou si elles avaient oublié
quelque chose qu’il pût courir leur chercher; quand il faisait
tout à fait nuit, et qu’on était rentré, la jeune demoiselle se
mettait au piano, jouait quelque air sentimental, ou chantait
d’une voix douée et pure quelque vieille chanson que sa tante
aimait à entendre. Dans ces moments-là on n’allumait pas les
bougies; Olivier, assis près d’une fenêtre, écoutait cette
harmonieuse musique, et des larmes de bonheur coulaient sur ses
joues.

Et les dimanches! jamais il n’en avait eu de pareils. Quels
heureux jours! D’ailleurs il n’avait plus que des jours heureux.
On allait le matin à la petite église, tout entourée d’arbres dont
les branches venaient caresser les fenêtres de l’édifice; les
oiseaux chantaient alentour et l’air embaumé répandait partout ses
parfums. Les pauvres gens du village étaient si propres et
s’agenouillaient si pieusement pour prier, qu’il semblait que ce
fût un plaisir et non un devoir ennuyeux qui les réunit en ce
lieu; et, quoique le chant fut assez rustique, il semblait plus
harmonieux, au moins aux oreilles d’Olivier, que tous ceux qu’il
avait jusqu’alors entendus à l’église. On se promenait ensuite
comme d’habitude; on visitait les paysans dans leurs petites
maisons, brillantes de propreté. Le soir, Olivier lisait un ou
deux chapitres de la Bible, qu’il avait étudiés toute la semaine,
et, en accomplissant ce devoir, il était plus fier et plus heureux
que s’il eût été le ministre lui-même. Le matin, il était sur pied
à six heures; il allait courir les champs et longer les haies pour
cueillir des bouquets de fleurs sauvages, dont il revenait chargé
à la maison, et qu’il disposait et arrangeait de son mieux pour
orner la table au déjeuner; il rapportait aussi du séneçon pour
les oiseaux de miss Maylie, et il en décorait leur cage avec un
goût exquis; quand il avait bien soigné les oiseaux, il avait
d’ordinaire quelque commission charitable à faire dans le village,
ou, s’il n’y en avait pas, il pouvait toujours s’occuper au jardin
et soigner les fleurs, toutes choses qu’il avait apprises de
l’instituteur du village, qui était un parfait jardinier; il
s’appliquait de tout coeur à cette besogne, jusqu’à ce que miss
Rose descendit au jardin; elle lui adressait mille compliments
pour tout ce qu’il avait fait, et il se trouvait amplement
récompensé par son gracieux sourire.

Trois mois s’écoulèrent ainsi; trois mois qui, dans la vie des
hommes les plus heureux et les plus favorisés du ciel, eussent été
trois mois d’un bonheur sans mélange, mais qui pour Olivier, après
une enfance si agitée et si orageuse, étaient la félicité suprême:
avec la plus pure, la plus aimable générosité d’une part, et la
reconnaissance la plus sincère, la plus vive, la plus dévouée de
l’autre, il n’est pas étonnant qu’au bout de ce court espace de
temps Olivier fût dans l’intimité complète de la vieille dame et
de sa nièce, et que l’affection sans bornes que leur avait vouée
son coeur jeune et sensible fût pour elles un sujet d’orgueil et
un motif de l’aimer: c’était sa récompense.

CHAPITRE XXXIII.
Où le bonheur d’Olivier et de ses amis éprouve une atteinte
soudaine.

Le printemps passa vite, et l’été commença. Si, jusque-là, la
campagne avait été belle, elle était maintenant dans tout son
éclat et étalait toutes ses richesses. Les grands arbres, qui
avaient longtemps paru nus et dépouillés, avaient retrouvé toute
leur vigueur, et déployaient leurs verts rameaux, offrant sous
leur ombre d’agréables retraites, d’où la vue s’étendait sur le
paysage doré par le soleil; la terre avait revêtu son manteau de
verdure, et exhalait au loin les plus doux parfums. On était au
plus beau moment de l’année rajeunie; tout respirait la joie.

On continuait à mener une existence paisible au petit cottage, et
la même sérénité d’humeur régnait parmi ses habitants. Depuis
longtemps Olivier avait retrouvé la force et la santé; mais, qu’il
fût malade ou bien portant, il n’y avait nulle différence dans son
affection dévouée pour ceux qui l’entouraient. (Il y a beaucoup de
gens qui ne pourraient pas en dire autant.) Il était toujours
aussi doux, aussi attaché, aussi affectueux que lorsque les
souffrances avaient miné ses forces, et aussi attentif à tout ce
qui pouvait faire plaisir à ses bienfaitrices.

Par une belle soirée, ils avaient fait une promenade plus longue
que d’ordinaire; la journée avait été d’une chaleur
exceptionnelle, la lune brillait dans son plein, et une brise
légère s’était levée, plus fraîche que d’habitude. Rose avait été
pleine d’entrain, et ils avaient prolongé leur promenade, en
causant joyeusement, beaucoup au-delà des limites habituelles.
Mme Maylie était fatiguée; ils revinrent lentement à la maison. La
jeune demoiselle ôta son chapeau, et se mit au piano comme à
l’ordinaire; après avoir promené d’un air distrait ses doigts sur
le clavier pendant quelques instants, elle entama un air lent et
solennel. Tout en le jouant, on l’entendait soupirer comme si elle
pleurait.

«Ma chère Rose!» dit la vieille dame.

Rose ne répondit rien, mais se mit à jouer un peu plus vite, comme
si la voix de sa tante l’eût arrachée à quelque pensée pénible.

«Rose, mon amour! dit Mme Maylie en se levant précipitamment et en
se penchant vers la jeune fille. Qu’est-ce que tu as? ton visage
est baigné de larmes, ma chère enfant. Qu’est-ce qui te fait
souffrir?

Olivier s’empressa d’accéder à son désir; et la jeune fille,
faisant effort pour retrouver sa gaieté, se mit à jouer un air
plus gai: mais ses doigts s’arrêtèrent sans force sur le piano;
elle mit sa figure dans ses mains, se jeta sur un canapé, et
laissa un libre cours aux larmes qu’elle ne pouvait plus retenir.

«Mon enfant! dit la vieille dame en la serrant dans ses bras; je
ne t’ai jamais vue ainsi.

Elle l’était en effet. Dès qu’on eut apporté de la lumière, on vit
que, dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis leur retour à
la maison, l’éclat de son teint avait disparu, et qu’elle était
pâle comme un marbre. Sa physionomie n’avait rien perdu de sa
beauté mais elle était cependant altérée, et ses yeux si doux
avaient pris une expression de vague inquiétude qu’ils n’avaient
jamais eue. Un instant après, elle devint pourpre, et ses beaux
yeux bleus étaient égarés; puis cette rougeur disparut, comme
l’ombre projetée par un nuage qui passe, et elle redevint d’une
pâleur mortelle.

Olivier, qui observait la vieille dame avec inquiétude, remarqua
qu’elle était alarmée de ces symptômes, et il le fut aussi; mais
voyant qu’elle affectait de les considérer comme légers, il essaya
de faire de même; ils y réussirent si bien, que, lorsque Rose se
fut laissé persuader par sa tante de se mettre au lit, elle avait
repris confiance et semblait même aller beaucoup mieux, car elle
les assura qu’elle était certaine de se réveiller le lendemain
matin en parfaite santé.

«J’espère, madame, dit Olivier, quand Mme Maylie revint, qu’il n’y
a rien là de sérieux? Mlle Maylie ne semble pas bien ce soir,
mais…»

La vieille dame l’engagea à ne rien dire, et, s’asseyant au fond
de la chambre, garda quelque temps le silence; enfin, elle lui dit
d’une voix tremblante:

«Je ne l’espère pas, Olivier. J’ai été si heureuse avec elle
pendant plusieurs années! trop heureuse peut-être, et il se peut
que le moment soit venu où je dois éprouver quelque malheur; mais
j’espère que ce ne sera pas celui-là.

La pauvre dame se laissa aller à ces pensées désespérantes, et fut
en proie à une si violente douleur, qu’Olivier, maîtrisant sa
propre émotion, se hasarda à lui faire des remontrances et à la
supplier ardemment, pour l’amour de la chère malade elle-même, de
se montrer plus calme.

«Et considérez, madame, dit Olivier, dont les larmes jaillissaient
en dépit de tous ses efforts pour les retenir; considérez combien,
elle est jeune et bonne, quel plaisir, quelles consolations elle
répand autour d’elle. Je suis sûr… je suis certain…tout à fait
certain… pour vous, qui êtes si bonne aussi…pour elle… pour
tous ceux dont elle fait le bonheur, qu’elle ne mourra pas. Dieu
ne permettra pas qu’elle meure si jeune.

Olivier fut surpris de voir que Mme Maylie, en prononçant ces
mots, triompha tout d’un coup de sa douleur, cessa de pleurer et
reprit son attitude calme et ferme. Il fut encore plus étonné de
voir qu’elle persévéra dans cette fermeté, et qu’au milieu des
soucis et des soins qui suivirent, Mme Maylie fut toujours prête à
tout et maîtresse d’elle-même, remplissant tous les devoirs de sa
position avec empressement, et même, à en juger par son extérieur,
avec une espèce de gaieté. Mais il était jeune et il ignorait de
quoi sont capables les âmes fortes dans de telles circonstances;
comment d’ailleurs aurait-il pu savoir, quand ceux qui possèdent
cette force d’âme l’ignorent souvent eux-mêmes?

La nuit qui suivit ne fit qu’accroître les inquiétudes, et, le
lendemain matin, les pressentiments de Mme Maylie ne furent que
trop justifiés. Rose était dans la première période d’une fièvre
lente et dangereuse.

«Il faut de l’activité, Olivier; nous ne devons pas nous laisser
aller à une douleur stérile, dit Mme Maylie en mettant un doigt
sur ses lèvres et en regardant fixement l’enfant. J’ai besoin de
faire parvenir en toute hâte cette lettre à M. Losberne; il faut
la porter au village, qui n’est pas à plus de quatre mille d’ici,
en prenant la traverse, et de là, l’envoyer, par un exprès à
cheval droit à Chertsey. Vous trouverez à l’auberge des gens qui
se chargeront d’en fournir un, et je sais que je puis compter sur
vous pour vous assurer du départ du messager.»

Olivier ne répondit rien, mais montra par son empressement qu’il
voudrait déjà être parti.

«Voici une autre lettre, dit Mme Maylie en réfléchissant un
instant; mais je ne suis pas décidée si je dois l’envoyer
maintenant ou attendre, pour l’envoyer, que nous soyons fixés sur
l’état de Rose: je ne la ferais partir que si je craignais une
catastrophe.

Olivier lut l’adresse, et vit qu’elle était adressée à Henri
Maylie, esquire, au château d’un lord; mais il ne put découvrir
chez qui.

«La porterai-je, madame? demanda Olivier, en regardant Mme Maylie
d’un air d’impatience.

Elle donna sa bourse à Olivier, et il partit à toutes jambes.

Il courut à travers champs, ou le long des petits sentiers qui les
séparaient, tantôt cachés par les blés murs qui les bordaient de
chaque côté, et tantôt débouchant dans la plaine, où faucheurs et
moissonneurs étaient à l’oeuvre; il ne s’arrêta point, sinon pour
reprendre haleine de temps à autre pendant quelques secondes,
jusqu’à ce qu’il eût atteint, tout en sueur et couvert de
poussière, la place du marché du village.

Là, il fit une halte et chercha des yeux l’auberge. Il vit une
maison de banque peinte en blanc, une brasserie peinte en rouge,
une maison de ville peinte en jaune, et à un des coins de la place
une grande maison à volets verts, ayant pour enseigne: Au grand
Saint-Georges
, vers laquelle il se dirigea rapidement dès qu’il
l’eut aperçue.

Olivier s’adressa à un postillon qui flânait devant la porte,
lequel, après avoir entendu ce dont il s’agissait, le renvoya au
palefrenier, lequel, après avoir entendu le même récit, le renvoya
à l’aubergiste, qui était un grand gaillard portant une cravate
bleue, un chapeau blanc, une culotte de gros drap et des bottes à
revers, et qui s’appuyait contre la pompe près de la porte de
l’écurie, avec un cure-dents d’argent dans les dents.

Celui-ci se rendit sans se presser à son comptoir pour écrire le
reçu, ce qui prit pas mal de temps; et, quand le reçu fut prêt et
acquitté, il fallut seller le cheval, donner au messager le temps
de s’équiper, ce qui prit encore dix bonnes minutes. Pendant ce
temps Olivier était si dévoré d’impatience et d’inquiétude, qu’il
aurait voulu sauter sur le cheval et partir à toute bride jusqu’au
relais suivant. Enfin tout fut prêt, et le petit billet ayant été
remis au messager, avec force recommandations de le porter en
toute hâte, celui-ci donna de l’éperon à son cheval, partit au
galop, et fut en quelques minutes bien loin du village.

C’était quelque chose que d’être assuré qu’on était allé chercher
du secours, et qu’il n’y avait pas eu de temps perdu: Olivier, le
coeur plus léger, sortait de la cour de l’auberge et allait
franchir la porte, quand il heurta par hasard un homme de haute
taille, enveloppé dans un manteau, qui entrait juste au même
instant dans l’auberge.

«Ah! dit l’homme en fixant ses regards sur Olivier et en reculant
brusquement, que diable est ceci?

En prononçant ces paroles incohérentes, l’homme se tordait les
poings et grinçait des dents; il s’avança vers Olivier comme pour
lui assener un coup violent, mais il tomba lourdement à terre, en
proie à des convulsions et écumant de rage. Olivier contempla un
instant les affreuses contorsions de ce fou (car il le supposait
tel), et s’élança dans la maison pour demander du secours. Quand
il l’eut vu transporter dans l’auberge, il reprit le chemin de la
maison, courant de toute sa force pour rattraper le temps perdu,
et songeant avec un mélange d’étonnement et de crainte, à
l’étrange physionomie de l’individu qu’il venait de quitter.

Cet incident n’occupa pourtant pas longtemps son esprit. Quand il
arriva au cottage, il y trouva de quoi absorber entièrement ses
pensées, et chasser loin de son souvenir toute préoccupation
personnelle.

L’état de Rose Maylie s’était promptement aggravé, et avant minuit
elle eut le délire; un médecin de l’endroit ne la quittait pas. À
la première inspection de la malade, il avait pris Mme Maylie à
part, pour lui déclarer que la maladie était d’une nature très
grave. Il faudrait presque un miracle, avait-il ajouté, pour
qu’elle guérît.

Que de fois, pendant cette nuit, Olivier se leva de son lit pour
se glisser sur la pointe des pieds jusqu’à l’escalier, et prêter
l’oreille au moindre bruit qui partait de la chambre de la malade!
Que de fois il trembla de tous ses membres, et sentit une sueur
froide couler sur son front, quand un soudain bruit de pas venait
lui faire craindre qu’il ne fût arrivé un malheur trop affreux
pour qu’il eût le courage d’y réfléchir! La ferveur de toutes les
prières qu’il avait jamais faites n’était rien en comparaison des
voeux suppliants qu’il adressait au ciel pour obtenir la vie et la
santé de l’aimable jeune fille prête à s’abîmer dans la mort.

L’attente, la cruelle et terrible attente où nous sommes, quand,
immobiles près d’un lit, nous voyons la vie d’une personne que
nous aimons tendrement, compromise et prête à s’éteindre; les
désolantes pensées qui assiègent alors notre esprit, qui font
battre violemment notre coeur, et arrêtent notre respiration, tant
elles évoquent devant nous de terribles images; le désir fiévreux
de faire quelque chose pour soulager des souffrances, pour écarter
un danger contre lequel tous nos efforts sont impuissants;
l’abattement, la prostration que produit en nous le triste
sentiment de cette impuissance: il n’y a pas de pareilles
tortures! Et quelles réflexions ou quels efforts peuvent les
alléger dans ces moments de fièvre et de désespoir?

Le jour parut, et tout dans le petit cottage était triste et
silencieux: on se parlait à voix basse; des visages inquiets se
montraient à la porte de temps à autre, et femmes et enfants
s’éloignaient tout en pleurs. Pendant cette mortelle journée et
encore après la chute du jour, Olivier arpenta lentement le jardin
en long et en large, levant les yeux à chaque instant vers la
chambre de la malade, et frissonnant à la pensée de voir
disparaître la lumière qui éclairait la fenêtre, si la mort
s’abattait sur cette maison. À une heure avancée de la nuit,
arriva M. Losberne. «C’est cruel, dit le bon docteur; si jeune, si
tendrement aimée… mais il y a bien peu d’espoir.»

Le lendemain matin, le soleil se leva radieux, aussi radieux que
s’il n’éclairait ni malheurs ni souffrances; et, tandis qu’autour
d’elle la verdure et les fleurs brillaient de tout leur éclat, que
tout respirait la vie, la santé, la joie, la bonheur, la belle
jeune fille dépérissait rapidement. Olivier se traîna jusqu’au
vieux cimetière, et, s’asseyant sur un des tertres verdoyants, il
pleura sur elle en silence.

La nature était si belle et si paisible; le paysage doré par le
soleil avait tant d’éclat et de charme; il y avait dans le chant
des oiseaux une harmonie si joyeuse tant de liberté dans le vol
rapide du ramier; partout enfin tant de vie et de gaieté, que,
lorsque l’enfant leva ses yeux rouges de larmes et regarda autour
de lui, il lui vint instinctivement la pensée que ce n’était pas
là un temps pour mourir; que Rose ne mourrait certainement pas,
quand tout dans la nature était si gai et si riant; que le tombeau
convenait à l’hiver et à ses frimes, non à l’été et à ses parfums.
Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait que
les gens vieux et infirmes, et ne cachait jamais sous ses plis
funèbres la beauté jeune et gracieuse.

Un tintement de la cloche de l’église l’interrompit tristement
dans ses naïves réflexions; puis, un autre tintement: c’était le
glas des funérailles. Une troupe d’humbles villageois franchit la
porte du cimetière; ils portaient des rubans blancs, car la morte
était une jeune fille; ils se découvrirent près d’une fosse, et
parmi ceux qui pleuraient il y avait une mère… une mère qui ne
l’était plus! Et pourtant le soleil brillait radieux, et les
oiseaux continuaient de chanter.

Olivier revint à la maison en songeant à toutes les bontés que la
jeune malade avait eues pour lui, et en faisant des voeux pour
avoir encore l’occasion de lui montrer, à maintes reprises,
combien il avait pour elle d’attachement et de reconnaissance. Il
n’avait rien à se reprocher en fait de négligence ou d’oubli à son
égard, car il s’était dévoué à son service; et pourtant mille
petites circonstances lui revenaient à l’esprit, dans lesquelles
il se figurait qu’il aurait pu montrer plus de zèle et
d’empressement, et il regrettait de ne l’avoir pas fait. Nous
devrions toujours veiller sur notre conduite à l’égard de ceux qui
nous entourent: car chaque mort rappelle à ceux qui survivent
qu’ils ont omis tant de choses et fait si peu, qu’ils ont commis
tant d’oublis, tant de négligences, que ce souvenir est un des
plus amers qui puissent nous poursuivre. Il n’y a pas de remords
plus poignant que celui qui est inutile; et, si nous voulons
éviter ses atteintes, souvenons-nous de faire le bien quand il en
est temps encore.

Quand il rentra à la maison, Mme Maylie était assise dans le petit
salon. Olivier frémit en la voyant là, car elle n’avait pas quitté
un instant le chevet de sa nièce, et il tremblait en se demandant
quel changement avait pu l’en éloigner. Il apprit que Rose était
plongée dans un profond sommeil dont elle ne se réveillerait que
pour se rétablir et vivre, ou pour leur dire un dernier adieu et
mourir.

Il s’assit, l’oreille aux aguets, et n’osant pas ouvrir la bouche,
pendant plusieurs heures; on servit le dîner, auquel ni Mme Maylie
ni lui ne touchèrent; d’un oeil distrait et qui montrait que leur
pensée était ailleurs, ils suivaient le soleil qui s’abaissait peu
à peu à l’horizon, et qui finit par projeter sur le ciel et sur la
terre ces teintes éclatantes qui annoncent son coucher; leur
oreille attentive au moindre bruit reconnut le pas d’une personne
qui s’approchait, et ils s’élancèrent tous deux instinctivement
vers la porte, quand M. Losberne entra.

«Quelles nouvelles? dit la vieille dame. Parlez vite! Je ne puis
vivre dans ses transes. Tout plutôt que l’incertitude! oh! parlez,
au nom du ciel!

Mme Maylie tomba à genoux et essaya de joindre les mains; mais
l’énergie qui l’avait soutenue si longtemps remonta au ciel avec
sa première action de grâces, et elle tomba évanouie dans les bras
amis tendus pour la recevoir.

CHAPITRE XXXIV.
Détails préliminaires sur un jeune personnage qui va paraître sur
la scène.- Aventure d’Olivier.

C’était trop de bonheur en un instant. Olivier resta stupéfait,
saisi, à cette nouvelle inattendue; il ne pouvait ni parler ni
pleurer; il était à peine en état de comprendre ce qui venait de
se passer; il se promena longtemps à l’air pur du soir. Enfin il
put fondre en larmes, se rendre compte de l’heureux changement qui
s’était produit, et sentir qu’il était délivré désormais de
l’insupportable angoisse dont le poids écrasait son coeur.

Il était presque nuit close quand il reprit le chemin de la
maison, chargé de fleurs qu’il avait cueillies avec un soin
particulier pour parer la chambre de la malade. Comme il arpentait
la route d’un pas léger, il entendit derrière lui le bruit d’une
voiture qui s’approchait rapidement: il se retourna et vit une
chaise de poste lancée à toute vitesse; comme les chevaux étaient
au galop et que le chemin était étroit, il se rangea contre une
porte pour les laisser passer.

Quelque vite que la chaise de poste passât devant lui; Olivier
entrevit un individu en bonnet de coton dont la figure ne lui
sembla pas inconnue, mais qu’il n’eut pas le temps de reconnaître.
Un instant après, le bonnet de coton se pencha à la portière, et
une voix de stentor cria au postillon de s’arrêter, ce qu’il fit
dès qu’il put retenir ses chevaux, et la même voix appela Olivier
par son nom.

«Ici! cria la voix: maître Olivier, quelles nouvelles? miss
Rose… maître Olivier.

Giles exhiba de nouveau son bonnet de coton, et il allait répondre
quand il fut brusquement tiré en arrière par un jeune homme qui
occupait l’autre coin de la chaise et qui demanda vivement quelles
étaient les nouvelles.

«En un mot, dit-il, mieux ou plus mal!

Le jeune homme n’ajouta pas un mot, ouvrit la portière, sauta hors
de la voiture et, saisissant Olivier par le bras, l’attira près de
lui.

«C’est tout à fait certain? il n’y a pas d’erreur possible de ta
part, mon garçon, n’est-ce pas? demanda-t-il d’une voix
tremblante. Ne me trompe pas en me donnant une espérance qui ne se
réaliserait pas.

Des larmes roulaient dans les yeux d’Olivier en rappelant la scène
qui avait causé tant de bonheur; le jeune homme détourna la tête
et garda quelques instants le silence.

Plus d’une fois, Olivier crut l’entendre sangloter; mais il
craignit de l’importuner par de nouvelles paroles (car il devinait
bien ce qu’il éprouvait), et il garda le silence en feignant de
s’occuper de son bouquet.

Pendant ce temps, M. Giles, toujours avec son bonnet de coton,
s’était mis sur le marchepied de la voiture, les coudes sur les
genoux, et s’essuyait les yeux avec un mouchoir de coton bleu à
pois blancs. L’émotion de ce digne serviteur n’était pas feinte, à
en juger d’après la rougeur de ses yeux quand il regarda le jeune
homme, qui s’était tourné vers lui pour lui parler.

«Je crois, Giles, qu’il vaut mieux que vous restiez dans la chaise
de poste jusque chez ma mère, dit-il; moi, je préfère marcher un
peu et me remettre avant de la voir. Vous direz que j’arrive.

M. Giles se souvint de son étrange tenue, ôta son bonnet de coton,
le mit dans sa poche et se coiffa d’un chapeau qu’il prit dans la
voiture. Cela fait, le postillon partit en avant, et Giles,
M. Maylie et Olivier, suivirent à pied, sans se presser.

Tout en marchant, Olivier jetait de temps à autre un regard
curieux sur le nouveau venu. Il semblait avoir environ vingt-cinq
ans et était de moyenne taille; sa physionomie était belle et
ouverte, et sa tenue singulièrement aisée et prévenante. Malgré la
différence qui sépare la jeunesse de l’âge mûr, il ressemblait
d’une manière si frappante à la vieille dame, qu’Olivier n’aurait
pas eu de peine à deviner leur parenté, quand même le jeune homme
n’aurait pas déjà parlé d’elle comme de sa mère.

Mme Maylie était impatiente de voir son fils quand il arriva au
cottage, et l’entrevue n’eut pas lieu sans grande émotion de part
et d’autre.

«Oh! ma mère! dit tout bas le jeune homme. Pourquoi ne m’avoir pas
écrit plus tôt?

M. Losberne et Olivier étaient restés à l’autre bout de la chambre
pendant cette rapide conversation. Le docteur tendit la main à
Henry Maylie et ils échangèrent de cordiales salutations; puis,
pour répondre aux questions multipliées de son jeune ami,
M. Losberne entra dans des détails précis sur la situation de la
malade, et confirma les bonnes nouvelles déjà données par Olivier,
ce que M. Giles, tout en feignant de s’occuper des bagages,
écoutait de toutes ses oreilles.

«Avez-vous encore eu quelque beau coup de fusil, Giles? demanda le
docteur quand il eut fini.

M. Giles suivit le docteur au bout de la chambre d’un air
important, mais un peu étonné, et eut l’honneur d’un court
entretien à voix basse avec lui; après quoi, il fit saluts sur
saluts, et se retira d’un pas encore plus majestueux que
d’ordinaire. Le sujet de cet entretien ne fut pas divulgué au
salon, mais à la cuisine on en fut instruit sur l’heure; M. Giles
y alla tout droit, se fit servir de l’ale et annonça, d’un air
superbe et majestueux, que sa maîtresse avait daigné, en
considération de sa vaillante conduite lors de la tentative
d’effraction, déposer à la caisse d’épargne la somme de vingt-cinq
livres sterling à son profit. Les deux servantes levèrent les yeux
et les mains au ciel, en disant que M. Giles n’allait pas manquer
maintenant de faire le fier; à quoi M. Giles répondit en tirant
son jabot: «Mais non, mais non, bien au contraire; si vous
remarquiez que je fusse le moins du monde hautain avec mes
inférieurs, je vous serai obligé de m’en prévenir!» Il fit encore
beaucoup d’observations non moins honorables pour ses sentiments
d’humilité, et qui furent reçues également avec autant
d’enthousiasme et d’applaudissement, car elles étaient après tout
aussi originales et aussi intéressantes que toutes les
observations communément relatées dans la vie des grands hommes.

Chez Mme Maylie, le reste de la soirée se passa joyeusement, car
le docteur était en verve, et, quoique Henry fût d’abord soucieux
et fatigué, il ne put résister à la bonne humeur du digne
M. Losberne, qui se livra à mille saillies empruntées en partie
aux souvenirs de sa longue pratique; il avait des mots si drôles
qu’Olivier, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, ne pouvait
s’empêcher d’en rire de tout son coeur, à la grande satisfaction
du docteur qui riait lui-même aux éclats, et la contagion de rire
gagna même Henry Maylie. Ils passèrent donc la soirée aussi
gaiement qu’il était possible dans la circonstance, et il était
tard quand ils se séparèrent, joyeux et sans inquiétude, pour se
livrer au repos dont ils avaient grand besoin, après les angoisses
récentes et la cruelle incertitude auxquelles ils venaient d’être
en proie.

Le lendemain matin, Olivier se leva le coeur léger et vaqua à ses
occupations habituelles avec une satisfaction et un plaisir qu’il
ne connaissait plus depuis plusieurs jours. Les oiseaux chantaient
encore, perchés sur leur nid, et les plus jolies fleurs des champs
qu’on pût voir, cueillies par ses mains empressées, composaient un
nouveau bouquet dont l’éclat et le parfum devaient charmer Rose.
La tristesse qui avait semblé s’attacher à chaque objet depuis
plusieurs jours, tant que l’enfant avait été lui-même triste et
inquiet, s’était dissipée comme par enchantement. Il lui semblait
maintenant que la rosée brillait avec plus d’éclat sur les
feuilles, que le vent les agitait avec une harmonie plus douce,
que le ciel lui-même était plus bleu et plus pur: telle est
l’influence qu’exercent les pensées qui nous occupent sur l’aspect
du monde extérieur; les hommes qui, en contemplant la nature et
leurs semblables, s’écrient que tout n’est que ténèbres et
tristesse, n’ont pas tout à fait tort; mais ce sombre coloris dont
ils revêtent les objets n’est que le reflet de leurs yeux et de
leurs coeurs également faussés par la jaunisse qui altère leurs
couleurs naturelles: les véritables nuances sont délicates et
veulent être vues d’un oeil plus sain et plus net.

Il faut remarquer, et Olivier n’y manqua pas, que ses promenades
matinales ne furent plus solitaires. Henry Maylie, du premier jour
où il vit Olivier rentrer avec son gros bouquet, se prit d’une
telle passion pour les fleurs et les disposa avec tant de goût,
qu’il laissa loin derrière lui son jeune compagnon. Mais si, à cet
égard, Olivier ne méritait que le second rang, c’était lui à son
tour qui savait le mieux où les trouver, et chaque matin ils
couraient les champs tous deux et rapportaient les plus belles
fleurs. La fenêtre de la chambre de la jeune malade était
maintenant ouverte, car elle aimait à sentir l’air pur de l’été,
dont les bouffées rafraîchissantes ranimaient ses forces, et, sur
le rebord de la fenêtre, il y avait toujours, dans un petit vase
plein d’eau, un bouquet particulier dont les fleurs étaient
soigneusement renouvelées chaque matin. Olivier ne put s’empêcher
d’observer qu’on ne jetait jamais les fleurs fanées, après
qu’elles étaient exactement remplacées par des fleurs plus
fraîches, et que, chaque fois que le docteur entrait dans le
jardin, il dirigeait invariablement ses yeux sur le vase de fleurs
et secouait la tête d’un air expressif avant de commencer sa
promenade du matin. Au milieu de ces observations, le temps allait
son train et Rose revenait rapidement à la santé.

Olivier ne trouvait pas le temps long, bien que la jeune
demoiselle ne quittât pas encore la chambre et qu’il n’y eût plus
de promenades du soir, sauf quelques courtes excursions de temps à
autre avec M. Maylie; il profitait avec un redoublement de zèle
des leçons du bon vieillard qui l’instruisait, et il travaillait
si bien qu’il était lui-même surpris de la promptitude de ses
progrès. Ce fut au milieu de ces occupations qu’il fut terrifié
par un incident imprévu.

La petite chambre où il avait l’habitude de se tenir pour étudier
donnait sur le parterre, derrière la maison. C’était bien une
chambre de cottage, avec une fenêtre à volets, autour de laquelle
grimpaient des touffes de jasmin et de chèvrefeuille d’où
s’exhalaient les plus suaves parfums; elle donnait sur un jardin
qui communiquait lui-même par un échalier avec un petit clos.

Au delà on apercevait une belle prairie, puis un bois; il n’y
avait pas d’autre habitation de ce côté, et la vue s’étendait au
loin.

Par une belle soirée, au moment où les premières ombres du
crépuscule descendaient sur la terre, Olivier était assis à cette
fenêtre, et plongé dans l’étude; il était resté quelque temps
penché sur son livre, et, comme la journée avait été très chaude,
on ne sera pas étonné d’apprendre que peu à peu il s’était
assoupi.

Il y a un certain sommeil qui s’empare quelquefois de nous à la
dérobée, et durant lequel, bien que notre corps soit inerte, notre
âme ne perd pas le sentiment des objets qui nous environnent, et
conserve la faculté de voyager où il lui plaît. Si l’on doit
donner le nom de sommeil à cette pesanteur accablante, à cette
prostration des forces, à cette incapacité où nous sommes de
commander à nos pensées ou à nos mouvements, c’est bien un sommeil
aussi, sans doute; cependant nous avons conscience alors de ce qui
se passe autour de nous, et, même quand nous rêvons, des paroles
réellement prononcées, des bruits réels qui se font entendre
autour de nous, viennent se mêler à nos visions avec un à-propos
étonnant, et le réel et l’imagination se confondent si bien
ensemble qu’il nous est presque impossible ensuite de faire la
part de l’un et de l’autre. Ce n’est même pas là le phénomène le
plus frappant de cette torpeur momentanée. Il n’est pas douteux
que, bien que les sens de la vue et du toucher soient alors
paralysés, nos rêves et les scènes bizarres qui s’offrent à notre
imagination subissent l’influence, l’influence matérielle de la
présence silencieuse de quelque objet extérieur qui n’était pas à
nos côtés au moment où nous avons fermé les yeux, et que nous
étions loin de croire dans notre voisinage avant de nous endormir.

Olivier savait parfaitement qu’il était dans sa petite chambre,
que ses livres étaient posés devant lui sur la table, et que le
vent du soir soufflait doucement au milieu des plantes grimpantes
autour de sa fenêtre; et pourtant il était assoupi. Tout à coup la
scène change, il croit respirer une atmosphère lourde et violée;
il se sent avec terreur enfermé de nouveau dans la maison du juif;
il voit l’affreux vieillard accroupi à sa place habituelle, le
montrant du doigt, et causant à voix basse avec un autre individu,
assis à ses côtés, et qui tourne le dos à l’enfant.

Il croit entendre le juif dire ces mots: «Chut! mon ami; c’est
bien lui, il n’y a pas de doute, allons nous-en.

Les paroles de cet homme respiraient une si affreuse haine, que la
crainte réveilla Olivier, qui se leva en sursaut.

Dieu! comme tout son sang reflua vers son coeur, et lui ôta la
voix et la force de faire un mouvement!… Là, là, à la fenêtre,
tout près de lui, si près qu’il aurait presque pu le toucher,
était le juif explorant la chambre de son oeil de serpent, et
fascinant l’enfant; et à côté de lui, pâle de rage ou de crainte,
ou des deux à la fois, était l’individu aux traits menaçants qui
l’avait accosté dans la cour de l’auberge.

Il ne les vit qu’un instant, rapide comme la pensée, comme
l’éclair, et ils disparurent. Mais ils l’avaient reconnu. Et lui
aussi il ne les avait que trop reconnus; leur physionomie était
aussi profondément gravée dans sa mémoire, que si elle eût été
sculptée dans le marbre, et mise sous ses yeux depuis sa
naissance. Il resta un instant pétrifié; puis, sautant dans le
jardin, il se mit à crier: «Au secours!» de toutes ses forces.

CHAPITRE XXXV.
Résultat désagréable de l’aventure d’Olivier, et entretien
intéressant de Henry Maylie avec Rose.

Quand les gens de la maison, attirés par les cris d’Olivier,
furent accourus à l’endroit d’où ils partaient, ils le trouvèrent
pâle et bouleversé, indiquant du doigt les prairies derrière la
maison, et pouvant à peine articuler ces mots: «Le juif! le juif!»

M. Giles ne put se rendre compte de ce que ce cri signifiait; mais
Henri Maylie, qui avait l’entendement un peu plus prompt et qui
avait appris de sa mère l’histoire d’Olivier, comprit tout de
suite ce que cela voulait dire.

«Quelle direction a-t-il prise? demanda-t-il en s’armant d’un
lourd bâton qu’il trouva dans un coin.

Tout en parlant, il escalada la haie, et prit sa course avec tant
de rapidité que les autres eurent beaucoup de peine à le suivre.

Giles le suivait de son mieux et Olivier aussi. Au bout d’une ou
deux minutes, M. Losberne, qui rentrait après avoir fait un tour
au dehors, escalada la haie derrière eux, et déployant plus
d’agilité qu’on n’eût pu en soupçonner chez lui, se mit à courir
dans la même direction, avec une vitesse assez remarquable, en
criant à tue-tête pour demander ce qu’il y avait.

Ils prirent donc tous leur course, sans s’arrêter une seule fois
pour reprendre haleine, jusqu’à ce que Henry, arrivé à un angle du
champ indiqué par Olivier, se mit à fouiller soigneusement le
fossé et la haie voisine; ce qui laissa le temps aux autres de le
rejoindre et permit à Olivier de faire part à M. Losberne des
circonstances qui avaient occasionné cette poursuite acharnée.

Les recherches furent vaines: ils ne trouvèrent même pas de
récentes empreintes de pas. Ils étaient parvenus au sommet d’une
petite colline d’où l’on dominait la plaine en tous sens, à trois
ou quatre milles à la ronde; on apercevait le village sur la
gauche dans un ravin; mais pour l’atteindre, en suivant la
direction indiquée par Olivier, les fugitifs auraient eu à faire
un trajet en plaine, qu’ils ne pouvaient avoir effectué en si peu
de temps. Un bois épais bordait la prairie de l’autre côté, mais
ils ne pouvaient pas s’y être mis à couvert pour la même raison.

«Il faut que vous l’ayez rêvé, Olivier! dit Henry Maylie en le
prenant à part.

Les deux messieurs examinaient l’expression de franchise qui se
peignait sur la figure d’Olivier tandis qu’il parlait ainsi; ils
échangèrent un regard, et parurent satisfaits de la précision des
détails qu’il leur donnait; il n’y avait pourtant nulle part la
moindre trace des fugitifs. L’herbe était haute, elle n’était
foulée nulle part, sauf aux endroits par où avait eu lieu la
poursuite; le bord des fossés était argileux et détrempé, et nulle
part on n’apercevait d’empreintes de pas ni le plus léger indice
qui pût révéler qu’un pied humain eût foulé ce sol depuis
plusieurs heures.

«Voilà qui est étrange! dit Henry.

Malgré le résultat infructueux de leurs recherches, ils les
continuèrent jusqu’à ce que la nuit rendît tout nouvel effort
inutile, et, même alors, ils n’y renoncèrent qu’à regret. Giles
avait été dépêché dans les divers cabarets du village, muni de
tous les détails que put donner Olivier sur l’extérieur et la mise
des deux étrangers.; le juif surtout était assez facile à
reconnaître, en supposant qu’on le trouvât à boire ou à flâner
quelque part; mais Giles revint sans fournir aucun renseignement
qui pût dissiper ou éclaircir ce mystère.

Le lendemain, nouvelles recherches, nouvelles informations, mais
sans plus de succès. Le surlendemain Olivier, et M. Maylie se
rendirent au marché de la ville voisine, dans l’espoir de voir ou
d’apprendre quelque chose relativement aux deux individus; cette
démarche fut également infructueuse. Au bout de quelques jours on
commença à oublier l’affaire, comme il arrive le plus souvent
quand la curiosité, n’étant alimentée par aucun incident nouveau,
vient à s’éteindre d’elle-même.

Pendant ce temps Rose se rétablissait rapidement; elle avait
quitté la chambre; elle pouvait sortir, et, en partageant de
nouveau la vie de la famille, elle avait ramené la joie dans tous
les coeurs.

Mais, bien que cet heureux changement eût une influence visible
sur le petit cercle qui l’entourait, bien que les conversations
joyeuses et les rires se fissent de nouveau entendre dans le
cottage, il y avait parfois une contrainte singulière chez
quelques-uns de ses hôtes, chez Rose même, et qui ne put échapper
à Olivier. Mme Maylie et son fils restaient souvent enfermés
pendant des heures entières, et plus d’une fois on put
s’apercevoir que Rose avait pleuré. Quand M. Losberne eut fixé le
jour de son départ pour Chertsey, ces symptômes augmentèrent, et
il devint évident qu’il se passait quelque chose qui troublait la
tranquillité de la jeune demoiselle et de quelque autre encore.

Enfin, un matin que Rose était seule dans la salle à manger, Henry
Maylie entra, et lui demanda, avec quelque hésitation, la
permission de l’entretenir quelques instants.

«Rose, il suffira de deux ou trois mots, dit le jeune homme en
approchant sa chaise de la sienne: ce que j’ai à vous dire, vous
le savez déjà; les plus chères espérances de mon coeur ne vous
sont pas inconnues, quoique vous ne me les ayez pas encore entendu
exprimer.»

Rose était devenue très pâle en le voyant entrer, mais ce pouvait
être l’effet de sa récente maladie. Elle se contenta de le saluer;
puis, se penchant vers des fleurs qui se trouvaient à sa portée,
alla attendre en silence qu’il continuât:

«Je crois… dit Henri, que… je devrais déjà être parti.

Des larmes roulaient dans les yeux de la charmante jeune fille en
entendant ces paroles, et, quand l’une d’elles tomba sur la fleur
sur laquelle elle était penchée, et brilla dans son calice qu’elle
embellissait encore, il sembla qu’il y avait une parenté entre ces
larmes, rosée d’un coeur jeune et pur, et les plus charmantes
créations de la nature.

«Un ange, continua le jeune homme d’un ton passionné, une créature
aussi belle et aussi céleste qu’un des anges du ciel, ballottée
entre la vie et la mort; oh! qui pouvait espérer, quand ce monde
lointain, sa vraie patrie, s’ouvrait déjà à ses yeux, qu’elle
reviendrait partager les douleurs et les maux de celui-ci? Savoir,
Rose, que vous alliez passer et disparaître, comme une ombre
vaine, sans aucun espoir de vous conserver à ceux qui souffrent
ici-bas; sentir que vous apparteniez à cette sphère éclatante vers
laquelle tant d’êtres privilégiés ont pris dès l’enfance ou dès la
jeunesse leur vol matinal, et pourtant prier le ciel, au milieu de
ces pensées consolantes, de vous rendre à ceux qui vous aiment: ce
sont là des tortures trop cruelles pour les forces humaines; voila
ce que j’ai enduré nuit et jour, et avec la crainte inexprimable
et le regret égoïste que vous ne vinssiez à mourir sans savoir au
moins avec quelle adoration je vous aimais; il y avait là de quoi
perdre la raison. Vous avez échappé à la mort, de jour en jour et
presque d’heure en heure les forces vous sont revenues, et,
ranimant le peu de vie qui vous restait encore, vous ont rendu la
santé. Je vous ai vue passer de la mort à la vie; ne me dites pas
que vous voudriez que je n’eusse pas été là, car cette épreuve m’a
rendu meilleur.

– Votre conduite a toujours été noble et généreuse, dit Rose, en
maîtrisant l’émotion qui l’agitait, et comme vous êtes convaincu
que je ne suis ni insensible ni ingrate, écoutez ma réponse.

– Il faut que je tâche de vous mériter, voilà votre réponse,
n’est-ce-pas, ma chère Rose?

– Il faut que vous tâchiez, répondit Rose, de m’oublier, non pas
comme votre amie depuis longtemps chèrement attachée à vous,
Henry, cela me ferait trop cruellement souffrir; mais comme objet
de votre amour. Voyez le monde, songez combien il renferme de
coeurs que vous seriez aussi glorieux de conquérir. Changez
seulement la nature de votre attachement, et je serai la plus
sincère, la plus dévouée, la plus fidèle de vos amies.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Rose, qui avait mis
une main sur la figure, donna libre cours à ses larmes; Henry lui
tenait toujours l’autre main.

«Et vos raisons, Rose, dit-il enfin à voix basse, vos raisons pour
prendre un tel parti? Puis-je vous les demander?

– Vous avez le droit de les connaître, répondit Rose, vous ne
pouvez rien dire qui ébranle ma résolution. C’est un devoir dont
il faut que je m’acquitte, je le dois aux autres et à moi-même.

– À vous-même?

– Oui, Henry; Je me dois à moi-même, moi sans fortune et sans
amis, avec une tache sur mon nom, de ne pas donner au monde lieu
de croire que j’ai bassement profité de votre premier
entraînement, pour entraver par mon mariage les hautes espérances
de votre destinée. Je dois à vous et à vos parents de vous
empêcher, dans l’élan de votre générosité, de vous créer cet
obstacle à vos succès dans le monde.

– Eh bien! si votre destinée eût été différente, dit Rose; si
vous aviez été même un peu, mais non pas tant, au-dessus de moi;
si j’avais pu me flatter d’être pour vous un soutien, un appui
dans une position paisible et retirée, mais non au milieu des
pompes et des splendeurs du monde, je ne me serais pas condamnée à
cette épreuve. J’ai tout lieu d’être heureuse, très heureuse,
maintenant; mais alors, Henry, j’avoue que j’aurais été plus
heureuse encore.»

Les souvenirs, les espérances d’autrefois qu’elle avait si
longtemps caressées, se pressaient dans l’esprit de Rose en
faisant cet aveu; elle fondit en larmes, comme il arrive toujours
quand on voit s’évanouir une vieille espérance, et les larmes la
soulagèrent.

«Je ne puis triompher de cette faiblesse, et elle ne fait que
m’affermir dans ma résolution, dit Rose en lui tendant la main.
Maintenant, il faut décidément nous quitter.

Elle lui tendit encore la main; mais le jeune homme la serra dans
ses bras; déposa un baiser sur son beau front, et sortit vivement.

CHAPITRE XXXVI.
Qui sera très court, et pourra paraître de peu d’importance ici,
mais qu’il faut lire néanmoins, parce qu’il complète le précédent,
et sert à l’intelligence d’un chapitre qu’on trouvera en son lieu.

«Ainsi, vous êtes décidé à être mon compagnon de voyage ce matin?
dit le docteur quand Henry Maylie entra dans la salle à manger;
d’ailleurs, vous n’avez jamais la même idée une heure de suite.

Henri Maylie aurait pu ajouter à ce court dialogue une ou deux
remarques qui n’auraient pas peu changé la manière de voir du
docteur; mais il se contenta de dire: «Nous verrons,» et n’insista
pas. La chaise de poste fut bientôt amenée devant la porte; Giles
vint s’occuper des bagages, et le bon docteur sortit
précipitamment pour aller veiller aux préparatifs du départ.

Olivier, dit Henry Maylie à voix basse, j’ai un mot à vous dire.»

Olivier s’approcha de l’embrasure de la fenêtre où M. Maylie lui
faisait signe de venir, et fut très surpris de la tristesse mêlée
d’agitation qui régnait dans tout son air.

«Vous êtes maintenant en état de bien écrire, dit Henry en lui
mettant la main sur le bras.

Olivier, tout fier de l’importance de son rôle, promit d’être
discret et explicite dans ses communications, et M. Maylie lui dit
adieu en l’assurant chaudement de son intérêt et de sa protection.

Le docteur était dans la chaise de poste; Giles, qui devait rester
à la campagne, avait la main à la portière pour la tenir ouverte;
les servantes, regardaient du jardin. Henry lança un rapide regard
vers la fenêtre qui l’intéressait, et sauta dans la voiture.

«En route! dit-il; vite, au triple galop; brûlez le pavé: il me
faut ça.

La voiture partit bruyamment et disparut bientôt sur la route dans
un nuage de poussière; tantôt on la perdait complètement de vue,
et tantôt on l’apercevait encore, selon les accidents de terrain
ou les obstacles rencontrés sur la route. Ce ne fut que lorsque le
nuage de poussière fut complètement hors de vue, que ceux qui la
suivaient des yeux se dispersèrent.

Mais il y avait quelqu’un qui regardait encore et restait les yeux
fixés sur le point où la voiture avait disparu. Derrière le rideau
blanc qui l’avait dérobée à la vue d’Henry quand il avait levé les
yeux vers la fenêtre, Rose était assise immobile.

«Il semble heureux, dit-elle enfin; j’ai craint quelque temps
qu’il n’en fût autrement. Je m’étais trompée. Je suis contente,
très contente.

La joie fait couler les larmes aussi bien que la douleur, mais
celles qui baignaient la figure de Rose, tandis qu’elle était
assise pensive à sa fenêtre, les yeux toujours fixés dans la même
direction, semblaient des larmes de douleur plutôt que de joie.

CHAPITRE XXXVII
Où le lecteur, s’il se reporte au chapitre XXIII, trouvera une
contre-partie qui n’est pas rare dans l’histoire des ménages.

M. Bumble était assis dans le cabinet du dépôt de mendicité, les
yeux fixés sur le foyer vide, qui ne rendait, vu la saison,
d’autre clarté que celle qui était produite par quelques pâles
rayons de soleil, réfléchis à la surface froide et luisante de la
cheminée d’acier poli. Une cage à mouches en papier pendait au
plafond, vers lequel M. Bumble lançait de temps à autre un regard
préoccupé; en voyant les insectes voltiger avec insouciance autour
du brillant réseau, il poussa un profond soupir et son visage
s’assombrit. Il était en train de réfléchir, et peut-être la vue
des mouches prises au piège lui rappelait-elle quelque pénible
circonstance de sa vie.

L’air sombre de M. Bumble n’était pas la seule chose qui eût
contribué à faire naître une douce tristesse dans le coeur du
spectateur. Il y avait encore d’autres indices tirés de
l’extérieur même du personnage, qui annonçaient qu’un grand
changement s’était opéré dans sa position. Qu’étaient devenus
l’habit galonné et le fameux tricorne? Il portait encore, il est
vrai, une culotte courte et des bas de coton noir, mais ce n’était
plus ça; son habit avait de grandes basques, c’est vrai, et
ressemblait à cet égard à l’ancien habit: mais, sauf cela, quelle
différence! L’imposant tricorne était remplacé par un modeste
chapeau rond; M. Bumble n’était plus bedeau.

Il y a des positions sociales qui, indépendamment des avantages
plus solides qu’elles offrent, tirent encore une valeur
particulière du costume qui leur est affectée Un maréchal a son
uniforme, un évêque son tablier de soie, un conseiller sa robe de
taffetas, un bedeau son tricorne. Ôtez à l’évêque son tablier, ou
au bedeau son tricorne et son habit galonné, qu’est-ce qu’ils
deviennent? Des hommes, rien que des hommes. La dignité, et même
parfois la sainteté, sont des questions de costume, bien plus que
certaines gens ne se l’imaginent.

M. Bumble avait épousé Mme Corney et était directeur du dépôt de
mendicité; un autre bedeau était entré en fonction et avait hérité
du tricorne, de l’habit galonné et de la canne, tous trois
ensemble.

«Dire qu’il y aura demain deux mois de cela! dit M. Bumble avec un
soupir. Il me semble qu’il y a un siècle.»

Ces paroles de M. Bumble auraient pu signifier qu’il avait
parcouru, dans le court espace de huit semaines, toute une
existence de félicité; mais ce soupir… ce soupir voulait dire
bien des choses.

«Je me suis vendu, dit M. Bumble en suivant le cours de ses
réflexions, pour six cuillers à thé, une pince à sucre, un pot au
lait, quelques meubles d’occasion, et vingt livres sterling en
monnaie sonnante. C’est, en vérité, bien bon marché, affreusement
bon marché!

M. Bumble tourna la tête et rencontra le visage de son
intéressante moitié, laquelle, n’ayant entendu que les derniers
mots de M. Bumble, avait à tout hasard risqué la repartie, qui ne
manquait pas d’à-propos.

«Madame Bumble? dit M. Bumble d’un ton à la fois sentimental et
sévère.

Peut-être un regard ordinaire suffit-il pour intimider les pauvres
qui, vu la légèreté de leur nourriture, ne sont jamais bien
vaillants; peut-être aussi l’ex-madame Corney était-elle
particulièrement à l’épreuve des regards d’aigle. Je n’ai pas
d’avis là-dessus; mais ce qui est certain, c’est que la matrone ne
fut nullement démontée par le sourcil froncé de M. Bumble; qu’au
contraire elle le vit de l’air le plus dédaigneux, et partit même
d’un éclat de rire qui avait l’air franc et naturel.

À ce rire inattendu, M. Bumble n’en crut d’abord pas ses oreilles,
puis il en resta stupéfait. Il retomba dans sa rêverie, et il n’en
sortit que lorsqu’il en fut tiré de nouveau par la voix de sa
moitié.

«Est-ce que vous allez rester là à ronfler toute la journée?
demanda Mme Bumble.

Mme Bumble, jugeant rapidement que l’instant décisif était venu,
et qu’un coup frappé en ce moment pour assurer la domination à
l’un ou à l’autre serait nécessairement concluant et définitif,
n’eut pas plutôt entendu cette allusion à feu son premier mari,
qu’elle se laissa tomber sur une chaise, en s’écriant que
M. Bumble était un brutal, un sans coeur, et versa un torrent de
larmes.

Mais les larmes n’étaient pas choses à aller au coeur de
M. Bumble; ce coeur était imperméable. Comme les chapeaux de
castor à l’épreuve de l’eau, que la pluie ne fait qu’embellir, il
était à l’épreuve des larmes, et elles ne faisaient qu’accroître
sa vigueur, et son énergie; il n’y voyait qu’un signe de
faiblesse, et la reconnaissance de sa propre supériorité, ce qui
faisait un sensible plaisir.

Il regarda sa chère moitié d’un air très satisfait, et la pria,
d’une façon engageante, de pleurer tout son soûl, cet exercice
étant considéré par la faculté comme infiniment salutaire.

«Cela vous ouvre les poumons, vous lave la figure, vous exerce les
yeux, vous adoucit même le caractère, dit M. Bumble; ainsi,
pleurez à votre aise.

En se livrant à cette plaisanterie, M. Bumble décrochait son
chapeau, le plantait de côté sur la tête d’un air tapageur, comme
un homme fier d’avoir assuré sa domination d’une manière
convenable, mettait ses mains dans ses poches et se dandinait vers
la porte d’un air fanfaron.

L’ex-madame Corney avait eu recours aux larmes, parce qu’elles
sont d’un usage plus commode que les voies de fait; mais elle
était tout à fait résolue à recourir à ce dernier mode de
procéder, et M. Bumble ne tarda pas à en faire l’expérience.

Le premier indice qu’il en eut fut un bruit sourd, suivi aussitôt
de la chute de son chapeau, qui vola à l’autre bout de la chambre;
l’habile matrone, lui ayant ainsi découvert la tête, le prit d’une
main à la gorge, et de l’autre fit pleuvoir sur lui une grêle de
coups portés avec une vigueur et une adresse remarquables; cela
fait, elle varia un peu ses distractions en lui égratignant la
figure et en lui arrachant les cheveux; enfin, après l’avoir
châtié autant qu’elle crut que le méritait l’offense, elle le
poussa sur une chaise qui se trouvait là fort à propos, et le mit
au défi d’oser encore parler de sa prérogative.

«Debout! dit-elle bientôt d’un ton d’autorité; filez vite, si vous
ne voulez pas que je ne parte à des extrémités.»

M. Bumble se leva d’un air piteux, en se demandant ce que sa femme
entendait par se porter à des extrémités; il ramassa son chapeau
et se dirigea vers la porte.

«Vous en allez-vous? demanda Mme Bumble.

En ce moment, Mme Bumble avança vivement de quelques pas pour
remettre à sa place le tapis qui avait été dérangé dans la lutte;
aussitôt M. Bumble s’élança hors de la chambre sans finir sa
phrase, et laissa l’ex-veuve Corney maîtresse du champ de
bataille.

M. Bumble était bien étonné et bien battu. Il avait une tendance
naturelle à faire le matamore, prenait grand plaisir à exercer
mille petites cruautés, et, par conséquent, est-il nécessaire de
le dire? il était lâche. Cette observation n’est point faite pour
jeter un blâme sur son caractère: bien des personnages officiels,
que l’on entoure de respect et d’admiration, sont sujet à des
faiblesses de ce genre. Si nous faisons cette remarque, c’est donc
plutôt en sa faveur qu’autrement, et dans le but de mieux faire
comprendre au lecteur combien il avait d’aptitude pour ses
fonctions.

Mais il n’était pas au bout de ses humiliations: après avoir fait
un tour dans le dépôt de mendicité et avoir songé, pour la
première fois de sa vie, que les lois des pauvres étaient trop
rigoureuses, et que les hommes qui abandonnent leurs femmes et les
laissent à la charge de la paroisse ne devraient être, en bonne
justice, exposés à aucune pénalité, mais plutôt récompensés comme
des êtres méritoires, qui n’avaient que trop longtemps souffert,
M. Bumble se dirigea vers une salle où quelques pauvresses étaient
d’ordinaire occupées à laver le linge du dépôt, et d’où partait le
bruit d’une conversation animée.

«Hum! fit M. Bumble en reprenant son air imposant, ces femmes du
moins continueront à respecter la prérogative, holà! holà! qu’est-
ce que ce vacarme, coquines?»

À ces mots, M. Bumble ouvrit la porte et entra d’un air menaçant
et courroucé, qui se changea bientôt en un maintien humble et
rampant, quand il reconnut, à sa grande surprise, madame son
épouse au milieu du groupe.

«Ma chère, dit-il, je ne savais pas que vous étiez là.

M. Bumble, voyant avec un chagrin cuisant les pauvresses ricaner à
qui mieux mieux, hésita un instant. Mme Bumble, dont l’impatience
n’admettait aucun délai, saisit une tasse pleine d’eau de savon,
et, lui montrant la porte, lui enjoignit de sortir à l’instant,
sous peine de recevoir le liquide sur sa majestueuse personne.

Que pouvait faire M. Bumble? Il jeta autour de lui un regard
abattu et sortit; comme il franchissait la porte, les rires
contenus des pauvresses éclatèrent bruyamment: il ne lui manquait
plus que cela! il était déshonoré à leurs yeux; il avait perdu son
rang aux yeux même des pauvres; il était tombé du sommet des
sublimes fonctions de bedeau jusqu’au fond de l’abîme humiliant du
rôle de poule mouillée.

«Tout cela en deux mois! se dit M. Bumble plein de pensées
lugubres; deux mois!… Il n’y a que deux mois, j’étais non
seulement mon maître, mais celui de quiconque touchait de près ou
de loin au dépôt paroissial; et maintenant…!»

C’était trop. M. Bumble donna un soufflet à l’enfant qui lui
ouvrit la porte (car, tout en rêvant, il était arrivé à la porte
d’entrée), et s’achemina vers la rue d’un air distrait.

Il suivit une rue, puis une autre, jusqu’à ce que l’exercice eût
calmé la première explosion de son chagrin; l’émotion l’avait
altéré. Il passa devant nombre de cabarets, et s’arrêta enfin
devant un dont la salle, comme il s’en assura par un rapide coup
d’oeil jeté à l’intérieur, était déserte, ou du moins n’était
occupée que par un consommateur solitaire. La pluie commençait à
tomber à verse; il se décida à entrer, demanda, en passant devant
le comptoir, qu’on lui servit à boire, et pénétra dans la salle
qu’il avait vue de la rue.

L’individu qui s’y trouvait était brun, de haute taille et
enveloppé dans un grand manteau; il avait l’air d’un étranger, et,
à en juger d’après son air fatigué et la poussière qui couvrait
ses vêtements, il venait de faire un assez long trajet. Il regarda
entrer M. Bumble, mais daigna à peine répondre à son salut par un
léger signe de tête.

En supposant que l’étranger se fût montré encore plus sans gêne,
M. Bumble avait de la dignité pour deux; il avala son grog en
silence et se mit à lire le journal d’un air sérieux et imposant.

Il arriva pourtant… comme il arrive souvent quand on trouve un
compagnon dans de telles circonstances, que M. Bumble se sentait
poussé, de moment en moment, à jeter un coup d’oeil à la dérobée
sur l’étranger; mais chaque fois qu’il le faisait, il détournait
les yeux avec une certaine confusion en trouvant ceux de
l’étranger braqués sur lui. Ce qui ajoutait encore à la gauche
timidité de M. Bumble, c’était l’expression remarquable du regard
de cet individu; il avait l’oeil vif et perçant, mais soupçonneux
et défiant, et on ne pouvait le regarder sans une certaine
répulsion.

Après que leurs yeux se furent rencontrés plusieurs fois de cette
manière, l’étranger, d’une voix brève et dure, rompit le silence:

«Cherchiez-vous après moi, dit-il, quand vous êtes venu regarder
par la fenêtre?

Ici, M. Bumble s’arrêta court, car il était curieux de connaître
le nom de son interlocuteur, et il crut, dans son impatience, que
celui-ci allait achever la phrase.

«Je vois que non, dit l’étranger avec un peu d’ironie; autrement,
vous auriez su mon nom; vous ne le savez pas, et je vous engage à
ne pas chercher à le savoir.

Un autre silence succéda à ce court dialogue, et ce fut encore
l’étranger qui reprit la parole.

«Je crois vous avoir déjà vu, dit-il; vous aviez alors un autre
costume, et je n’ai fait que vous croiser dans la rue, mais je
pourrais vous reconnaître; vous étiez bedeau, n’est-ce-pas?

L’étranger sourit et fit un nouveau signe de tête comme pour dire:
«Vous voyez bien que je ne me trompais pas.» Il sonna.

«Remplissez ce verre, dit-il au garçon en lui tendant le verre
vide de M. Bumble. Quelque chose de fort et de chaud, c’est votre
goût, je suppose?

Le garçon sourit, disparut et revint bientôt avec un verre plein
et fumant; à la première gorgée, la force de la liqueur fit venir
les larmes aux yeux de M. Bumble.

«Maintenant, écoutez-moi, dit l’étranger après avoir fermé la
porte et la fenêtre. Je suis venu ici aujourd’hui dans l’espoir de
vous découvrir, et, par une de ces chances que le diable envoie
parfois à ceux qu’il aime, vous êtes venu dans cette salle juste
au moment où je pensais à vous. J’ai besoin d’obtenir de vous un
renseignement, et je ne vous demande pas de me le fournir pour
rien, quelque peu important qu’il soit. Prenez cela pour
commencer.

En même temps, il passa deux souverains à son compagnon, de
l’autre côté de la table, en ayant soin que le son de l’or ne fut
pas entendu du dehors; et, quand M. Bumble les eut scrupuleusement
examinés pour s’assurer qu’ils étaient de bon aloi, et les eût mis
d’un air très satisfait dans la poche de son gilet il continua:

«Rappelez vos souvenirs… Voyons…, il y a eu douze ans l’hiver
dernier…

L’individu le regarda fixement quand il eut reçu de lui ce
renseignement, et, bien que ses yeux ne changeassent pas de
direction, son regard semblait peu à peu s’égarer et il parut
absorbé dans ses réflexions. Pendant quelques instants, il aurait
été difficile de dire s’il était soulagé ou désappointé à cette
nouvelle; mais enfin il respira plus librement et, détournant les
yeux, il finit par dire que cela n’avait pas au fond grande
importance, et il se leva comme pour sortir.

M. Bumble était assez malin et vit tout de suite que l’occasion
s’offrait de tirer un parti lucratif d’un secret que possédait sa
chère moitié; il se rappela la soirée où était morte la vieille
Sally; il avait de bonnes raisons pour se souvenir de ce jour,
puisque c’était à cette occasion qu’il avait offert sa main à
Mme Corney; et, bien que la dame ne lui eût jamais confié ce dont
elle avait été l’unique témoin, il en savait assez pour comprendre
que cela avait trait à quelque circonstance qui s’était passée
dans le service de la vieille femme, comme garde-malade du dépôt,
auprès de la jeune mère d’Olivier Twist. Il réunit promptement ses
souvenirs et informa l’étranger, d’un air de mystère, qu’il y
avait une femme qui était restée enfermée avec la vieille mégère
quelques instants avant sa mort, et qu’il avait lieu de croire
qu’elle pourrait jeter quelque lumière sur l’objet de ses
recherches.

«Comment pourrai-je la trouver? dit l’étranger pris à
l’improviste, et montrant clairement que ses craintes, quelles
qu’elles fussent, s’étaient tout à coup réveillées à ces paroles.

À ces mots, il se dirigea vers la porte après avoir payé les
grogs; il prit congé de M. Bumble, lui disant en quelques mots
qu’ils ne suivaient pas le même chemin, et s’éloigna sans
cérémonie, après avoir insisté de nouveau sur l’heure du rendez-
vous pour le lendemain soir.

En jetant les yeux sur l’adresse, le fonctionnaire paroissial
remarqua qu’elle n’indiquait aucun nom… L’étranger n’était pas
loin; il courut après lui pour le lui demander.

«Qu’est-ce? dit l’individu en se retournant vivement quand Bumble
lui toucha le bras. Vous me suivez!

– Monks répondit l’étranger, et il se dépêcha de s’éloigner à
grands pas.

CHAPITRE XXXVIII
Récit de l’entrevue nocturne de M. et Mme Bumble avec Monks.

Par une lourde et étouffante soirée d’été, quand les nuages, qui
avaient été menaçants toute la journée, laissaient déjà tomber de
grosses gouttes de pluie et semblaient présager un violent orage,
M. et Mme Bumble quittaient la grande rue de la ville et se
dirigeaient vers un petit massif de maisons en ruine, situées à un
mille et demi environ et bâties sur un sol marécageux et malsain,
au bord de la rivière.

Ils étaient l’un et l’autre affublés de vieux vêtements usés,
peut-être dans le double but de se garantir de la pluie et
d’éviter d’attirer l’attention; le mari portait une lanterne qui
n’était pas encore allumée, il est vrai, et marchait le premier,
pour procurer sans doute à sa femme, vu la boue qui couvrait le
chemin, l’avantage de poser le pied dans les larges empreintes de
ses pas. Ils marchaient dans un profond silence; de temps à autre,
M. Bumble ralentissait sa marche et tournait la tête comme pour
s’assurer que sa moitié le suivait; puis, en voyant qu’elle était
sur ses talons, il reprenait son pas allongé et s’avançait
rapidement vers le but de leur expédition.

Ce quartier était loin d’avoir une réputation douteuse; sa
réputation était faite, au contraire, depuis longtemps. On savait
à merveille qu’il n’était habité que par des bandits dangereux,
qui, tout en faisant semblant de vivre de leur travail, avaient
pour principale ressource le vol et le crime; c’était un
assemblage de méchantes baraques, bâties grossièrement les unes en
brique, les autres avec de vieux bois de bateau rongé des vers, et
placées pour la plupart à quelques pieds du bord de la rivière.
Ses bateaux avariés étaient amarrés à un petit mur qui séparait la
rivière du marais; çà et là, une rame ou un bout de câble
semblaient annoncer au premier abord que les habitants de ces
misérables huttes se livraient à quelque occupation sur la
rivière; mais, en voyant que ces divers objets, ainsi exposés aux
regards, étaient usés et hors de service, le passant n’avait pas
de peine à supposer qu’ils n’étaient là que pour sauver les
apparences, et non pour être employés à un service actif.

Au coeur de cet amas de huttes, et tout au bord de la rivière, au-
dessus de laquelle surplombaient les étages supérieurs, s’élevait
un vaste bâtiment, autrefois occupé par une manufacture, où
probablement les habitants des demeures environnantes trouvaient
jadis du travail; mais depuis longtemps ce bâtiment était en
ruine. Les rats, les vers, l’humidité en avaient rongé et dégradé
les fondations, et une notable partie de l’édifice s’était déjà
écroulée dans l’eau, tandis que l’autre, chancelante et penchée
sur la rivière, semblait n’attendre qu’une occasion favorable pour
s’écrouler de même et aller rejoindre sa camarade au fond de
l’eau.

Ce fut devant ce bâtiment en ruine que le digne couple s’arrêta,
au moment où le tonnerre commençait à gronder dans le lointain, et
la pluie à tomber avec force.

«Ce doit être quelque part par ici, dit Bumble en consultant un
chiffon de papier qu’il tenait à la main.

Bumble leva la tête dans la direction du bruit, et aperçut au
second étage le buste d’un individu à une lucarne.

«Attendez un moment, dit la voix; je suis à vous à l’instant.»

La tête disparut et la lucarne se referma.

«Est-ce là l’homme en question?» demanda Mme Bumble.

M. Bumble fit un signe de tête affirmatif.

«Alors, dit la matrone, attention à ce que je vous ai dit, ayez
soin de parler le moins que vous pourrez, sans quoi vous vous
trahirez tout de suite.»

M. Bumble, qui avait considéré la masure d’un air épouvanté,
allait peut-être exprimer quelque doute sur la sécurité qu’il
pouvait y avoir à s’aventurer plus loin dans cette affaire, quand
Monks parut, ouvrit une petite porte près de l’endroit où ils
étaient, et leur fit signe d’entrer.

«Ah ça, dit-il avec impatience en frappant du pied… Allez-vous
me faire rester là?»

La femme, qui avait d’abord hésité, entra hardiment sans se faire
prier davantage, et M. Bumble, soit de honte, soit de peur de
rester seul en arrière, la suivit, mais de l’air d’un homme fort
mal à l’aise, et sans rien conserver de cette dignité majestueuse
qu’il portait partout avec lui.

«Pourquoi diable restiez-vous ainsi à piétiner là dans la boue?
dit Monk en tournant la tête et en s’adressant à Bumble, après
avoir fermé la porte à clef derrière eux.

Après cette agréable apostrophe, Monks se tourna vers la matrone,
et fixa sur elle un regard si menaçant que celle-ci, qui n’était
pas facile à intimider, finit par ne pouvoir la soutenir et baissa
les yeux.

«C’est là la femme en question, n’est-ce pas? demanda Monks.

– Oui, c’est la femme dont je vous ai parlé, répondit M. Bumble,
attentif aux recommandations de son épouse.

Il regarda ses deux visiteurs d’un air moitié menaçant, moitié
sardonique, leur fit de nouveau signe de le suivre, et traversa
d’un pas rapide une salle longue et basse; il allait gravir un
escalier fort roide ou plutôt une échelle qui menait à l’étage
supérieur, quand la lueur éblouissante d’un éclair brilla tout à
coup, et fut suivie d’un violent coup de tonnerre qui ébranla
toute la masure sur sa base.

«Entendez-vous? dit-il en reculant; entendez-vous ces roulements
et ces éclats qui semblent répétés par l’échec de mille cavernes,
où les démons se cachent de peur? Au diable ce bruit de tonnerre!
je l’ai en horreur.»

Il garda quelques instants le silence; puis écartant tout à coup
ses mains dont il s’était caché la figure, il se montra, à la
grande stupéfaction de M. Bumble, pâle comme la mort, et les
traits tout bouleversés.

«Ces accès-là me prennent de temps à autre, dit Monks remarquant
l’air alarmé de Bumble, et quelquefois c’est le tonnerre qui en
est cause; ne faites pas attention à moi, c’est fini pour cette
fois.»

Tout en parlant, il monta le premier à l’échelle, s’empressa de
fermer le volet de la fenêtre de la chambre où il venait d’entrer,
et abaissa une lanterne suspendue à une poulie, dont la corde
passait dans une des lourdes poutres du plafond, et qui jetait une
lumière douteuse sur une vieille table et trois chaises placées
au-dessous.

«Maintenant, dit Monks quand ils se furent assis tous trois, plus
tôt nous en viendrons à notre affaire et mieux cela vaudra; la
femme sait de quoi il s’agit, n’est-ce pas?»

La question était adressée à Bumble; mais sa femme prévint sa
réponse en déclarant qu’elle était parfaitement au courant de
l’affaire.

«Il m’a dit que vous étiez avec cette vieille sorcière la nuit
qu’elle est morte, et qu’elle vous a dit quelque chose…

M. Bumble, avec qui sa digne moitié n’était jamais entrée dans
aucun détail sur ce secret, écoutait ce dialogue, le cou tendu, en
ouvrant de grands yeux, qu’il fixait tour à tour sur sa femme et
sur Monks, sans chercher à dissimuler son étonnement qui s’accrut
encore, s’il est possible, quand ce dernier demanda quelle somme
elle exigeait pour révéler ce secret.

«Combien vaut-il pour vous? demanda la femme, toujours maîtresse
d’elle-même.

«Je vous ai parlé clair et net, répondit Mme Bumble; ce n’est pas
une si grosse somme.

M. Bumble, en parlant ainsi, fit le geste de brandir sa lanterne
d’un air déterminé, et montra bien, à l’expression bouleversée de
son visage, qu’il s’en fallait, et de beaucoup, qu’il fût monté de
manière à faire une démonstration belliqueuse, à moins que ce ne
fût contre les pauvres ou autres gens sans défense.

«Vous n’êtes qu’un sot, dit Mme Bumble, et vous feriez mieux de
tenir votre langue.

Il fouilla dans sa poche, en tira un sac de toile grossière, étala
vingt-cinq souverains sur la table, et les poussa du côté de la
femme.

«Maintenant, dit-il, serrez-les; et, quand ce maudit coup de
tonnerre, que je sens prêt à éclater sur la maison, sera passé,
contez-moi votre histoire.»

Le tonnerre se fit entendre, en effet, de beaucoup plus près, et
presque sur leurs têtes; quand ses roulements eurent cessé, Monks
releva le front, et se pencha en avant pour écouter ce que la
femme allait dire. Leurs trois figures se touchaient presque, les
deux hommes se courbant sur la table pour mieux entendre, et la
femme se penchant aussi pour pouvoir parler plus bas. La lueur
blafarde de la lanterne suspendue au plafond les éclairait en
plein, et faisait ressortir la pâleur et l’inquiétude de leur
physionomie. Tout autour d’eux était plongé dans l’obscurité; on
les eût pris pour trois fantômes.

«Quand cette femme, que nous appelions la, vieille Sally, mourut,
dit la matrone, j’étais seule avec elle.

«Il y a le mot «Agnès» gravé en dedans, dit la femme; le nom de
famille manque; puis il y a une date, qui se rapporte à un an
environ avant la naissance de l’enfant.

M. Bumble respira, heureux de voir que l’histoire touchait à sa
fin, et qu’il n’était pas question de rendre les vingt-cinq livres
sterling.

«Voilà tout ce que je sais de cette histoire, dit sa femme en
s’adressant à Monks après un court silence, et je ne veux rien en
savoir de plus, c’est plus sûr. Mais puis-je vous faire deux
questions?

– Faites, dit Monks un peu surpris; reste à savoir si j’y
répondrai ou non, c’est une autre question.

– Cela fait par conséquent trois questions, hasarda M. Bumble
essayant de faire le plaisant.

– Est-ce là ce que vous vous attendiez à obtenir de moi? demanda
la matrone.

– Oui, répondit Monks, et l’autre question?

– Jamais, répondit Monks, ni contre moi non plus, tenez.
Regardez, mais ne faites pas un pas, ou c’en serait fait de vous.»

À ces mots, il roula la table dans un coin de la chambre, et
poussant un anneau de fer fixé au plancher, il ouvrit une large
trappe juste aux pieds de M. Bumble, qui recula de quelques pas
avec précipitation.

«Regardez au fond, dit Monks, en faisant descendre la lanterne
dans le gouffre; n’ayez pas peur; j’aurais pu vous y précipiter à
mon aise, quand vous étiez assis dessus, si cela m’eût convenu.»

La matrone, ainsi encouragée, s’approcha du bord, et M. Bumble
lui-même, poussé par la curiosité, se hasarda à en faire autant.
Le courant rapide, grossi par la pluie, bouillonnait au fond du
gouffre, et tout autre bruit s’effaçait à côté du fracas de l’eau
se brisant contre les fondations verdâtres et couvertes de limon.
Il y avait eu là jadis un moulin, et le courant écumant autour des
débris de la vieille roue semblait s’élancer avec une nouvelle
force, débarrassé maintenant des obstacles qui avaient vainement
essayé de ralentir sa course impétueuse.

«Si l’on jetait là au fond le corps d’un homme, où serait-il
demain matin? dit Monks en promenant la lanterne en tout sens au
fond du sombre puits.

Monks tira de son soin le petit paquet qu’il y avait caché
précipitamment, l’attacha solidement à un morceau de plomb qui
avait appartenu à une poulie et qui traînait sur le plancher, et
le jeta dans le gouffre: il y tomba tout droit, fit entendre un
léger bruit dans l’eau, et fut entraîné.

Tous trois se regardèrent et semblèrent respirer plus librement.

«Tenez! dit Monks en fermant la trappe, si jamais la mer rend les
morts qui sont dans son sein, comme les livres le disent, elle
gardera du moins l’or et l’argent, et, par conséquent, cette
bagatelle avec. Nous n’avons rien de plus à nous dire, et nous
pouvons rompre cet agréable entretien.

Heureusement que la conversation finit là, sans quoi M. Bumble,
qui s’était baissé en saluant jusqu’à six pouces de l’échelle,
serait infailliblement tombé la tête la première à l’étage
inférieur. Il alluma sa lanterne à celle de Monks, et, sans
chercher à prolonger le moins du monde la conversation, il
descendit en silence, suivi de sa femme: Monks se mit en route le
dernier, après s’être arrêté sur les degrés pour s’assurer qu’il
n’entendait pas d’autre bruit que celui de la pluie qui tombait à
torrents, et de l’eau qui se brisait contre les pierres des
fondations.

Ils traversèrent le rez-de-chaussée lentement et avec précaution,
car Monks tressaillait rien qu’à voir son ombre, et M. Bumble,
tenant sa lanterne à un pied du sol, marchait non seulement avec
une prudence remarquable, mais encore d’un pas singulièrement
léger pour un homme de sa corpulence. Il croyait voir partout
quelque trappe secrète. Monks ouvrit doucement la porte par
laquelle ils étaient entrés, échangea avec eux un léger signe de
tête, et le digne couple se mit en route au milieu de la boue et
des ténèbres.

Ils ne furent pas plutôt sortis que Monks, qui semblait avoir une
invincible répugnance pour la solitude, appela un jeune garçon qui
était resté caché quelque part en bas, le fit passer devant lui,
la lanterne à la main, et regagna la chambre qu’il venait de
quitter.

CHAPITRE XXXIX.
Où le lecteur retrouvera quelques honnêtes personnages avec
lesquels il a déjà fait connaissance, et verra le digne complot
concerté entre Monks et le juif.

Deux heures environ avant l’entrevue racontée dans le chapitre
précédent, M. Williams Sikes, qui venait de faire un somme,
s’éveillait et demandait quelle heure il était.

La chambre de M. Sikes n’était plus une de celles qu’il avait
occupées avant l’expédition de Chertsey, bien qu’elle fut dans le
même quartier, et à peu de distance de son ancien logement.
C’était une petite chambre mal meublée, où le jour ne pénétrait
que par une lucarne pratiquée dans la toiture, et qui donnait sur
une ruelle étroite et sale. Tout annonçait que depuis peu ce digne
homme avait eu des revers. Peu ou point de meubles, absence totale
de confort, disparition du linge et d’autres menus objets; tout
annonçait une situation extrêmement misérable, et la mine amaigrie
et décharnée de M. Sikes lui-même aurait pleinement confirmé ces
symptômes au besoin.

Le brigand était étendu sur le lit, enveloppé de sa grande
redingote blanche en guise de robe de chambre; sa pâleur
cadavéreuse, son bonnet de nuit souillé, sa barbe de huit jours,
ne contribuaient pas à l’embellir. Le chien s’était planté près du
lit, tantôt regardant son maître d’un air pensif, tantôt dressant
les oreilles et poussant un grondement sourd au moindre bruit dans
la rue ou dans la maison. Près de la lucarne était assise une
femme activement occupée à raccommoder un vieux gilet qui faisait
partie du costume ordinaire du brigand; elle était si pâle et si
exténuée par les veillées et les privations, qu’il était difficile
de la reconnaître pour cette même Nancy qui a déjà figuré dans
cette histoire, autrement qu’à la voix quand elle répondit à la
question de M. Sikes.

«Sept heures viennent de sonner, dit-elle. Comment te trouves-tu
ce soir, Guillaume?

La maladie n’avait pas adouci le caractère de M. Sikes: car,
lorsque la jeune fille l’eut aidé à se lever et à gagner une
chaise, il marmotta quelques imprécations sur sa maladresse, et la
frappa.

«Tu pleurniches? dit-il; allons, ne reste pas là à larmoyer; si tu
n’as rien de mieux à faire, finis-en vite; entends-tu?

En toute autre circonstance, cette apostrophe et le ton dont elle
était prononcée auraient atteint leur but; mais la jeune fille,
qui était réellement exténuée et à bout de forces, renversa sa
tête sur le dos de la chaise et s’évanouit avant que M. Sikes eût
eu le temps de proférer les jurements dont il avait coutume, en
pareille occasion, d’appuyer ses menaces. Ne sachant pas que faire
en une telle occurrence, il eut d’abord recours à quelques
blasphèmes, et, voyant ce mode de traitement absolument sans
influence, il appela au secours.

Fagin poussa un cri de surprise et s’empressa de secourir Nancy,
tandis que John Dawkins (autrement dit le fin Matois), qui était
entré derrière son respectable ami, déposait à terre un paquet
dont il était chargé, et, saisissant une bouteille des mains de
maître Charles Bates qui était sur ses talons, la débouchait en un
clin d’oeil avec ses dents, pour verser une partie du contenu dans
la bouche de la pauvre fille évanouie, après avoir toutefois,
crainte d’erreur, goûté lui-même la liqueur.

«Donne-lui de l’air avec le soufflet, Charlot, dit M. Dawkins; et
vous, Fagin, frappez-lui dans les mains, tandis que Guillaume va
desserrer ses jupons.»

Ces divers secours, administrés avec une grande énergie,
particulièrement l’exercice du soufflet, que maître Bates, chargé
de l’exécution, semblait considérer comme une farce très amusante
ne tardèrent pas à produire l’effet qu’on en attendait. La jeune
fille revint à elle peu à peu, se traîna vers une chaise placée
près du lit, et se cacha la figure sur l’oreiller, laissant
M. Sikes interpeller les nouveaux venus, surpris qu’il était de
leur arrivée inattendue.

«Eh bien! quel mauvais vent vous a poussé ici? demanda-t-il à
Fagin.

Le Matois obéit aussitôt; il ouvrit le paquet qui était assez
gros, et enveloppé d’une vieille nappe; puis il passa un à un les
objets qu’il contenait à Charles Bates, qui les posait sur la
table, en vantant à mesure leur rareté et leur excellence.

«En voilà un pâté de lapin, Guillaume! s’écria-t-il en découvrant
un énorme pâté; des bêtes si délicates avec des membres si
tendres, que les os mêmes fondent dans la bouche et qu’il n’y a
que faire de les ôter; une demi-livre de thé vert, si bon et si
fort que, rien que de le jeter dans l’eau bouillante, il y a de
quoi faire sauter le couvercle de la théière; une livre et demie
de cassonade qui n’a pas coûté de peine aux moricauds des îles
pour le faire si bon que ça, non, c’est le chat; deux petits pains
de ménage si appétissants; un fromage de Glocester premier choix,
et, pour couronner le tout, quelque chose de si succulent, que
vous n’avez jamais rien goûté de pareil.»

En même temps, à la fin de son panégyrique, Bates tirait d’une de
ses larges poches une grande bouteille de vin soigneusement
bouchée, tandis que M. Dawkins remplissait un verre de la liqueur
qu’il avait apportée, et que le convalescent Sikes le vidait d’un
trait sans la moindre hésitation.

«Ah! dit le juif en se frottant les mains avec satisfaction; ça va
bien aller à présent, Guillaume, ça va bien aller.

L’intervention de Nancy fit prendre un autre tour à la
conversation. Les jeunes gens, sur un léger signe du juif, se
mirent à la faire boire, mais elle n’usa que modérément des
liquides. Fagin, se laissant aller à une gaieté peu ordinaire,
remit M. Sikes de meilleure humeur, en affectant de regarder ses
menaces comme d’amusantes plaisanteries, et en riant de tout son
coeur d’une ou deux grosses bouffonneries que celui-ci, après être
retourné souvent à la bouteille, voulut bien faire par
complaisance.

«Tout ceci est bel et bon, dit M. Sikes; mais il faut que vous me
donniez de l’argent ce soir.

Après bien des discussions et des pourparlers, le juif réduisit la
somme demandée de cinq livres sterling à trois livres quatre
schellings six pence, en jurant ses grands dieux qu’il ne lui
resterait plus que dix-huit pence. M. Sikes fit la remarque que,
s’il était impossible d’obtenir davantage, il fallait bien se
contenter du chiffre accordé, et Nancy se prépara à accompagner le
juif jusque chez lui, tandis que le Matois et maître Bates
serraient les vivres dans l’armoire. Le juif prit congé de son ami
dévoué, et revint au logis avec Nancy et les jeunes gens, tandis
que M. Sikes s’étendait sur son lit et se disposait à faire un
somme en attendant le retour de la jeune femme.

En arrivant à la demeure du juif, on trouva Tobie Crackit et
M. Chitling en train de faire leur quinzième partie de cartes, que
M. Chitling perdit, comme on peut le penser, avec sa quinzième et
dernière pièce de six pence, au grand amusement de ses jeunes
amis. M. Crackit, probablement un peu honteux d’être surpris à
s’humaniser avec un individu si au-dessous de lui pour la position
et les facultés intellectuelles, bâilla, demanda des nouvelles de
M. Sikes, et mit son chapeau pour s’en aller.

«Il n’est venu personne, Tobie? demanda le juif.

En même temps, M. Tobie Crackit, après toutes ces jérémiades,
ramassa les enjeux, mit son gain dans la poche de son gilet d’un
air dédaigneux, comme si cette menue monnaie était indigne d’un
homme de son rang, et sortit avec une démarche si élégante et si
distinguée, que M. Chitling, après avoir contemplé avec admiration
ses jambes et ses bottes, jusqu’à ce qu’il les eût perdues de vue,
déclara à la compagnie qu’il trouvait que ce n’était pas cher de
faire sa connaissance à raison de quinze pièces de six pence
l’entrevue, et qu’il ne se souciait pas plus de ce qu’il avait
perdu que d’une chiquenaude.

«Quel drôle de corps vous faites, Tom! dit maître Bates, que cette
déclaration amusait beaucoup.

Je vous conseille d’y aller tout de suite et vivement. Matois,
Charlot, vous devriez déjà être en campagne; il est près de dix
heures, et vous n’avez encore rien fait.»

Les jeunes garçons obéirent aussitôt, firent un signe de tête à
Nancy, mirent leurs chapeaux et sortirent, non sans dépenser en
route beaucoup d’esprit aux dépens de M. Chitling. Il n’y avait
pourtant rien d’extraordinaire dans sa conduite. Combien de jeunes
messieurs du bon ton payent plus cher que M. Chitling pour se
faire voir en bonne société, et combien d’élégants, qui forment
cette bonne société, établissent leur réputation tout à fait sur
le même pied que le fringant Tobie Crackit!

La jeune fille, qui était assise devant la table, les bras
croisés, ne parut nullement s’occuper de l’arrivée d’un nouveau
venu, ni s’inquiéter de savoir qui ce pouvait être, jusqu’à ce que
le son d’une voix d’homme frappât ses oreilles. À l’instant elle
ôta son chapeau et son châle avec la rapidité de l’éclair, et les
jeta sur la table. Quand le juif se retourna, elle se plaignit de
la chaleur, d’un air de nonchalance qui contrastait singulièrement
avec l’extrême promptitude du geste qu’elle venait de faire, et
qui avait échappé à Fagin.

«Bah! dit tout bas le juif, comme s’il était contrarié d’être
dérangé, c’est l’homme que j’attendais plus tôt… Il descend
l’escalier; pas un mot de l’argent tant qu’il sera là, Nancy. Il
ne restera pas longtemps: pas plus de dix minutes, ma chère.»

Le juif mit son doigt décharné sur ses lèvres et s’en alla vers la
porte, la chandelle à la main, tandis qu’on entendait les pas d’un
homme sur l’escalier; le visiteur entra rapidement dans la
chambre, et se trouva près de la jeune fille avant d’avoir
remarqué sa présence.

C’était Monks.

«C’est une de mes élèves, dit le juif en voyant que Monks reculait
à la vue d’une figure étrangère. Ne bougez pas, Nancy.»

Celle-ci se rapprocha de la table, regarda Monks d’un air
insouciant et détourna les yeux; mais quand il se tourna vers le
juif, elle lui lança un autre regard si perçant, si résolu, que,
si un témoin eût pu voir ce changement de physionomie, il eût eu
de la peine à croire que les deux regards vinssent de la même
personne.

«Vous avez des nouvelles? demanda le juif.

La jeune fille se tenait contre la table et n’avait pas du tout
l’air de vouloir quitter la chambre, quoiqu’elle vit bien que
Monks la montrait du doigt au juif. Celui-ci, craignant peut-être
qu’elle ne vînt à réclamer son argent, s’il cherchait à se
débarrasser d’elle, fit signe à Monks de monter l’escalier et
sortit avec lui. Nancy put entendre l’homme dire en montant les
degrés:

«N’allons pas au moins dans cet infernal trou où vous m’avez déjà
mené.»

Le juif se mit à rire, répondit quelques mots que la jeune fille
ne put entendre, et, au craquement des marches dans l’escalier,
elle comprit qu’il conduisait son compagnon au second étage.

Avant que le bruit de leurs pas eût cessé de se faire entendre, la
jeune fille avait ôté ses souliers, ramené sa robe sur sa tête et,
s’y cachant les bras, se tenait derrière la porte, écoutant avec
une curiosité qui ne lui permettait pas même de respirer. Au
moment où le bruit cessa, elle se glissa hors de la chambre,
gravit l’escalier sans bruit, avec une incroyable légèreté, et
disparut dans l’obscurité.

La chambre resta déserte pendant un quart d’heure environ; la
jeune fille redescendit du même pas aérien, et presque au même
instant, on entendit descendre aussi les deux hommes; Monks
regagna aussitôt la rue, et le juif remonta pour chercher
l’argent. Quand il rentra, Nancy mettait son châle et son chapeau
et se préparait à sortir.

«Dieu! Nancy, s’écria le juif en reculant d’un pas après avoir
posé la chandelle sur la table, que vous êtes pâle!

Le juif lui compta la somme, en poussant un soupir à chaque pièce
d’argent qu’il lui mettait dans la main, et ils se séparèrent
après avoir échangé le bonsoir.

Quand Nancy fut dans la rue, elle s’assit sur le pas d’une porte
et parut pendant quelques instants complètement égarée et
incapable de poursuivre sa route. Tout à coup elle se leva, et,
s’élançant dans une direction tout opposée à celle du logement de
Sikes, elle hâta le pas et finit par courir à toutes jambes;
épuisée de fatigue, elle s’arrêta pour reprendre haleine; puis,
comme si elle rentrait tout à coup en elle-même et déplorait
l’impuissance où elle était de faire quelque chose qui la
préoccupait, elle se tordit les mains et fondit en larmes.

Les larmes la soulagèrent peut-être, ou bien elle se résigna en
sentant combien sa situation était désespérée; elle revint sur ses
pas, se mit à courir presque aussi vite dans la direction opposée,
soit pour rattraper le temps perdu, soit pour faire trêve aux
pensées qui l’obsédaient, et atteignit bientôt la demeure où le
brigand l’attendait.

Si son extérieur trahissait quelque agitation, M. Sikes n’en fit
pas la remarque en la voyant; il lui demanda seulement si elle
avait rapporté l’argent, et, sur sa réponse affirmative, il poussa
un certain grognement de satisfaction, laissa tomber sa tête sur
l’oreiller et continua son somme, que l’arrivée de Nancy avait
interrompu.

Heureusement pour elle, Sikes, une fois en possession de l’argent,
employa toute la journée du lendemain à boire et à manger, ce qui
contribua singulièrement à lui adoucir le caractère; aussi n’eut-
il ni le temps ni l’envie de faire la moindre remarque sur le
trouble et la distraction de sa compagne. Nancy, pourtant, avait
l’air inquiet et agité d’une personne qui va risquer un de ces
coups hardis et périlleux auxquels on ne se résout qu’après une
lutte violente. Le juif, avec son oeil de lynx, aurait facilement
reconnu ces symptômes et s’en serait alarmé; mais Sikes n’était
pas un finaud comme lui, et il ne montra d’autres soupçons que
ceux qui tenaient à sa rude et grossière méfiance avec tout le
monde. Il était d’ailleurs, contre son ordinaire, de bonne humeur
ce jour-là, comme nous l’avons dit; il ne vit donc rien de
singulier dans ses manières et s’occupa si peu de Nancy, que le
trouble de celle-ci eût pu être mille fois plus visible sans
éveiller son attention.

À mesure que le jour baissait, l’agitation de Nancy augmentait;
quand la nuit fut venue, elle s’assit, attendant que le brigand
aviné se fût endormi; ses joues étaient si pâles, son oeil si
ardent, que Sikes lui-même s’en étonna.

Sikes, affaibli par la fièvre, était étendu dans son lit et buvait
son grog pour se calmer; c’était la troisième ou quatrième fois
qu’il tendait son verre à Nancy, quand il fut frappé du changement
qui s’était opéré en elle.

«Le diable m’emporte, dit-il en se soulevant sur son bras pour
regarder en face la jeune fille, on dirait un revenant. Qu’as-tu?

Ces mots furent prononcés d’un ton de gaieté feinte qui produisit
sur Sikes une impression plus profonde que ne l’avaient fait les
traits décomposés de la jeune fille.

«Écoute un peu, dit Sikes; si tu n’as pas la fièvre, il se passe
quelque chose de drôle dans l’air; oui, quelque chose de mauvais.
Tu n’irais pas par hasard…? Ah bien oui! n’y a pas de danger que
tu fasses ça.

Cette idée qu’elle avait la fièvre le rassura, et il avala d’un
seul trait son verre; puis, avec force jurons, il demanda sa
médecine. La jeune fille s’élança avec promptitude et versa, en se
détournant, la potion dans une tasse dont elle lui fit vider elle-
même le contenu.

«Maintenant, dit le voleur, viens t’asseoir là, à côté de moi, et
fais-moi une autre mine que ça, ou je t’arrangerai de façon que tu
auras de la peine à te reconnaître dans la glace.»

Nancy obéit. Sikes lui serra la main dans la sienne et retomba sur
son oreiller, les yeux fixés sur elle. Il les ferma, les rouvrit,
les referma et les rouvrit de nouveau. Le brigand se retournait
mal à l’aise; Il sommeillait deux ou trois minutes et s’éveillait
avec un regard de terreur; puis il resta les yeux fixes, et,
encore sur son séant, il tomba tout à coup dans un lourd et
profond sommeil. Sa main lâcha celle de Nancy, son bras retomba
languissamment; il avait l’air d’un homme tombé dans une profonde
catalepsie.

«Le laudanum a enfin produit son effet, murmura la jeune fille en
quittant le chevet du lit. Peut-être est-il déjà trop tard.»

Elle mit en toute hâte son chapeau et son châle, non sans jeter de
temps en temps un regard de crainte autour d’elle. En dépit de la
liqueur soporifique, elle semblait s’attendre à tous moments à
sentir sur son épaule la lourde main de Sikes. Enfin, elle se
baissa doucement sur le lit, embrassa le voleur et, ouvrant sans
bruit la porte de la chambre qu’elle referma avec la même
précaution, elle sortit de la maison en courant.

Un veilleur de nuit criait neuf heures et demie au bout d’un
sombre passage qu’elle avait à traverser pour gagner la grand’rue.

«La demie est-elle sonnée depuis longtemps? demanda la jeune
fille.

On fermait déjà les boutiques dans les petites rues qu’elle
suivait pour se rendre de Spitalfields dans le West-End.
L’horloge, en sonnant dix heures, accrut son impatience. Elle
glissait sur le trottoir, coudoyant les passants de droite et de
gauche, se heurtant contre la tête des chevaux, et traversait,
sans s’inquiéter, des rues encombrées où une foule de gens
attendaient avec impatience le moment de traverser comme elle.

«C’est une folle!» disait-on en se retournant pour la regarder
courir sur la chaussée.

Quand elle fut arrivée dans le beau quartier de la ville, les rues
étaient en comparaison plus désertes, et sa course rapide sembla
exciter plus de curiosité parmi les flâneurs au milieu desquels
elle passait. Quelques-uns hâtaient le pas pour voir où elle se
rendait si vite; d’autres, qui avaient pris l’avance sur elle, se
retournaient pour la regarder, étonnés de la voir marcher toujours
aussi vite; mais ils s’éloignaient l’un après l’autre. Quand elle
eut atteint le lieu de sa destination, elle se trouvait tout à
fait seule.

Elle s’arrêta devant un hôtel situé dans une de ces rues paisibles
et bien habitées qui avoisinent Hyde-Park. Au moment où la
brillante clarté du gaz qui éclairait la porte lui fit reconnaître
la maison, onze heures sonnaient. Elle avait ralenti son pas un
peu auparavant, d’un air irrésolu et ne sachant trop si elle
devait avancer; mais l’heure la décida et elle s’arrêta dans le
vestibule. La loge du concierge était vide; elle regarda autour
d’elle avec incertitude et se dirigea du côté de l’escalier.

«Eh bien! jeune fille, dit une femme de chambre à la mise
coquette, ouvrant une porte derrière elle et la regardant, qui
demandez-vous?

La domestique qui, pendant ce temps, l’avait toisée des pieds à la
tête, ne répondit que par un regard de vertueux dédain; elle
appela un laquais pour lui répondre. Nancy fit à celui-ci la même
question.

«Qui dois-je annoncer? demanda le laquais.

Cet appel produisit de l’effet sur un bon gros cuisinier qui, au
milieu de quelques autres domestiques, regardait ce qui se
passait; il s’avança pour s’interposer.

«Faites sa commission, Joseph, voyons, dit-il.

Cette allusion à la moralité douteuse de Nancy fit pousser à
quatre servantes, témoins de la scène, des exclamations de pudeur
révoltée.

«Une créature comme ça, disaient-elles, mais c’est la honte de
notre sexe; ça n’est bon qu’à être jeté sans pitié au chenil.

Le sensible cuisinier joignit ses instances à celles de Nancy, et
le laquais qui avait paru le premier consentit à faire la
commission.

«Que dirai-je? fit-il, un pied sur la première marche de
l’escalier.

Le domestique monta rapidement l’escalier, et Nancy attendit,
toute pâle et respirant à peine. Elle écouta, les lèvres
tremblantes et d’un air de profond mépris, les propos outrageants
des chastes servantes qui ne se gênaient pas dans leurs discours,
surtout quand le domestique revint annoncer qu’elle pouvait
monter.

«Ce n’est pas la peine d’être une honnête femme en ce monde, dit
la première servante.

La troisième se contenta de dire: «Ce que c’est que les grandes
dames!» Et la quatrième fit entendre un «fi donc!» répété à
l’unisson par le choeur des chastes Dianes, qui gardèrent ensuite
le silence.

Sans s’occuper de tout cela, Nancy, le coeur plein de choses plus
sérieuses, suivit toute tremblante le domestique, qui
l’introduisit dans une petite antichambre éclairée par une lampe
suspendue au plafond; et là, s’étant retiré, il la laissa seule.

CHAPITRE XL.
Étrange entrevue, qui fait suite au chapitre précédent.

La jeune fille avait traîné son existence dans les rues, dans les
bouges et les repaires les plus dégoûtants de Londres; mais il lui
restait encore cependant quelque chose des sentiments de la femme.
Quand elle entendit un pas léger s’approcher de la porte opposée à
celle par laquelle elle était entrée, quand elle pensa au
contraste frappant dont la petite chambre allait être témoin, elle
se sentit accablée sous le poids de sa propre honte et recula;
elle semblait ne pouvoir supporter la présence de la personne
qu’elle avait désiré voir.

Mais l’orgueil entra en lutte avec ces bons sentiments! l’orgueil,
vice inhérent aux êtres les plus bas et les plus dégradés aussi
bien qu’aux natures les plus nobles et les plus élevées. L’infâme
compagne des brigands et des scélérats, le rebut de leurs cloaques
impurs, la complice de tous ces habitués des prisons et des
bagnes, cette femme qui vivait à l’ombre du gibet, cette créature
avilie avait encore trop de fierté pour laisser percer un
sentiment d’émotion qu’elle regardait comme une faiblesse. Et
pourtant, ce sentiment était le seul lien qui la rattachât encore
à son sexe, dont sa vie de débauche avait effacé le caractère dès
sa plus tendre enfance.

Elle releva assez les yeux pour s’apercevoir que la figure qui
était devant elle était celle d’une gracieuse et belle jeune
fille; puis elle les baissa aussitôt, et secouant la tête en
affectant la plus grande insouciance, elle dit:

«Il est bien difficile de pénétrer jusqu’à vous, mademoiselle. Si
je m’étais fâchée, si j’étais partie comme beaucoup d’autres
l’auraient fait, vous en auriez eu du regret un jour et pour
cause.

Le ton bienveillant qui accompagna cette réponse, la voix douce et
les manières affables de la jeune fille, qui ne trahissaient ni
fierté ni mécontentement, frappèrent Nancy de surprise, et elle
fondit en larmes.

«Oh! mademoiselle, mademoiselle, dit-elle en se cachant avec
désespoir la figure dans les mains, s’il y en avait plus comme
vous, il y en aurait moins comme moi. Oh! oui, bien sûr!

En disant ces mots, la malheureuse sanglotait. Elle sortit,
laissant Rose accablée par cette étrange entrevue; elle se croyait
le jouet d’un rêve; elle retomba sur une chaise et chercha à
rassembler ses pensées confuses.

CHAPITRE XLI.
Qui montre que les surprises sont comme les malheurs; elles ne
viennent jamais seules.

Rose, il faut l’avouer, était dans une situation singulièrement
difficile. En même temps qu’elle éprouvait le plus vif désir de
percer le voile qui enveloppait l’histoire d’Olivier, elle ne
pouvait s’empêcher de tenir religieusement cachée la confidence
que cette misérable femme avec laquelle elle venait de
s’entretenir, avait remise à sa foi de jeune fille candide et
innocente. Les paroles de cette femme, ses manières, avaient
d’ailleurs touché le coeur de Rose Maylie; le désir qu’elle avait
de ramener au repentir et à l’espérance cette malheureuse
créature, se confondait dans son coeur avec l’amour qu’elle avait
voué au jeune Olivier, et ce désir n’était ni moins ardent ni
moins sincère.

On avait résolu de ne rester que trois jours à Londres avant de se
mettre en route pour aller passer quelques semaines dans un port
de mer éloigné. On était encore au premier jour: minuit allait
sonner. Quelle détermination prendre dans un délai de vingt-quatre
heures? D’un autre côté, comment ajourner le voyage sans éveiller
le soupçon?

M. Losberne était avec Rose et sa tante, et devait rester encore
les deux jours suivants; mais Rose connaissait trop bien le
caractère emporté de cet excellent ami; elle ne pouvait se
dissimuler avec quelle colère il apprendrait les détails de
l’enlèvement d’Olivier; et puis, comment lui confier ce secret,
sans avoir personne pour la seconder dans ses prières en faveur de
la pauvre femme? c’étaient autant de raisons pour prendre aussi
les précautions les plus minutieuses avant de rien confier à
Mme Maylie, qui n’aurait pas manqué d’en conférer aussitôt avec le
bon docteur. Quant à consulter un homme de loi, lors même qu’elle
aurait su la marche à suivre, c’était un moyen auquel il ne
fallait pas songer, pour les mêmes raisons. Un moment, l’idée lui
vint de s’en ouvrir à Henry; mais cette pensée réveilla le
souvenir de leur dernière entrevue; elle ne crut pas de sa dignité
de le rappeler, puisque (et à cette pensée ses yeux se mouillèrent
de larmes) il pouvait avoir appris à l’oublier et à vivre plus
heureux sans elle.

Agitée par toutes ces réflexions et rejetant chaque expédient à
mesure qu’il s’offrait à son esprit. Rose passa la nuit sans
dormir, en proie à mille inquiétudes. Le lendemain, après avoir
bien réfléchi, et ne sachant plus que faire, elle se détermina à
consulter Henry.

«S’il lui est pénible de revenir ici, pensait-elle, ce sera encore
bien plus pénible pour moi de l’y voir. Mais reviendra-t-il? peut-
être que non. Qui sait s’il ne se contentera pas d’écrire? ou
bien, en supposant qu’il vienne lui-même, s’il n’évitera pas de me
rencontrer, comme il l’a fait quand il est parti? Je ne l’aurais
jamais cru, mais cela a peut-être mieux valu pour tous les deux.»

En ce moment, Rose laissa tomber sa plume et se détourna, comme si
elle eût craint de laisser voir ses larmes à la feuille même qui
allait se faire le messager fidèle de son secret.

Déjà plusieurs fois elle avait pris et déposé sa plume, fait et
refait dans sa tête la première ligne de sa lettre sans en écrire
un seul mot, quand Olivier, qui s’était promené dans les rues,
escorté de M. Giles, entra en courant dans la chambre et tout
essoufflé. Son agitation semblait présager un nouveau sujet
d’alarme.

«Mon Dieu! qu’y a-t-il? pourquoi cet air bouleversé? demanda Rose
en s’avançant à sa rencontre.

Rose, tout abasourdie de ces paroles et de ces exclamations de
joie incohérentes, lut sur l’adresse, Craven-Street dans le
Strand, et se promit aussitôt de mettre cette découverte à
profit.

«Allons, vite, dit-elle, qu’on aille chercher un fiacre, et
préparez-vous à m’accompagner; je suis à vous dans une minute.

Je vais seulement avertir ma tante que nous sortons pour une
heure, et soyez prêt le plus vite possible.»

Olivier ne se le fit pas dire deux fois, et en moins de cinq
minutes, Rose et lui étaient sur le chemin de Craven-Street. Quand
ils furent arrivés, Rose laissa Olivier dans la voiture, sous
prétexte de préparer le vieillard à le recevoir; puis envoyant sa
carte par le domestique, elle demanda à voir M. Brownlow pour
affaires urgentes. Le domestique revint bientôt lui dire de
monter. Rose le suivit à l’étage supérieur, où elle fut présentée
à un monsieur âgé, d’un abord agréable, et portant un habit vert-
bouteille. À une petite distance, était assis un autre vieillard
portant guêtres et culotte de nankin. Il n’avait pas l’abord très
agréable, celui-là; ses deux mains étaient appuyées sur une grosse
canne, et son menton sur ses deux mains.

M. Brownlow inclina la tête. Quant à M. Grimwig, il se leva roide
comme sa canne, fit un salut, et retomba non moins roide sur sa
chaise.

«Je vais certainement vous surprendre, dit Rose, naturellement
embarrassée; mais vous avez déjà montré beaucoup de bienveillance
et de bonté pour un jeune enfant que j’affectionne, et je suis
certaine d’exciter votre intérêt en vous donnant de ses nouvelles.

– Ah bah! dit M. Brownlow.

À peine Rose eut-elle laissé échapper de ses lèvres le nom
d’Olivier Twist, que M. Grimwig, qui avait fait semblant de se
plonger dans la lecture d’un in-folio, placé sur la table, le
referma avec grand bruit et retomba sur le dos de sa chaise, ne
laissant voir sur son visage d’autre expression que celle de la
plus grande stupéfaction. Pendant longtemps, il demeura l’oeil
fixe; puis, comme s’il eût rougi de trahir une si grande émotion,
il fit un effort pour ainsi dire convulsif pour se renfoncer dans
sa première attitude; alors il regarda fixement devant lui, et fit
entendre un long et sourd sifflement qui, au lieu de se répandre
dans l’espace, alla mourir dans les profondeurs les plus secrètes
de son estomac.

M. Brownlow ne fut pas moins surpris, mais son étonnement ne se
trahit pas d’une manière aussi excentrique. Il rapprocha sa chaise
de miss Maylie et lui dit:

«Je vous en prie, ma chère demoiselle, laissez de côté cette
bonté, cette bienveillance dont vous parlez, et que toute autre
personne ignore. Si vous avez à donner des preuves qui puissent
modifier l’opinion défavorable que j’ai eue du pauvre enfant, au
nom du ciel! donnez-les-moi bien vite.

Arrivés à ce point, les deux vieux amis prirent chacun de leur
côté une prise de tabac; après quoi ils se donnèrent une poignée
de main, suivant leur coutume invariable.

«Maintenant, miss Maylie, dit M. Brownlow, revenons au sujet qui
intéresse si fort votre bon coeur. Veuillez me raconter ce que
vous savez du pauvre enfant. Permettez-moi, toutefois, de vous
dire auparavant que j’avais épuisé tous les moyens de le
découvrir, et que, depuis mon absence de ce pays, l’idée qu’il
m’en avait imposé et qu’il avait été poussé par ses complices à me
voler, s’est considérablement modifiée.»

Rose, qui avait eu le temps de rassembler ses pensées, raconta
simplement et en quelques mots tout ce qui était arrivé à Olivier,
depuis qu’il avait quitté la maison de M. Brownlow. Elle se
réserva toutefois en particulier à ce gentleman les révélations de
Nancy, et elle termina en l’assurant que le seul chagrin de
l’enfant, depuis plusieurs mois, avait été de ne pouvoir
rencontrer son ancien bienfaiteur et ami.

«Dieu soit loué! dit le vieux gentleman; c’est un grand bonheur
pour moi, vraiment un grand bonheur. Mais vous ne m’avez pas
encore dit où il est maintenant, miss Maylie. Pardonnez-moi ce
reproche; mais pourquoi ne l’avoir pas amené?

Quand la porte de la chambre se fut refermée derrière lui,
M. Grimwig releva la tête et, se renversant sur le dos de sa
chaise, fit avec l’un des pieds trois tours sur lui-même, aidé de
la table et de sa canne. Après avoir exécuté cette évolution il se
leva, fit clopin-clopant une douzaine de fois la tour de la
chambre et, s’arrêtant tout d’un coup devant Rose, il l’embrassa
sans plus de façon.

«Chut! dit-il en voyant la demoiselle se lever toute alarmée de
cet étrange procédé, n’ayez donc pas peur, petite. Je suis assez
vieux pour être votre grand-père. Vous êtes une gentille
demoiselle. Je vous aime. Mais les voici.»

En effet, juste au moment où, par une habile conversion de gauche
à droite, il se replantait sur sa chaise, M. Brownlow revint
accompagné d’Olivier, auquel M. Grimwig fit un gracieux accueil.
Quand Rose Maylie n’aurait pas eu d’autre récompense de ses soins
et de sa sollicitude pour le jeune Olivier que le bonheur qu’elle
éprouva en ce moment, elle se serait crue bien payée de ses
peines.

«Mais, au fait, il y a encore quelqu’un qui ne doit pas être
oublié, fit M. Brownlow qui tira la sonnette. Envoyez dire à
Mme Bedwin de venir, s’il vous plaît.»

La vieille femme de charge se rendit en toute hâte à cet appel,
et, ayant fait une révérence, à la porte, elle attendit des
ordres.

«Eh bien! vous devenez donc tous les jours de plus en plus
aveugle, Bedwin? dit M. Brownlow d’un ton brusque.

La vieille se mit à fouiller quelque temps dans sa poche pour
trouver ses lunettes; mais Olivier, dans son impatience, ne put
attendre la fin de cette nouvelle épreuve, et, obéissant à sa
première impulsion, il s’élança dans ses bras.

«Dieu me pardonne! s’écria la vieille en l’embrassant, c’est mon
bon petit enfant!

Pendant ce temps-là, tantôt elle s’éloignait d’Olivier pour
mesurer de combien il avait grandi, tantôt elle le serrait contre
son sein, lui passant avec amour les mains dans les cheveux, riant
et pleurant tour à tour, penchée sur son épaule.

M. Brownlow, laissant Mme Bedwin et Olivier causer à loisir, passa
dans une autre pièce, et là il apprit de Rose tous les détails
relatifs à son entrevue avec Nancy, détails qui lui causèrent une
grande surprise en même temps qu’une grande inquiétude. Rose
expliqua pourquoi, au premier abord, elle n’avait pas voulu
confier le secret à M. Losberne; M. Brownlow jugea qu’elle avait
agi avec prudence, et résolut sur-le-champ d’avoir un entretien
sérieux avec le digne docteur à ce sujet. Voulant mettre ce
dessein à exécution le plus tôt possible, il décida qu’il se
rendrait à l’hôtel pendant la matinée et que Mme Maylie serait
informée avec précaution de tout ce qui se serait passé. Ces
préliminaires arrangés, Rose et Olivier retournèrent à la maison.

Rose ne s’était nullement exagéré la colère probable du bon
docteur; car l’histoire de Nancy venait à peine de lui être
exposée, qu’il proféra des menaces terribles et des imprécations.
Il jura qu’elle ne risquait rien et qu’il l’abandonnerait aux
recherches combinées de MM. Blathers et Duff; puis il mit son
chapeau pour aller chercher immédiatement l’assistance de ces
dignes personnages. Il est probable que, dans sa première
explosion, il aurait mis son projet à exécution, sans réfléchir un
seul instant aux conséquences, s’il n’avait pas été retenu,
d’abord par le poignet de M. Brownlow, aussi fort et aussi
irascible que lui, et, en second lieu, par une série d’arguments
et de raisonnements destinés à lut faire abandonner une pareille
folie.

«Alors, que diable voulez-vous que nous fassions? dit l’impétueux
docteur quand ils eurent rejoint les deux dames. À moins que nous
n’employions notre temps à voter des remerciements à cette bande
de voleurs et de voleuses et à les prier de vouloir bien accepter
chacun cent livres sterling ou tout ce que vous voudrez, comme une
petite marque de notre estime et une très faible preuve de notre
reconnaissance pour leur bienveillance à l’égard d’Olivier!

Quoique ce délai de cinq grands jours fît faire la grimace à
M. Losberne, il fut forcé d’admettre qu’il n’y avait pas de
meilleur parti à prendre, et, comme Rose et Mme Maylie étaient
complètement de l’avis de M. Brownlow, la proposition de ce
dernier fut adoptée à l’unanimité.

«Je voudrais bien, dit M. Brownlow, prendre conseil de mon ami
Grimwig. C’est un homme bizarre, mais singulièrement retors, qui
pourrait nous être très utile. Je dois dire qu’il a étudié le
droit et que, s’il a quitté le barreau, c’est seulement parce
qu’il s’est dégoûté de n’avoir eu en vingt ans qu’un client et un
procès. Si c’est un titre ou non à votre recommandation, je vous
en laisse juge.

Rose devint pourpre, mais elle ne fit entendre aucune objection;
peut-être avait-elle le sentiment de son impuissante minorité.
Henry Maylie et M. Grimwig furent déclarés membres du comité.

«Bien entendu, dit Mme Maylie, que nous ne bougerons pas de
Londres tant qu’il restera quelque espérance de réussir dans nos
recherches. Je n’épargnerai ni la peine ni l’argent pour atteindre
le but que nous nous proposons, et, dussions-nous rester ici un
an, je ne le regretterai pas, tant que vous m’assurerez que tout
espoir n’est pas perdu.

En disant ces mots, le vieillard offrit son bras à Mme Maylie et
la conduisit dans la salle à manger. M. Losberne les suivit avec
Rose, et la séance fut levée.

CHAPITRE XLII.
Une vieille connaissance d’Olivier donne des preuves surprenantes
de génie et devient un personnage public dans la capitale.

Le soir même où, obéissant à la voix de son coeur, Nancy, après
avoir endormi Sikes, se rendait chez Rose Maylie, deux personnes
s’avançaient vers Londres par la grande route du Nord. La suite de
notre histoire exige que nous leur accordions quelque attention.

C’étaient un homme et une femme, ou plutôt le mâle et la femelle;
car le premier était un de ces êtres longs, efflanqués, maigres et
osseux, auxquels il est difficile de donner un âge. Quand ils sont
enfants, on les prendrait pour des hommes faits qui n’ont pas pu
prendre leur croissance, et, quand ils sont hommes, on dirait des
enfants un peu grands pour leur âge. La femme était jeune, mais
solide et robuste, à en juger par l’énorme paquet attaché sur son
dos. Son compagnon n’en avait pas si lourd à porter; son bagage
consistait en un petit paquet enveloppé dans un mauvais mouchoir
et suspendu sur son épaule au bout d’un bâton. Grâce à ce léger
fardeau, et aussi à la longueur démesurée de ses jambes, il
prenait facilement sur sa compagne une avance de plusieurs pas,
et, se retournant de temps à autre avec un mouvement d’impatience,
il semblait lui reprocher sa lenteur et l’inviter à hâter sa
marche.

Ils suivaient ainsi la route poudreuse, sans s’occuper des objets
qui se présentaient à leur vue, et ne se dérangeaient que pour
faire place aux chaises de poste venant de la ville. Quand ils
eurent pris Highgate, le voyageur s’arrêta et cria d’un ton
brusque à sa compagne:

«Eh bien! allons donc! ça ne va pas? Quelle fainéante tu fais,
Charlotte!

Comme la colère rendait encore plus rouge le nez de Noé, et que,
tout en parlant, il avait traversé la rue, prêt à exécuter sa
menace, la femme se leva sans rien dire et le suivit péniblement.

«Où penses-tu passer la nuit, Noé? demanda-t-elle après avoir fait
une centaine de pas.

Claypole, en effet, avait laissé l’argent à Charlotte; mais comme
il n’avait pas l’habitude de se fier follement et à l’aveuglette
en qui que ce fût, il faut ajouter, pour lui rendre justice, qu’en
confiant cet argent à Charlotte, il avait eu un but: il voulait,
en cas d’arrestation, qu’on trouvât sur elle le larcin, afin de
pouvoir prouver son innocence et de se ménager une porte de
derrière. Il se garda bien, comme on le pense, d’expliquer ses
intentions à ce sujet, et ils continuèrent ensemble leur chemin en
très bons termes.

Conformément à son système de prudence, Claypole alla tout d’une
traite jusqu’à Islington, à l’auberge de l’Ange. Il jugea avec
raison, en voyant cet encombrement de passants et de voitures,
qu’il commençait à être dans le vrai Londres. Ne s’arrêtant que
juste le temps qu’il fallait pour voir quelles étaient les rues
les plus populeuses, et par conséquent celles qu’il devait le plus
éviter, il traversa Saint-John’s Road et s’enfonça bientôt entre
Gray’s Inn Lane et Smithfield dans les rues tortueuses et sales,
qui font de ce quartier le plus hideux repaire qui ait jusqu’ici
défié les progrès de la civilisation dans la ville de Londres.

Noé Claypole enfila ces ruelles, traînant Charlotte derrière lui:
tantôt il s’arrêtait, les pieds dans le ruisseau, pour embrasser
d’un seul coup d’oeil la physionomie de quelque mauvais bouchon;
tantôt il se glissait le long de la muraille, comme si la maison
lui paraissait encore trop fréquentée pour lui. Enfin, il s’arrêta
devant une taverne de plus chétive apparence et beaucoup plus
dégoûtante que toutes celles qu’il avait vues jusqu’alors. Il
traversa la rue pour bien l’examiner du côté opposé, et annonça
gracieusement à sa compagne son intention d’y passer la nuit.

«Allons! donne-moi le paquet, dit Noé défaisant les bretelles, et
le repassant des épaules de Charlotte sur les siennes, et surtout
ne parle pas que je ne te le dise. Voyons, quel est le nom de
cette maison-là? Aux t-r-oi-s, aux trois quoi?

Après avoir donné ces ordres, il poussa de son épaule la porte
criarde, et entra suivi de Charlotte.

Il n’y avait au comptoir qu’un petit juif, qui, appuyé sur ses
deux coudes, était en train de lire un sale journal. Il regarda
Noé fixement; celui-ci en fit autant.

Si Noé avait porté son vêtement de garçon de charité, les grands
yeux que lui faisait le juif auraient eu un motif; mais non: il
avait laissé de côté l’habit et la plaque; il portait une blouse:
il n’y avait donc pas de raison apparente pour éveiller ainsi
l’attention dans une taverne.

«Est-ce ici les Trois Boiteux? demanda Noé.

Barney les introduisit dans une petite salle sur le derrière, et
leur servit la viande demandée; puis, étant venu leur dire qu’on
pouvait les loger cette nuit, il laissa déjeuner l’aimable couple
en tête-à-tête.

Cette salle se trouvait derrière le comptoir et quelques pas plus
bas. Un petit rideau cachait un judas vitré pratiqué dans le mur,
à cinq pieds environ du plancher; de manière que les gens de la
maison pouvaient, en tirant un peu le rideau, regarder ce qu’on
faisait dans la salle, sans courir le risque d’être vus, car la
lucarne se trouvait dans un angle obscur et tout près d’une grosse
poutre, derrière laquelle l’observateur se cachait facilement. Non
seulement on pouvait voir, mais encore on pouvait, en appliquant
l’oreille à la cloison, entendre fort distinctement le sujet des
conversations. Le maître de la maison tenait son oeil braqué au
carreau depuis cinq minutes, et Barney venait de rendre réponse
aux voyageurs, quand Fagin, en tournée d’affaires, entra dans la
boutique pour demander des nouvelles de quelques-uns de ses jeunes
élèves.

«Chut, dit Barney, il y a deux édrangers dans la betide chambre à
côté.

Fagin parut recevoir ces détails avec grand intérêt. Il monta sur
un tabouret, appliqua avec précaution son oeil à la lucarne, et de
ce poste caché, il put voir M. Claypole, se servant un morceau de
boeuf froid et un verre de bière; il mangeait et buvait à son
aise, ne donnant à Charlotte, qui les recevait sans se plaindre,
que des doses infinitésimales, suivant le système homéopathique.

Le juif appliqua de nouveau son oeil à la lucarne et collant son
oreille à la cloison, écouta attentivement: ses traits exprimaient
une curiosité maligne; on l’eût pris pour un vieux sorcier.

«Aussi, désormais je veux faire le monsieur, dit Claypole en
allongeant ses jambes et en continuant une phrase dont Fagin
n’avait pas entendu le commencement. Non, au diable les cercueils,
Charlotte! je veux faire le monsieur, et, si tu veux, toi, tu
feras la dame.

Après cette déclaration de son opinion, Claypole regarda dans le
pot à bière d’un air malin, secoua le contenu, fit un petit signe
d’amitié à Charlotte et avala une gorgée du liquide qui parut le
rafraîchir beaucoup. Il songeait à en avaler une autre, quand la
porte s’ouvrit subitement: un étranger entra.

Cet étranger était Fagin. Sa mine était souriante, et, en entrant,
il fit le plus gracieux salut. S’étant assis à une table voisine
des deux voyageurs, il demanda à Barney de lui servir à boire.

«Une belle soirée, monsieur! mais un peu froide pour la saison,
dit Fagin en se frottant les mains. Vous arrivez de la campagne, à
ce que je vois, monsieur?

Le juif, en faisant cette remarque, se donna avec l’index de la
main droite une petite tape sur le nez; Noé essaya d’imiter le
même geste; mais, vu l’insuffisance de son nez, il ne réussit pas
complètement. Toutefois, Fagin vit dans cette tentative
l’intention d’exprimer qu’il était tout à fait de son avis, et fit
circuler très poliment la liqueur que Barney venait de lui servir.

«C’est un peu soigné, ça, dit Claypole en faisant claquer ses
lèvres.

À ces mots, évidemment extraits de ses propres remarques,
Claypole, les traits bouleversés et couverts d’une pâleur
mortelle, regarda avec effroi le juif et Charlotte.

«Ne craignez rien, l’ami, dit Fagin en rapprochant sa chaise de la
sienne. Ah! ah! c’est de la chance que ce soit moi seul qui vous
aie entendu. Oui, c’est vraiment de la chance!

Si l’esprit de Claypole fut plus à l’aise après ces paroles, son
corps ne le fut certainement pas. Le pauvre garçon se tournait, se
retournait, prenait les positions les plus étranges et regardait
tout le temps son nouvel ami d’un air de défiance et de crainte.

«J’ajouterai de plus, dit le juif après avoir rassuré Charlotte en
lui faisant de petits signes d’amitié et d’encouragement, que j’ai
un ami qui pourra, je le pense, satisfaire votre désir et vous
lancer dans le bon chemin. Vous choisirez naturellement le genre
qui vous ira le mieux pour commencer, et mon ami vous mettra au
courant des autres.

Cet ordre, donné avec la plus grande dignité, fut exécuté sans le
moindre murmure, et Charlotte emporta, comme elle put, les paquets
pendant que Noé tenait la porte ouverte et la regardait
s’éloigner.

«Je l’ai pas mal formée comme ça; qu’en dites-vous, monsieur?
demanda-t-il en reprenant sa place du ton d’un homme qui a
apprivoisé quelque bête sauvage.

– Où?

Il est douteux que Noé Claypole, dont la rapacité n’était pas
petite, eût accédé à ces offres, quelque avantageuses qu’elles
fussent, s’il avait été tout à fait libre; mais il réfléchit que,
s’il refusait, son nouvel ami pourrait fort bien le dénoncer à la
justice sur-le-champ (des choses plus surprenantes s’étaient déjà
vues); aussi ses traits se détendirent-ils peu à peu et il dit au
juif que l’affaire lui convenait.

«Mais, voyez-vous, ajouta-t-il, comme Charlotte abattra de la
besogne, j’aimerais assez à en avoir personnellement une un peu
facile.

Et là-dessus Fagin donna un bon coup de poing à Claypole et ils se
mirent à rire tous les deux de bon coeur.

«Eh! bien, ça va, dit Noé un peu calmé, quand Charlotte fut
rentrée. À quelle heure demain?

Lorsqu’ils eurent échangé une foule de bonsoirs et de compliments,
M. Fagin s’en alla. Noé Claypole, réclamant l’attention de sa
femme, lui expliqua les arrangements qu’il avait pris, d’un air de
hauteur et de supériorité qui convenait non seulement au sexe
fort, mais encore au gentleman fier du rôle important que lui
attribuait sa nouvelle dignité, en lui donnant pour fonctions
spéciales de flanquer les crapauds par terre dans la ville de
Londres et la banlieue.

CHAPITRE XLIII.
Où l’on voit le fin Matois dans une mauvaise passe.

«Ainsi, c’était vous qui étiez votre ami, n’est-ce pas? dit
Claypole, autrement Bolter, quand en vertu du traité passé entre
eux, il se fut rendu le lendemain à la maison du juif. Par Dieu!
je m’en étais bien douté hier soir!

Bolter porta involontairement la main à sa cravate, comme s’il la
sentait trop serrée et il fit entendre du geste plutôt que de la
parole qu’il comprenait parfaitement.

«Le gibet, mon cher, le gibet, continua Fagin, est un affreux
poteau, au bout duquel se trouve un petit piton qui a mis fin à la
carrière de plus d’un brave camarade qui travaillait sur le pavé
du roi. Or, vous tenir dans la bonne route à une distance
respectueuse de cet objet-là, c’est votre numéro un.

M. Fagin vit, avec plaisir, que cet hommage rendu à ses moyens,
n’était pas un compliment banal, mais l’expression de l’effet
magique que son esprit artificieux avait produit sur le nouveau
conscrit. Il sentit qu’il était de la plus haute importance de
l’entretenir dans cet état de respectueuse admiration.

Pour atteindre ce but désirable, il lui fit mousser la grandeur et
l’étendue de ses opérations commerciales, mêlant la vérité au
mensonge suivant son intérêt; il arrangea tout cela avec tant
d’art, que le respect de M. Bolter s’accrut à vue d’oeil, respect
il faut le dire, tempéré par une crainte salutaire qui ne pouvait
manquer de servir les projets de son patron.

«C’est cette confiance mutuelle que nous avons l’un dans l’autre,
voyez-vous, qui me console des grosses pertes que je fais. Mon
bras droit, par exemple, m’a été enlevé hier matin.

«Ah! mais, j’espère bien le connaître aussi! n’est-ce pas?

Fagin allait lui traduire ces expressions mystérieuses en langue
vulgaire, et lui apprendre que cet assemblage de mots voulait
dire: déportation à perpétuité. Mais tout à coup la conversation
fut interrompue par l’entrée de Bates qui avait les mains dont les
poches de son pantalon et une figure déconfite, qui aurait presque
donné envie de rire.

Après cette oraison funèbre si douloureuse et si pathétique sur le
sort de son ami infortuné, Bates alla s’asseoir sur une chaise, de
l’air le plus triste et le plus abattu du monde.

M. Bolter, d’un signe de tête, sembla partager son enthousiasme,
et le juif, après avoir contemplé pendant quelques instants le
chagrin de Charlot Bates avec une satisfaction visible, s’approcha
de lui, et, lui tapant sur l’épaule:

Le fait est que le juif avait si bien échauffé l’imagination
excentrique de son jeune ami, que celui-ci, après avoir plaint
d’abord le fin Matois comme une victime du sort, le regardait
maintenant comme l’acteur principal de la pièce la plus amusante
et la plus comique, impatient de voir arriver le moment où son
vieux camarade pourrait déployer toutes ses capacités.

«Il faudrait tâcher d’avoir de ses nouvelles aujourd’hui, de façon
ou d’autre, dit Fagin. Comment faire?

Maître Bates partit d’un tel éclat de rire à cette terrible
menace, que Fagin fut obligé d’attendre quelque temps avant de
pouvoir s’interposer et représenter à Bolter qu’il n’y avait pas
le moindre danger à visiter le bureau de police, d’autant plus que
sa petite affaire n’était pas connue, et qu’on n’avait pas encore
son signalement. Du diable si on irait s’imaginer qu’il fût allé
là chercher un asile! En prenant un déguisement convenable, il
serait aussi en sûreté dans le bureau de police que partout
ailleurs, puisque, de tous les endroits de la ville, celui-ci
serait le dernier où on pût supposer qu’il allât de son plein gré.

Ces représentations, et surtout la crainte que lui inspirait le
juif, persuadèrent Bolter, qui consentit à la fin d’assez mauvaise
grâce à se charger de cette expédition. D’après les conseils de
Fagin, il changea son costume pour celui d’un charretier, c’est-à-
dire qu’il prit une blouse, une culotte de velours et des guêtres
de peau, car le juif avait boutique montée. On lui donna aussi un
chapeau de feutre bien garni de bulletins des barrières de péage,
et on lui mit le fouet en main. Ainsi équipé, il devait entrer
dans le bureau de police comme un paysan venant du marché de
Covent-Garden, qui voulait satisfaire sa curiosité. Comme il était
gauche, embarrassé et maigre, Fagin n’avait pas peur qu’il ne
jouât pas son rôle dans la perfection.

Ces arrangements terminés, on lui donna tous les renseignements
qui pouvaient lui faire reconnaître le Matois; puis maître Bates
le conduisit à travers des passages sombres et tortueux, tout près
de Bowstreet. Il lui dépeignit le lieu où se trouvait le bureau de
police et n’épargna pas les explications; il lui dit d’aller tout
droit dans le passage, que, dans la cour, il entrerait par la
porte qui se trouvait à droite au haut des marches, et, qu’arrivé
là, il ôterait son chapeau. Après quoi, Charlot lui recommanda de
s’en aller seul et de faire vite, lui promettant de l’attendre en
cet endroit.

Noé Claypole ou Maurice Bolter, comme il plaira au lecteur, suivit
en tous points les instructions qu’il avait reçues. Grâce à Bates,
qui connaissait à fond la localité, elles étaient si exactes,
qu’il se trouva dans la salle d’audience sans avoir fait une seule
question, ni rencontré le moindre obstacle. Il se sentit bientôt
bousculé au milieu d’une foule de personnes composée
principalement de femmes; tout ce monde-là était entassé dans une
chambre sale et dégoûtante, au fond de laquelle s’élevait une
estrade, entourée d’une grille; là se trouvait sur la gauche et
contre le mur le banc des prévenus; au milieu une tribune pour les
témoins, et à droite, le bureau des magistrats. Ceux-ci étaient
séparés du public par une cloison qui les dérobait aux regards;
laissant au vulgaire le soin de deviner, s’il est possible, la
majesté cachée de la cour sur son lit de justice.

Sur le banc des accusés, il n’y avait, pour le moment, que deux
femmes: elles faisaient des signes de tête à leurs amis, qui y
répondaient d’un air aimable. Le greffier lisait une déposition à
deux officiers de police et à un homme assez simplement mis qui
avait les deux coudes sur la table. Le geôlier était debout près
de la balustrade, se tapant le nez nonchalamment avec une grosse
clef qu’il avait à la main, et ne s’arrêtant dans cet exercice que
pour rétablir le silence parmi les spectateurs, qui parlaient trop
haut, ou pour dire sévèrement à une femme: «Emportez donc votre
enfant,» lorsque la gravité des juges pouvait être compromise par
les cris d’un marmot chétif que sa mère tenait à moitié suffoqué
dans son châle. La pièce sentait le renfermé à faire mal au coeur;
les murailles étaient sales et le plafond tout noir. Il y avait
sur le manteau de la cheminée un vieux buste enfumé, et au-dessus
du banc des prévenus, une pendule couverte de poussière: c’était
la seule chose qui parût marcher comme il faut; car la dépravation
ou la pauvreté, ou peut-être les deux ensemble avaient pétrifié
les êtres animés renfermés dans cette enceinte, leur donnant la
même teinte de momie et le même ton d’écume graisseuse qu’aux
objets inanimés ensevelis sous cette couche d’ordure antique.

Noé chercha de tous côtés le Matois; mais, quoiqu’il y eût là
plusieurs femmes qui auraient très bien pu passer pour la mère ou
la femme de ce charmant jeune homme, ou des hommes qui auraient pu
passer pour son père à s’y tromper, il n’y avait personne qui
répondit au signalement de M. Dawkins. Il attendit quelques
instants dans un grand embarras et dans une grande incertitude
jusqu’au moment où les femmes qui venaient d’être condamnées
quittèrent la salle en faisant leurs grands airs. Elles furent
aussitôt remplacées par un autre prévenu, qu’il reconnut du
premier coup pour être l’objet de sa visite.

C’était, en effet, Dawkins qui venait de faire tranquillement son
entrée dans la salle, ses manches d’habit retroussées comme à
l’ordinaire, sa main gauche dans son gousset et son chapeau à la
main droite. Il marchait devant le geôlier avec une tournure
impayable. Lorsqu’il eut pris place au banc des prévenus, il
demanda à haute et intelligible voix pourquoi on s’était permis de
le placer dans cette situation humiliante.

«Voulez-vous vous taire? dit le geôlier.

En ce moment, le Matois demanda le nom des deux vieux grigous
assis sur le banc, là-bas. Ces paroles firent rire l’auditoire
d’aussi bon coeur qu’aurait pu le faire maître Bates, s’il avait
entendu la question.

«Silence donc, là! cria le geôlier.

Et l’auditoire de rire et le geôlier de crier toujours: «Silence
donc, là!»

«Eh bien! maintenant, où sont les témoins? demanda le greffier.

Sa curiosité fut bientôt satisfaite: en ce moment s’avança un
policeman qui avait vu le prisonnier mettre sa main dans la poche
d’un individu au milieu de la foule et en retirer un mouchoir;
l’ayant trouvé trop vieux, il l’avait remis dans la poche du
légitime possesseur, après s’en être servi pour son usage. En
conséquence de ce fait, il avait arrêté le Matois aussitôt qu’il
s’était trouvé près de lui. En le fouillant, on le trouva nanti
d’une tabatière en argent portant sur le couvercle le nom de son
propriétaire; celui-ci, découvert grâce à l’Almanach des vingt-
cinq mille adresses, jura à l’audience que la tabatière lui
appartenait et qu’il l’avait perdue la veille, dans la foule. Il
avait remarqué un jeune homme qui cherchait à s’échapper, et ce
jeune homme était le prisonnier qu’il avait devant lui.

«Prévenu, avez-vous quelques questions à adresser au témoin?
demanda le président.

En disant ces mots, le fin Matois se laissa appréhender au collet,
répétant avec menaces, jusqu’à ce qu’il fût entré dans la cour,
qu’il en ferait une affaire parlementaire; il accompagna ces
paroles d’une grimace à l’adresse du geôlier, en riant aux éclats
et en se rengorgeant.

Lorsqu’il eut vu mettre le prisonnier en cellule, Noé revint au
galop à l’endroit où il avait quitté maître Bates. Après avoir
attendu quelque temps au lieu du rendez-vous, il l’aperçut au fond
d’une petite cachette où il s’était retiré, pour s’assurer de là
que personne de suspect ne suivait son nouvel ami.

Ils se hâtèrent de revenir tous les deux pour rapporter à Fagin
l’émouvante nouvelle que le Matois faisait honneur à son éducation
et qu’il était en train de fonder glorieusement sa réputation.

CHAPITRE XLIV.
Le moment vient pour Nancy de tenir la promesse qu’elle a faite à
Rose Maylie. - Elle y manque.

Quelque habituée qu’elle fût à la ruse et à la dissimulation,
Nancy ne put cacher entièrement l’effet que produisait sur son
esprit la pensée de la démarche qu’elle avait faite. Elle se
souvenait que le perfide juif et le brutal Sikes lui avaient
confié des projets qu’ils avaient cachés à tout autre, persuadés
qu’elle méritait toute leur confiance et qu’elle était à l’abri de
tout soupçon; sans doute ces projets étaient méprisables, ceux qui
les formaient étaient des êtres infâmes, et Nancy n’avait dans le
coeur que de la haine contre le juif, qui l’avait entraînée peu à
peu dans un abîme sans issue de crimes et de misères; et pourtant,
il y avait des instants où elle se sentait ébranlée dans sa
résolution par la crainte que ses révélations ne fissent tomber le
juif comme il le méritait dans le précipice qu’il avait si
longtemps évité, et qu’elle ne fût la cause de sa perte.

Cependant ce n’était là que l’indécision d’un esprit incapable, il
est vrai, de se détacher entièrement d’anciens compagnons,
d’anciens associés, mais capable pourtant de se fixer
attentivement sur un objet, et résolu à ne s’en laisser distraire
par aucune considération. Ses craintes pour Sikes auraient été
pour elle un motif bien plus puissant de reculer quand il en était
temps encore; mais elle avait stipulé que son secret serait
religieusement gardé; elle n’avait pas dit un mot qui pût
permettre de faire découvrir le brigand; elle avait refusé, pour
l’amour de lui, d’accepter un refuge où elle eût été à l’abri du
vice et de la misère; que pouvait-elle faire de plus? son parti
était pris.

Bien que ses combats intérieurs aboutissent toujours à cette
conclusion, ils troublaient son esprit de plus en plus, et même
ils se trahissaient au dehors. En quelques jours elle devint pâle
et maigre; parfois elle semblait étrangère à ce qui se passait
autour d’elle, et ne prenait aucune part aux conversations où elle
eût été auparavant la plus bruyante. Il lui arrivait de rire sans
motif, de s’agiter sans cause apparente; puis, quelques instants
après, elle restait assise, silencieuse et abattue, la tête dans
ses mains, et l’effort qu’elle faisait pour sortir de cet état
d’abattement, indiquait mieux encore que tous les autres signes,
combien elle était mal à l’aise et combien ses pensées étaient
loin des sujets discutés par ceux qui l’entouraient.

On était arrivé au dimanche soir, et l’horloge de l’église voisine
sonnait l’heure. Sikes et le juif étaient en train de causer, mais
ils s’arrêtèrent pour écouter. La jeune fille, accroupie sur une
chaise basse, leva la tête et écouta aussi attentivement; onze
heures sonnaient.

«Il sera minuit dans une heure, dit Sikes en levant le rideau pour
regarder dans la rue; il fait noir comme dans un four; voilà une
nuit qui serait bonne pour les affaires.

Le juif soupira et hocha la tête d’un air découragé.

«Il faudra réparer le temps perdu, dit Sikes, dès que nous aurons
mis en train quelque bonne opération.

Fagin ne répondit rien à ce compliment; mais il tira Sikes par la
manche, et lui montra du doigt Nancy qui avait profité de la
conversation pour mettre son chapeau, et qui se dirigeait vers la
porte.

«Hola! Nancy, dit Sikes, où diable vas-tu si tard?

Après l’avoir engagée, avec force jurements, à ne plus faire aucun
effort pour sortir ce soir-là, Sikes la laissa se remettre à
loisir et vint retrouver le juif.

«Morbleu! dit le brigand en essuyant la sueur qui ruisselait sur
sa figure; voilà une étrange fille!

Le juif fit un signe de tête qui voulait dire qu’il approuvait ce
mode de traitement.

«Quand j’étais la, étendu sur le dos, elle était nuit et jour à
mon chevet; et vous, vieux loup que vous êtes, vous ne vous êtes
pas montré une fois, dit Sikes. Nous avons été bien pauvres
pendant tout ce temps-là, et je pense que c’est là ce qui lui a
mis la tête à l’envers; elle est restée si longtemps enfermée,
qu’il n’est pas étonnant qu’elle veuille prendre l’air, hein?

Comme il disait ces mots, la jeune fille reparut et alla s’asseoir
à la même place qu’auparavant; ses yeux étaient rouges et gonflés.
Elle se mit à se balancer, à secouer la tête, et, un instant
après, elle partit d’un éclat de rire.

«Allons, la voilà qui passe d’un extrême à l’autre! s’écria Sikes
en regardant son compagnon d’un air extrêmement surpris.

Le juif lui fit signe de ne pas insister davantage, et au bout de
quelques minutes, la jeune fille reprit sa contenance habituelle:
après avoir dit tout bas à Sikes qu’il n’y avait pas pour elle de
rechute à craindre, Fagin lui souhaita le bonsoir et prit son
chapeau; il s’arrêta sur le seuil de la porte, et regardant autour
de lui, il demanda si personne ne voulait l’éclairer jusqu’au bas
de l’escalier.

«Éclaire-le, dit Sikes en bourrant sa pipe. Ce serait dommage
qu’il se cassât le cou lui-même au lieu de donner aux amateurs de
curiosités le plaisir de le voir pendre.»

Nancy suivit le vieillard jusqu’au bas de l’escalier, une
chandelle à la main. Arrivés dans le passage, celui-ci mit un
doigt sur ses lèvres, se rapprocha de la jeune fille et lui dit
tout bas:

«Qu’y a-t-il donc, Nancy, ma chère?

Fagin reprit le chemin de sa demeure, tout absorbé par les pensées
qui s’agitaient dans son cerveau. Il avait conçu l’idée, non plus
seulement d’après ce qui venait de se passer, bien que cela n’eût
fait que l’y affermir, mais lentement et par degrés, que Nancy,
fatiguée de la brutalité du brigand, s’était prise d’affection
pour quelque nouvel ami; le changement qui s’était produit dans
son humeur, ses absences répétées, son indifférence pour les
intérêts de la bande, pour lesquels elle montrait jadis tant de
zèle, et de plus, son impatient désir de sortir ce soir-là à une
heure déterminée, tout favorisait cette supposition, et même, aux
yeux du juif du moins, la changeait en certitude. Ce n’était pas
un de ses élèves qui était l’objet de ce nouveau caprice: quel
qu’il fût, ce devait être une précieuse acquisition, surtout avec
un auxiliaire de la trempe de Nancy, et il fallait absolument,
pensait Fagin, se l’attacher sur-le-champ.

Mais il y avait à résoudre une autre question plus ardue. Sikes en
savait trop long, et ses sarcasmes grossiers avaient fait au juif
des blessures qui, pour être cachées, n’en étaient pas moins
profondes. Nancy doit bien savoir, se disait Fagin, que si elle le
quitte, elle ne sera jamais à l’abri de sa fureur; son nouvel
amant y passera, c’est chose sûre; il sera estropié, peut-être
tué: qu’y aurait-il d’étonnant, pour peu qu’on l’y poussât, à ce
qu’elle consentit à empoisonner Sikes? Il y a des femmes qui en
ont fait autant, et qui ont même fait pis, en pareille occurrence.
J’en aurais fini avec ce dangereux gredin, cet homme que je hais;
un autre serait là pour le remplacer, et mon influence sur Nancy,
avec la connaissance que j’aurais de son crime, serait
irrésistible.

Ces réflexions s’étaient fait jour dans l’esprit du juif pendant
le peu de temps qu’il était resté seul dans la chambre du brigand;
tout plein de ces pensées, il avait saisi la première occasion de
sonder les intentions de la jeune fille, et en la quittant, il lui
avait glissé, comme nous l’avons vu, quelques mots à l’oreille.
Elle n’en avait paru nullement surprise, et il était impossible
qu’elle n’en eût pas saisi la portée. Évidemment elle avait
parfaitement compris de quoi il s’agissait: le coup d’oeil qu’elle
avait lancé à Fagin en le quittant en était la preuve.

Mais peut-être hésiterait-elle à s’entendre avec lui pour faire
périr Sikes, et c’était pourtant là le principal but à atteindre.
Comment pourrai-je accroître mon influence sur elle? se disait le
juif en regagnant sa demeure à pas de loup; comment acquérir
encore plus d’empire sur elle?

Un esprit comme celui de Fagin était fécond en expédients: s’il
pouvait, sans arracher directement un aveu à la jeune fille, la
faire surveiller, et découvrir la cause de son changement, puis la
menacer de tout révéler à Sikes dont elle avait si grand’peur, à
moins qu’elle ne consentit à entrer dans ses vues, ne pourrait-il
pas alors compter sur son obéissance?

«C’est sûr, dit Fagin, presque à haute voix. Elle n’oserait plus
alors me refuser; non, pour rien au monde; l’affaire est bonne, le
moyen est tout trouvé et sera mis en oeuvre. Je te tiens, ma
mignonne.»

Il jeta derrière lui un regard affreux, et fit un geste menaçant
dans la direction de l’endroit où il avait laissé le brigand, puis
continua son chemin, agitant ses mains osseuses dans les poches de
sa vieille redingote, où il semblait à chaque mouvement de ses
doigts crispés, qu’il écrasait un ennemi détesté.

CHAPITRE XLV.
Fagin confie à Noé Claypole une mission secrète.

Fagin se leva de bonne heure le lendemain matin, et attendit avec
impatience l’arrivée de son nouvel associé. Celui-ci, après un
délai que le juif trouva interminable, se présenta enfin et
attaqua le déjeuner avec voracité.

«Bolter, dit le juif en avançant sa chaise et en s’asseyant en
face de Maurice Bolter.

Noé semblait, en effet, ne craindre aucune interruption, et il
s’était évidemment mis à table avec la ferme résolution de ne pas
perdre un coup de dent.

«Vous vous en êtes joliment tiré hier, mon cher, dit le juif;
c’est superbe, six shillings dix pence pour le premier jour; vous
ferez fortune dans le commerce.

Le juif feignit de rire de tout son coeur, et M. Bolter, après
avoir bien ri de son côté, finit d’avaler gloutonnement sa tartine
de beurre, et se mit à en faire une seconde.

«J’ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin en s’accoudant sur la
table, j’ai besoin de vous pour une besogne qui exige beaucoup de
soin et de précaution.

Ce soir-là et le lendemain et le surlendemain, l’espion resta
botté et accoutré de son costume de charretier, prêt à sortir au
premier mot de Fagin. Six soirées se passèrent ainsi, six longues
et mortelles soirées, et chaque soir Fagin rentra avec un air
désappointé, et déclara sèchement que le moment n’était pas venu.
Le septième jour, il rentra plus tôt qu’à l’ordinaire, et si
content qu’il ne put dissimuler sa satisfaction; c’était le
dimanche.

«Elle sort ce soir, dit Fagin, et pour l’affaire en question j’en
suis sûr, car elle est restée seule toute la journée, et l’homme
dont elle a peur ne rentrera guère avant le jour. Venez avec moi;
vite.»

Noé fut debout en un clin d’oeil sans dire un mot, car l’activité
du juif l’avait gagné. Ils sortirent sans bruit de la maison,
franchirent rapidement un dédale de rues et arrivèrent enfin à la
porte d’une taverne que Noé reconnut pour être celle où il avait
couché le soir de son arrivée à Londres.

Il était onze heures passées et la porte était fermée; le juif
siffla légèrement et elle roula doucement sur ses gonds; ils
entrèrent sans bruit et la porte se referma derrière eux.

Fagin et le jeune juif qui leur avait ouvert, osant à peine
murmurer une parole, montrèrent du doigt à Noé une petite lucarne
et lui firent signe de grimper jusque-là et d’observer la personne
qui se trouvait dans la pièce voisine.

«Est-ce là la femme en question?» demanda-t-il d’une voix si basse
qu’on pouvait à peine l’entendre.

Le juif fit signe que oui.

«Je ne vois pas bien sa figure, dit tout bas Noé; elle a les yeux
fixés à terre et la chandelle est derrière elle.

«Je la vois maintenant, dit l’espion.

Noé quitta la lucarne, la porte s’ouvrit et la jeune fille sortit.
Fagin fit retirer Noé derrière un vitrage garni de rideaux, et ils
retinrent leur respiration au moment où Nancy passa à quelques
pieds de leur cachette, et sortit par la porte par laquelle ils
étaient entrés.

«Psit! fit Barney qui tenait la porte; voici le moment.»

Noé échangea un regard avec Fagin et s’élança dehors.

«À gauche, lui dit tout bas Barney. Prenez le trottoir de l’autre
côté de la rue, et attention!» Noé obéit, et, à la lueur du gaz,
il aperçut la jeune fille en marche à quelque distance devant lui;
il n’avança qu’autant qu’il jugea prudent de le faire, et se tint
de l’autre côté de la rue pour mieux observer les mouvements de
Nancy. À plusieurs reprises elle regarda autour d’elle avec
inquiétude; une fois même elle s’arrêta pour laisser passer deux
hommes qui la suivaient de près. À mesure qu’elle avançait, elle
semblait reprendre courage et marchait d’un pas plus ferme et plus
résolu. L’espion se tint toujours derrière elle, à la même
distance, et la suivit sans la quitter des yeux.

CHAPITRE XLVI.
Le rendez-vous.

Les horloges sonnaient onze heures trois quarts quand deux
personnes se montrèrent sur le pont de Londres. L’une marchait
d’un pas léger et rapide: c’était une femme qui regardait autour
d’elle d’un air empressé, comme pour découvrir quelqu’un qu’elle
attendait; l’autre était un homme qui se glissait dans l’ombre,
réglant son pas sur celui de la femme, s’arrêtant quand elle
s’arrêtait, et s’avançant rapidement dès qu’elle reprenait sa
marche, mais sans jamais la gagner de vitesse dans l’ardeur de sa
poursuite. Ils traversèrent ainsi le pont de la rive de Middlesex
à celle de Surrey; puis la femme revint sur ses pas d’un air
désappointé, comme si l’examen rapide qu’elle faisait des passants
eût été sans résultat: ce mouvement fut brusque, mais ne trompa
pas la vigilance de celui qui la guettait. Il se posta dans un des
petite réduits qui surmontent les piles du pont, se pencha sur le
parapet pour mieux cacher son visage, et la laissa passer sur le
trottoir opposé; quand il se trouva à la même distance d’elle
qu’auparavant, il reprit tranquillement son allure de promeneur et
se remit à la suivre. Arrivée au milieu du pont, elle s’arrêta.
L’homme s’arrêta aussi.

La nuit était très noire. La journée avait été pluvieuse, et à
cette heure, et dans ce lieu, il y avait peu de passants: ceux qui
regagnaient en hâte leur demeure, traversaient vite sans faire
attention à cette femme ni à l’homme qui la suivait, et peut-être
même sans les voir; il n’y avait rien là qui dût attirer
l’attention des pauvres gens de ce quartier de Londres, qui
passaient le pont par hasard pour aller chercher un gîte pour la
nuit sous une porte ou dans quelque masure abandonnée. Ils
restaient donc tous deux silencieux, sans échanger une parole avec
aucun passant.

La rivière était couverte d’un épais brouillard au travers duquel
on apercevait à peine la lueur rougeâtre des feux allumés sur les
bateaux amarrés sous le pont; il était difficile de distinguer
dans l’obscurité les bâtiments noircis qui bordaient la Tamise. De
chaque côté, de vieux magasins entamés s’élevaient d’une masse
confuse de toits et de pignons, et semblaient se pencher sur l’eau
trop sombre pour que leur forme indécise pût s’y refléter. On
apercevait dans l’ombre la tour antique de l’église Saint-Sauveur
et la flèche de Saint-Magnus, ces séculaires gardiens du vieux
pont; mais la forêt de mâts des navires arrêtés en aval et les
flèches des autres églises étaient presque entièrement cachées à
la vue.

La jeune fille, toujours surveillée par son espion caché, avait
arpenté le pont à plusieurs reprises quand la grosse cloche de
Saint-Paul annonça le décès d’un jour de plus.

Minuit sonnait sur la populeuse cité, pour les palais comme pour
la mansarde, pour la prison, pour l’hôpital; pour tous enfin il
était minuit, pour ceux qui naissent et pour ceux qui meurent,
pour le cadavre glacé comme pour l’enfant tranquillement endormi
dans son berceau.

Au moment où l’heure finissait de sonner, une jeune demoiselle et
un vieux monsieur à cheveux gris descendirent d’un fiacre, à peu
de distance; ils renvoyèrent la voiture et vinrent droit au pont.
À peine avaient-ils mis le pied sur le trottoir que la jeune fille
tressaillit et se dirigea aussitôt vers eux.

Ils s’avançaient en regardant autour d’eux de l’air de gens qui
attendent quelque chose sans avoir grande espérance de trouver ce
qu’ils attendent, quand ils furent tout à coup rejoints par la
jeune fille; ils s’arrêtèrent en poussant un cri de surprise
qu’ils réprimèrent aussitôt, car, au même instant, un individu en
costume de paysan passa tout près d’eux et les frôla même en
passant.

«Pas ici, dit Nancy d’un air effaré; j’ai peur de vous parler ici;
venez là-bas, au pied de l’escalier.»

Comme elle disait ces mots et montrait du doigt la direction
qu’elle voulait prendre, le paysan tourna la tête, leur demanda
brusquement de quel droit ils occupaient tout le trottoir, et
continua son chemin.

L’escalier que désignait la jeune fille était celui qui, du côté
de la rive de Surrey et de l’église Saint-Sauveur, descend du pont
à la rivière. L’homme vêtu en paysan se dirigea vers ce lieu sans
être remarqué, et, après avoir un instant examiné les alentours,
se mit à descendre les degrés.

Cet escalier est attenant au pont et se compose de trois parties;
juste à l’endroit où finit la seconde, le mur de gauche se termine
par un pilastre faisant face à la Tamise. En cet endroit les
marches s’élargissent, de sorte qu’une personne tournant l’angle
du mur ne peut être vue de celles qui se trouvent au dessus, n’en
fût-elle séparée que par une seule marche. Arrivé en cet endroit,
le paysan jeta un regard rapide autour de lui, et, voyant qu’il
n’y avait pas de meilleure cachette et qu’il y avait beaucoup de
place, grâce à la marée basse, il se blottit de côté, le dos
appuyé contre le pilastre, et attendit, presque certain que les
trois interlocuteurs ne descendraient pas plus bas, et que, s’il
ne pouvait entendre leur conversation, il serait toujours à même
de les suivre en toute sûreté.

Le temps lui parut si long dans cet endroit solitaire, et il était
si avide de connaître la cause d’une entrevue si différente de ce
qu’il attendait, que plus d’une fois il fut sur le point
d’abandonner la partie, et de croire que les trois personnages
s’étaient arrêtés beaucoup plus haut, ou qu’ils s’étaient dirigés
vers un endroit tout différent, pour s’y livrer à leur mystérieux
entretien. Il allait sortir de sa cachette et remonter sur le
pont, quand il entendit un bruit de pas, et presque au même
instant la voix de personnes causant tout près de lui.

Il se colla contre le mur, et respirant à peine, il écouta
attentivement.

«C’est assez comme cela, dit une voix qui était évidemment celle
du monsieur, je ne souffrirai pas que cette jeune demoiselle aille
plus loin. Bien des gens n’auraient pas eu assez de confiance en
vous pour vous suivre jusqu’ici; mais vous voyez que je veux vous
faire plaisir.

Il y avait quelque chose de si étrange dans le ton de la jeune
fille, que l’espion caché frissonna et sentit son sang se glacer
dans ses veines. Il se remit en entendant la douce voix de la
jeune demoiselle qui demandait à Nancy de se calmer, et de ne pas
laisser aller à ces affreuses pensées.

«Parlez-lui avec bonté, dit-elle au monsieur qui l’accompagnait.
La pauvre créature! elle semble en avoir besoin.

Ces paroles semblaient s’adresser à la jeune demoiselle, et
étaient peut-être destinées à laisser à Nancy le temps de se
remettre. Le vieux monsieur s’adressa bientôt à cette dernière:

«Vous n’êtes pas venue ici dimanche dernier? lui dit-il.

«Je suis prête, répondit Nancy.

Après avoir reçu encore une fois l’assurance qu’elle pouvait y
compter en toute sécurité, elle commença à décrire en détail le
cabaret d’où on l’avait suivie ce soir-là même; mais elle parlait
si bas, qu’il était souvent difficile à l’espion de saisir, même
en gros, le fil de son récit; elle s’arrêtait de temps en temps,
comme si le monsieur prenait à la hâte quelques notes sur les
renseignements qu’elle lui fournissait. Après qu’elle eut décrit
minutieusement la localité, indiqué l’endroit d’où l’on pouvait le
mieux voir sans être vu, et dit quel jour et à quelle heure Monks
avait l’habitude de s’y rendre, elle parut réfléchir quelques
instants comme pour mieux se rappeler les traits et l’extérieur de
l’homme dont elle donnait le signalement.

«Il est grand, dit-elle, assez fort, mais pas très gros; quand il
marche, il a toujours l’air d’être aux aguets, et il regarde sans
cesse par-dessus son épaule, d’abord d’un côté, puis de l’autre.
N’oubliez pas cela, car personne n’a les yeux aussi enfoncés que
lui, et vous pourriez presque le reconnaître à ce seul signe; il a
le teint brun, les cheveux et les yeux noirs, mais, bien qu’il
n’ait pas plus de vingt-six ou vingt-huit ans, il a l’air vieux et
cassé: ses livres portent souvent l’empreinte de ses dents, car il
a des accès furieux, et il lui arrive même de se mordre les mains
jusqu’au sang…

Le monsieur se hâta de répondre que c’était un mouvement
involontaire et la pria de continuer.

«Presque tous ces détails, dit la jeune fille, je les ai appris au
cabaret dont je vous ai parlé; car je ne l’ai vu que deux fois, et
chaque fois il était enveloppé dans un grand manteau. Voilà, je
crois, tous les détails que je puis vous donner pour vous aider à
le reconnaître. Attendez, ajouta-t-elle, sur le cou, et assez haut
pour qu’on puisse la voir sous sa cravate, quand il tourne la
tête, il a…

La jeune demoiselle pousse un cri de surprise, et pendant quelques
instants ils gardèrent un tel silence que l’espion pouvait les
entendre respirer.

«Je crois que oui, dit le monsieur, d’après le signalement que
vous me donnez; nous verrons… il y a parfois de singulières
ressemblances; mais ce n’est peut-être pas lui.»

Il dit ces mots d’un air d’indifférence, fit un pas du côté de
l’espion caché, et celui-ci put l’entendre distinctement murmurer
ces mots: «Ce doit être lui.»

«Maintenant, jeune fille, dit-il en se rapprochant de Nancy, vous
nous avez rendu un service signalé, et je voudrais qu’il en
résultât quelque bien pour vous. En quoi puis-je vous être utile?

Le monsieur fit un pas pour s’éloigner.

«Prenez cette bourse, dit Rose; prenez-la pour l’amour de moi,
afin d’avoir quelques ressources dans un moment de besoin ou
d’inquiétude?

Nancy était en proie à une si violente agitation et semblait
tellement craindre d’être découverte que le monsieur se décida à
la quitter comme elle le demandait; on entendit le bruit des pas
qui s’éloignaient, et tout redevint silencieux.

La jeune demoiselle et son compagnon arrivèrent bientôt sur le
pont; ils s’arrêtèrent au haut de l’escalier.

«Écoutez, dit Rose en prêtant l’oreille, n’a-t-elle pas appelé?
J’ai cru entendre sa voix.

Rose Maylie était navrée; mais le vieux monsieur lui prit le bras,
le mit sous le sien et l’entraîna doucement.

Dès qu’ils eurent disparu, Nancy se laissa tomber tout de son long
sur l’une des marches de pierre, et dans son angoisse versa des
larmes amères.

Bientôt elle se releva, et d’un pas faible et chancelant gravit
les degrés pour regagner la rue. L’espion étonné resta immobile à
son poste pendant quelques minutes, et, quand il eut acquis la
certitude qu’il était tout à fait seul, il sortit de sa cachette
et remonta sur le pont en rasant la muraille comme il l’avait fait
en descendant.

Arrivé auprès de l’escalier, Noé Claypole regarda autour de lui à
plusieurs reprises pour être bien sûr qu’il n’était pas observé,
puis il partit à toutes jambes pour regagner la maison du juif.

CHAPITRE XLVII.
Conséquences fatales.

C’était environ deux heures avant l’aube du jour, à cette heure
qu’en automne on peut bien appeler le fort de la nuit, quand les
rues sont désertes et silencieuses, que le bruit même parait
sommeiller et que l’ivrogne et le débauché ont regagné leur maison
d’un pas chancelant. À cette heure de calme et de silence, le juif
veillait dans son repaire, le visage si pâle et si contracté, les
yeux si rouges et si injectés de sang qu’il ressemblait moins à un
homme qu’à un hideux fantôme échappé du tombeau et poursuivi par
un esprit malfaisant.

Il était accroupi devant son feu éteint, enveloppé dans une
vieille couverture déchirée et le visage tourné vers la chandelle
qui était posée sur la table, à côté de lui. Il portait sa main
droite à ses lèvres et, absorbé dans ses réflexions, il se mordait
les ongles et laissait voir ses gencives dégarnies de dents et
armées seulement de quelques crocs comme en aurait un chien ou un
rat.

Noé Claypole dormait profondément sur un matelas étendu sur le
plancher. Parfois le vieillard tournait un instant ses regards
vers lui, puis les ramenait vers la chandelle dont la longue mèche
brûlée attestait, ainsi que les gouttes de suif qui tombaient sur
la table, que les pensées du juif étaient occupées ailleurs.

Elles l’étaient en effet.

Mortification de voir ses plans renversés, haine contre la jeune
fille qui avait osé entrer en relation avec des étrangers,
défiance profonde de sa sincérité quand elle avait refusé de le
trahir, amer désappointement de perdre l’occasion de se venger de
Sikes, crainte d’être découvert, ruiné, peut-être pendu; tout cela
lui donnait un accès terrible de rage furieuse; toutes ces
réflexions se croisaient rapidement et se heurtaient dans l’esprit
de Fagin, et mille projets criminels plus noirs les uns que les
autres s’agitaient dans son coeur.

Il resta ainsi complètement immobile et sans avoir l’air de faire
la moindre attention au temps qui s’écoulait, jusqu’à ce qu’un
bruit de pas dans la rue vint frapper son oreille exercée et
attirer son attention.

«Enfin! murmura-t-il en essuyant ses lèvres sèches et agitées par
la fièvre; enfin!»

Au même instant un léger coup de sonnette se fit entendre. Il
grimpa l’escalier pour aller ouvrir et revint presque aussitôt
accompagné d’un individu enveloppé jusqu’au menton et qui portait
un papier sous le bras. Celui-ci s’assit, se dépouilla de son
manteau et laissa voir les formes athlétiques du brigand Sikes.

«Tenez, dit-il en posant le paquet sur la table; serrez cela et
tâchez d’en tirer le meilleur parti possible. J’ai eu assez de mal
à me le procurer. Il y a trois heures que je devrais être ici.»

Fagin mit la main sur le paquet, l’enferma dans l’armoire et se
rassit sans dire un mot. Mais il ne perdit pas de vue le brigand
un seul instant, et, quand ils furent assis de nouveau face à face
et tout près l’un de l’autre, il le regarda fixement. Ses lèvres
tremblaient si fort et ses traits étaient si altérés par l’émotion
à laquelle il était en proie, que le brigand recula
involontairement sa chaise et examina Fagin d’un air effrayé.

«Eh bien! quoi? dit Sikes; qu’avez-vous à me regarder ainsi?
Allons, parlez!»

Le juif leva la main droite et agita un doigt tremblant, puis sa
fureur était telle qu’il fut hors d’état d’articuler un seul mot.

«Morbleu! dit Sikes qui n’avait pas l’air trop rassuré, il est
devenu fou; il faut que je prenne garde à moi.

Sikes regarda le juif d’un air très inquiet, et ne lisant sur ses
traits aucune explication satisfaisante, il lui mit sa grosse main
sur le collet et le secoua rudement.

«Voulez-vous parler, dit-il, ou je vous étrangle. Desserrez les
dents et dites clairement ce que vous avez à dire. Assez de
grimaces, vieux mâtin que vous êtes, finissons-en.

Sikes se tourna vers l’endroit où Noé était endormi, comme s’il ne
l’avait pas remarqué tout à l’heure. «Après? dit-il en reprenant
sa première position.

Fagin se remit à considérer fixement le brigand; puis, lui faisant
signe de garder le silence, il se pencha vers le matelas où
dormait Noé et secoua le dormeur pour l’éveiller: Sikes, penché
aussi sur sa chaise et les mains appuyées sur les genoux,
regardait de tous ses yeux, comme s’il se demandait avec surprise
à quoi allaient aboutir ce manège et toutes ces questions.

«Bolter! Bolter! dit Fagin en levant la tête avec une expression
diabolique et en appuyant sur chaque parole. Le pauvre garçon! il
est fatigué… fatigué d’avoir épié si longtemps les démarches de
cette fille… les démarches de cette fille, entendez-vous,
Guillaume?

Le juif ne répondit rien, mais se pencha de nouveau vers le
dormeur et le fit asseoir sur le matelas. Après s’être fait
répéter plusieurs fois son nom d’emprunt, Noé se frotta les yeux
et regarda autour de lui en bâillant.

«Redites-moi encore tout cela, encore une fois, pour qu’il
l’entende, dit le juif en montrant du doigt le brigand.

Il repoussa loin de lui le vieillard, s’élança hors de la chambre
et escalada les degrés comme un furieux.

«Guillaume! Guillaume! cria le juif en courant après lui. Un mot,
un mot seulement!»

Il n’aurait pas eu le temps d’échanger un seul mot avec le
brigand, si celui-ci ne s’était trouvé dans l’impossibilité
d’ouvrir la porte; il était là, jurant et blasphémant quand le
juif le rejoignit tout essoufflé.

«Laissez-moi sortir, dit Sikes. Ne me parlez pas, si vous tenez à
la vie. Laissez-moi sortir, vous dis-je.

Le jour commençait à poindre, et il faisait assez clair pour que
les deux hommes pussent se voir; ils échangèrent un rapide coup
d’oeil; leurs yeux brillaient d’un éclat sinistre; il n’y avait
pas à se méprendre sur leur pensée.

«J’entends par là, dit Fagin, jugeant inutile de déguiser plus
longtemps sa pensée, que vous ne devez pas être trop violent…
par prudence: de la ruse, Guillaume, et pas d’esclandre.»

Sikes ne répondit rien, mais poussant vivement la porte dès que le
juif eut tourné la clef dans la serrure, il s’élança dans la rue
déserte.

Sans s’arrêter, sans réfléchir un instant, sans tourner une seule
fois la tête à droite ou à gauche, sans lever les yeux vers le
ciel ni les baisser vers la terre, le brigand prit sa course,
l’oeil hagard et les dents si serrées qu’il en avait la mâchoire
saillante; il ne murmura pas une parole, pas un de ses muscles ne
se détendit, jusqu’à ce qu’il eut gagné la porte de sa demeure. Il
fit tourner doucement la clef dans la serrure, monta rapidement
l’escalier, entra dans sa chambre, ferma la porte à double tour,
appuya une lourde table contre la porte et tira le rideau du lit.

La jeune fille était couchée, à demi vêtue. L’entrée de Sikes
l’avait réveillée en sursaut.

«Debout, dit l’homme.

Une chandelle brûlait près du lit; l’homme l’ôta vivement du
chandelier et la jeta dans la cheminée; la jeune fille voyant que
le jour commençait à poindre, se leva pour tirer le rideau de la
fenêtre.

«Laisse-le, dit Sikes, en lui barrant le passage. Il fait assez
clair pour ce que j’ai à faire.

Les narines gonflées, la poitrine haletante, le brigand la
considéra quelques instants; puis, la saisissant par la tête et
par le cou, il la traîna jusqu’au milieu de la chambre, et, jetant
un coup d’oeil vers la porte, il lui mit sa grosse main sur la
bouche.

«Guillaume, Guillaume!… dit la jeune fille d’une voix étouffée,
en se débattant avec l’énergie que donne la crainte de la mort, je
ne crierai pas…, écoute-moi…, parle-moi…, dis-moi ce que
j’ai fait?

L’homme fit un violent effort pour dégager son bras; mais la jeune
fille l’étreignait convulsivement, et il eut beau faire, il ne put
lui faire lâcher prise.

«Guillaume, criait-elle en s’efforçant d’appuyer sa tête sur la
poitrine du brigand, ce monsieur et cette bonne demoiselle m’ont
proposé cette nuit d’aller vivre à l’étranger et d’y finir mes
jours dans la solitude et la tranquillité. Laisse-moi les revoir
et les supplier à genoux d’avoir pour toi la même bonté; nous
quitterons cet affreux séjour; nous irons bien loin, chacun de
notre côté, mener une vie meilleure, et oublier, sauf dans nos
prières, la vie que nous avons menée jusqu’ici: après cela, nous
ne nous reverrons jamais. Il n’est jamais trop tard pour se
repentir; ils me l’ont dit… Je sais bien maintenant qu’ils
disaient vrai; mais il nous faut du temps, un peu de temps!

Le brigand dégagea un de ses bras et saisit son pistolet. La
pensée qu’il serait immédiatement découvert s’il faisait feu, lui
traversa l’esprit malgré l’accès de rage auquel il était en proie.
Il frappa deux fois de toute sa force, avec la crosse du pistolet,
la tête de la jeune fille qui touchait presque la sienne.

Elle chancela et tomba, aveuglée par les flots de sang qui
jaillissaient de son front; puis, parvenant avec peine à se
soulever sur les genoux, elle tira de son sein un mouchoir blanc,

C’était un affreux spectacle. L’assassin gagna la muraille d’un
pas chancelant; puis, mettant sa main sur ses yeux, il se saisit
d’un lourd gourdin et acheva sa victime.

CHAPITRE XLVIII.
Fuite de Sikes.

De toutes les actions coupables qui, à la faveur des ténèbres,
avaient été commises dans la vaste enceinte de Londres, depuis que
la nuit l’avait jamais enveloppée, celle-ci était la plus
criminelle. De toutes les horreurs qui allaient empester de leur
odeur infecte l’air pur du matin, celle-ci était la plus lâche et
la plus odieuse.

Le soleil brillant qui ne ramène pas seulement avec lui la
lumière, mais qui rend l’homme à la vie et à l’espérance, le
soleil se levait radieux sur la populeuse cité; ses rayons
tombaient également sur les vitraux richement colorés et sur les
misérables vitres de la mansarde, sur le dôme des cathédrales et
sur les masures en ruines. Il éclairait la chambre où gisait la
femme assassinée; il l’éclairait en dépit des efforts du brigand
pour empêcher ses rayons d’y pénétrer: ils y pénétraient à
torrent. Si ce spectacle était affreux dans le crépuscule du
matin, qu’était-ce maintenant au milieu de cette éclatante
lumière!

Sikes n’avait pas changé de place: il avait eu peur de se sauver;
sa victime avait poussé un gémissement plaintif et remué la main.
Alors, avec une rage que la terreur augmentait encore. Il avait
frappé à coups redoublés. Un instant il avait jeté une couverture
sur le cadavre; mais se représenter les yeux de la victime,
s’imaginer qu’ils se tournaient vers lui, était encore plus
insupportable que de les voir fixés, immobiles, pour regarder la
mare de sang qui tremblait et dansait au soleil, sur le plancher,
et il avait retiré la couverture. Le corps était là gisant; un
corps, rien de plus, de la chair et du sang: mais quelle chair et
que de sang!

Il battit le briquet, alluma du feu et y jeta le gourdin. Des
cheveux de femme étaient restés collés à l’extrémité; ils
s’enflammèrent en pétillant et produisirent quelques légères
étincelles que le courant d’air entraîna rapidement dans la
cheminée. Cela seul le remplit d’effroi, tout barbare qu’il était.
Il continua pourtant à tenir le gourdin, jusqu’à ce que le feu
l’eût réduit en plusieurs morceaux; il les réunit sur les charbons
pour les consumer entièrement et les réduire en cendres. Il se
lava les mains et frotta ses vêtements; il y avait des taches
qu’il ne put faire disparaître; il coupa les endroits tachés et
les jeta au feu. Toute la chambre était teinte de sang: les pattes
même du chien en étaient pleines.

Pendant tout ce temps, il n’avait pas un instant tourné le dos au
cadavre. Après avoir terminé ses préparatifs, il gagna la porte à
reculons, tirant le chien après lui. Il la ferma doucement, tourna
deux fois la clef dans la serrure, la retira et sortit de la
maison.

Il traversa la rue et jeta un regard vers la fenêtre, pour
s’assurer qu’on ne pouvait rien voir du dehors. Le rideau était
toujours baissé, le rideau que Nancy avait voulu tirer pour
laisser pénétrer ce jour qu’elle ne devait plus revoir. Elle était
gisante tout près de la fenêtre: l’assassin le savait. Dieu! comme
le soleil dardait ses rayons dans cet endroit!

Sikes ne jeta sur la fenêtre qu’un coup d’oeil rapide; il se
sentit soulagé en pensant qu’il avait pu sortir sans être vu. Il
siffla son chien et s’éloigna rapidement.

Il traversa Islington et gravit la colline de Highgate, où se
trouve le monument en l’honneur de Whittington; mais il marchait à
l’aventure et sans savoir où il irait. Il prit à droite, suivit un
sentier à travers champs, longea Caen-Wood, arriva à la bruyère de
Hampstead, franchit la vallée au Val-de-Santé, puis gravit la
pente opposée, et, traversant la route qui unit les villages de
Hampstead et de Highgate, il gagna les champs de North-End, et se
coucha le long d’une haie.

Il s’endormit; mais bientôt il fut debout de nouveau et se remit à
marcher, non plus du côté de la campagne, mais dans la direction
de Londres, en suivant la grande route; puis il revint encore sur
ses pas, refit le même trajet qu’il venait de faire, et arpenta
les champs en tout sens, tantôt se couchant au bord des fossés
pour se reposer, tantôt se remettant à errer à l’aventure.

Où trouver un endroit assez rapproché et pas trop fréquenté pour
s’y procurer quelque nourriture? S’il allait à Hendon? L’endroit
semblait propice, étant à peu de distance et assez à l’écart. Il
se dirigea de ce côté, tantôt courant, tantôt, par une étrange
contradiction, marchant comme une tortue, où s’arrêtant tout à
fait, et battant négligemment les buissons avec sa canne. Mais à
Hendon, il lui sembla que tous les gens qu’il rencontrait, et
jusqu’aux enfants qui se tenaient sur les portes, le regardaient
d’un air de soupçon; il revint sur ses pas, sans avoir le courage
de demander une goutte d’eau ou un morceau de pain, quoiqu’il fût
à jeun depuis la veille; il reprit la route de Hampstead sans
savoir où se diriger.

Il erra ainsi sans s’arrêter, et revint à son point de départ. La
matinée, l’après-midi, s’étaient écoulées; le jour allait décliner
et il était toujours là, allant à droite, à gauche, en avant, en
arrière, et revenant toujours au même endroit. Enfin il s’éloigna
et se dirigea vers Hatfield.

À neuf heures du soir, il était à bout de forces, et son chien,
harassé d’une course si extraordinaire, cheminait derrière lui en
boitant. Sikes descendit la colline, près de l’église du village
silencieux, et, se traînant le long d’une rue étroite, se glissa
dans un petit cabaret où il apercevait un peu de lumière. Quelques
paysans en train de boire étaient assis autour du foyer; ils
firent place au nouveau venu: mais il alla s’asseoir au fond de la
salle pour y boire et manger seul, ou plutôt avec son chien,
auquel il jetait de temps à autre quelques bouchées de pain.

Les paysans réunis en ce lieu s’entretenaient des terres et des
fermiers des environs. Quand ce sujet fut épuisé, ils se mirent à
parler de l’âge auquel était parvenu un vieillard qu’on avait
enterré le dimanche précédent. Les jeunes gens trouvaient qu’il
était mort très vieux, tandis que les vieillards présents
soutenaient qu’il était encore bien jeune. «Il n’était pas plus
âgé que moi, dit un vieux grand-père à la tête blanchie, et il
avait encore dix ou quinze ans au moins à vivre… s’il avait pris
des précautions…»

Il n’y avait rien dans tout cela qui pût attirer l’attention ou
éveiller les craintes de Sikes. Il paya son écot et resta
silencieux et inaperçu dans son coin; il allait s’endormir
profondément, quand il fut tiré de son demi-sommeil par l’arrivée
d’un nouveau venu.

C’était un vieux routier, à la fois colporteur et charlatan, qui
parcourait à pied les campagnes pour vendre des pierres à
repasser, des cuirs à rasoir, des rasoirs, des savonnettes, du
cirage pour les harnais, des drogues pour les chiens et les
chevaux, de la parfumerie commune, du cosmétique et autres
articles semblables, contenus dans une balle qu’il portait sur son
dos. Son entrée fut saluée par les paysans de mille plaisanteries
qui ne tarirent pas jusqu’à ce qu’il eût fini de souper. Alors il
eut l’idée ingénieuse d’unir l’utile à l’agréable, et déballa sa
pacotille pour tenter les chalands.

«Qu’est-ce que c’est que ça, Henry? est-ce bon à manger? demanda
un plaisant de village en montrant du doigt des tablettes de savon
posées dans un coin.

Deux acheteurs se présentèrent aussitôt; le reste de l’auditoire
hésitait; ce que voyant, le vendeur redoubla de loquacité.

«On ne peut suffire à en fabriquer assez, dit-il; c’est enlevé à
l’instant. Quatorze moulins, six machines à vapeur et une pile
électrique, marchent sans s’arrêter, et ça ne suffit pas. Les
ouvriers travaillent si fort qu’ils en crèvent, et leurs veuves
reçoivent une pension annuelle de vingt livres sterling par
enfant, avec une prime de cinquante livres pour deux jumeaux. Un
penny la tablette!… ou un penny, si vous voulez…c’est tout
comme; ou quatre pièces de deux liards, ça m’est égal. Un penny la
tablette! Taches de vin, taches de fruits, taches de bière, taches
d’eau, taches de peinture, taches de poix, taches de boue, taches
de sang… Voici une tache au chapeau de quelqu’un de la société;
je vais la faire disparaître avant qu’il ait eu le temps de me
faire servir une pinte de bière.

Il ne put continuer: car Sikes, en proférant d’affreuses
imprécations, renversa la table, lui arracha le chapeau des mains,
et s’élança hors du cabaret.

De nouveau en proie à l’irrésolution qui l’avait tourmenté, malgré
lui, toute la journée, le meurtrier, voyant qu’il n’était pas
suivi et que probablement on l’avait pris pour un ivrogne de
mauvaise humeur, reprit le chemin de Londres; il évita la lueur
des lanternes d’une diligence arrêtée dans la rue, et il
poursuivait sa route, quand il s’aperçut que c’était la malle
venant de Londres et qu’elle était arrêtée à la porte du bureau de
poste. Il était presque sûr de ce qui allait se passer, mais il
s’arrêta pour écouter.

Le courrier était devant la porte, attendait le sac aux dépêches;
survint un individu en costume de garde-chasse, auquel il remit un
panier déposé sur le trottoir.

«Voici pour chez vous, dit le courrier. Ah ça! avez-vous bientôt
fini, là dedans? Déjà, avant-hier, vos maudites dépêches n’étaient
pas prêtes; ça ne peut pas aller comme ça, entendez-vous?

Il sonna du cor et la voiture partit.

Sikes resta immobile dans la rue, indifférent, en apparence, à ce
qu’il venait d’entendre, et sans autre préoccupation que celle de
savoir où aller. À la fin il revint encore une fois sur ses pas,
et prit la route qui mène de Hatfield à Saint-Albans. Il marchait
d’un pas résolu; mais quand il eut laissé Londres derrière lui et
qu’il se fut enfoncé de plus en plus dans la solitude et les
ténèbres de la route, il se sentit gagné par un sentiment de
terreur et d’épouvante qui l’ébranla jusqu’au fond du coeur.
Autour de lui tous les objets, réels ou imaginaires, immobiles ou
agités, prenaient une apparence formidable; mais ces craintes
n’étaient rien au prix de ce que lui faisait éprouver le souvenir
incessant de cet affreux cadavre du matin qu’il croyait sentir sur
ses talons. Il pouvait distinguer, jusque dans les moindres
détails, ses formes au milieu de l’ombre; il le voyait s’avancer
d’un air sinistre et solennel; il entendait le frôlement des
vêtements de sa victime contre les buissons, et chaque souffle du
vent apportait à son oreille le son de ce cri, suprême et étouffé;
s’il s’arrêtait, le fantôme s’arrêtait aussi; s’il courait, le
fantôme le suivait, non pas en courant: ç’aurait été une
consolation; mais non, c’était comme un cadavre encore doué du
simple mécanisme de la vie, emporté tout droit sur quelque vent
funèbre qui rasait le sol.

Parfois il se retournait avec l’énergie du désespoir, résolu à
éloigner de force le fantôme, qu’il savait pourtant bien être
privé de vie; mais alors ses cheveux se dressaient sur sa tête et
son sang se glaçait dans ses veines; le fantôme avait suivi son
mouvement et se tenait toujours derrière lui; ce cadavre qu’il
n’avait pas perdu de vue un instant, le matin, il l’avait
maintenant à ses trousses, et sans relâche. Il s’adossa à un
talus, le long de la route; le fantôme se posta au-dessus de lui,
et il le voyait parfaitement, malgré les ténèbres; il se jeta à
terre, se coucha sur le dos; le fantôme se tint près de sa tête,
tout droit, silencieux et immobile, semblable à une pierre
sépulcrale avec l’épitaphe tracée en lettres de sang.

Qu’on ose parler après cela des assassins qui échappent à la
justice! Qu’on vienne nous dire qu’il faut que la Providence
sommeille! Une seule longue minute passée dans ce paroxysme de
terreur ne valait-elle pas mille morts violentes?

Dans un champ, près de la route, il y avait un hangar qui lui
offrit un abri pour la nuit. Devant la porte étaient plantés trois
grands peupliers dont le vent agitait les branches avec un
sifflement sinistre. Le brigand était hors d’état de continuer sa
route avant le retour du jour; il se blottit contre le mur… Mais
là de nouvelles tortures l’attendaient.

Il eut une vision aussi obstinée et plus terrible que celle à
laquelle il venait de se soustraire: ces yeux hagards et ternes,
que le matin il avait préféré regarder plutôt que de se les
figurer cachés sous la couverture, ses deux yeux lui apparurent au
milieu des ténèbres; ils brillaient, mais ne répandaient autour
d’eux aucune clarté; il n’y en avait que deux, et ils étaient
partout. Si lui-même fermait les yeux, il voyait par la pensée la
chambre de la victime avec les moindres objets qu’elle renfermait,
et chacun d’eux à sa place accoutumée. Le cadavre aussi était à sa
place, et les yeux étaient tels qu’il les avait vus en quittant la
chambre. Il se leva et s’élança dans les champs: l’apparition l’y
suivit; il revint sous le hangar et se tapit de nouveau contre le
mur: avant qu’il eût eu le temps de s’étendre à terre, les deux
yeux étaient déjà là devant lui.

Il resta ainsi en proie à une terreur inexprimable, tremblant de
tous ses membres, une sueur froide s’échappant de tous ses pores.
Tout à coup un tumulte lointain domina le bruit du vent et l’on
entendit des cris de désespoir et des exclamations de surprise; il
trouva quelque soulagement à entendre des voix humaines dans ce
lieu solitaire, bien que ce fut pour lui une cause sérieuse
d’alarme. Il retrouva ses forces et son énergie en présence d’un
danger personnel, et, se levant précipitamment, il s’élança hors
du hangar.

Tout le ciel paraissait en feu; des tourbillons de flammes
s’élevaient dans l’air et, lançant une pluie d’étincelles,
éclairaient l’atmosphère à plusieurs milles à la ronde, et
chassaient des nuages de fumée dans la direction du lieu où il se
trouvait. Les cris devinrent plus perçants à mesure qu’ils étaient
poussés par plus de bouches, et il put entendre celui de: «Au
feu!» mêlé aux tintements du tocsin, à la chute bruyante des
poutres et des toitures, au craquement des flammes quand elles
s’enroulaient autour de quelque obstacle, et qu’elles s’élançaient
ensuite avec une nouvelle force pour continuer leurs ravages. Le
bruit augmentait de plus en plus; il y avait foule autour de
l’incendie, des hommes, des femmes, tous en mouvement. Ce fut pour
lui comme une nouvelle vie. Il s’élança tête baissée dans la
direction du feu, se frayant un passage au milieu des ronces et
des épines, et escaladant comme un fou les haies et les clôtures,
tandis que son chien courait devant lui en aboyant de toutes ses
forces.

Il arriva bientôt sur le théâtre du sinistre, au milieu de gens à
demi vêtus, courant çà et là, les uns s’efforçant de tirer hors
des écuries les chevaux terrifiés, d’autres faisant sortir les
bestiaux des cours et des étables, d’autres enfin arrivant chargés
d’objets qu’ils avaient arrachés à l’incendie en bravant une pluie
d’étincelles et la chute des poutres enflammées. Par toutes les
ouvertures qui, une heure auparavant, étaient des portes et des
fenêtres, s’échappaient des torrents de flammes; les murs
s’écroulaient au milieu de la fournaise; le plomb et le fer se
fondaient et coulaient en longs ruisseaux. Les femmes et les
enfants poussaient des cris affreux; les hommes s’encourageaient
les uns les autres par de bruyantes exclamations; le bruit des
pompes et le sifflement de l’eau tombant sur le bois embrasé se
joignaient à ces sons discordants. L’assassin cria au feu, comme
les autres, de toute la force de ses poumons, et, oubliant un
instant sa position, se jeta au plus fort du tumulte.

Il passa la nuit, tantôt travaillant aux pompes, tantôt s’élançant
au travers des flammes et de la fumée, se montrant toujours là où
il y avait le plus de bruit et le plus de monde. On le voyait en
haut et en bas des échelles, sur les toits, sur des planchers qui
menaçaient ruine et tremblaient sous son poids, exposé à la chute
des briques et des pierres; il était partout, mais toujours
invulnérable; il n’eut ni une contusion ni une égratignure; enfin
l’aube du jour parut, et il ne resta plus que de la fumée et des
ruines noircies.

Après ces moments d’agitation fiévreuse, l’affreuse pensée de son
crime lui revint à l’esprit avec encore plus de force. Il
regardait autour de lui avec inquiétude: car il voyait des hommes
causer en groupe, et il craignait d’être le sujet de leur
entretien. Le chien obéit à un signe énergique qu’il lui fit, et
ils s’éloignèrent à la dérobée. Quelques hommes assis près d’une
pompe l’appelèrent et l’invitèrent à se rafraîchir avec eux; il
mangea un peu de pain et de viande, et, comme il vidait un verre
de bière, il entendit les pompiers qui venaient de Londres parler
de l’assassinat. «Il paraît, dit l’un d’eux, qu’il s’est sauvé à
Birmingham; mais on l’attrapera bientôt; la police est à ses
trousses, et avant demain soir il sera traqué dans tout le
royaume.»

Sikes s’éloigna précipitamment et marcha jusqu’à ce qu’il fut prêt
à tomber de fatigue; alors il se coucha au bord d’un sentier et
dormit longtemps, mais d’un sommeil agité et pénible. Il se remit
ensuite à errer, toujours indécis et irrésolu, et saisi de terreur
à la pensée de passer la nuit tout seul.

Tout à coup il prit un parti désespéré: celui de retourner à
Londres.

«Là du moins, pensa-t-il, j’aurai quelqu’un à qui parler, quoi
qu’il arrive; c’est un bon endroit pour se cacher, et on ne
s’avisera peut-être pas de m’y chercher, après s’être mis sur mes
traces dans la campagne. Ne puis-je pas y rester une semaine ou
deux, et forcer Fagin à me donner de quoi gagner la France? Ma
foi! je risque cette chance.»

Il se mit sur-le-champ en devoir s’exécuter son projet, et il se
rapprocha de Londres par les chemins les moins fréquentés; il
était décidé à se cacher à peu de distance de la capitale, pour y
rentrer à la brune par une route détournée et aller droit au but
qu’il s’était proposé.

Mais le chien… on n’avait pas dû oublier, en dressant son
signalement, de mentionner que son chien avait disparu et l’avait
probablement suivi. Cela pourrait contribuer à le faire arrêter
dans la rue. Il résolut de noyer son chien, et continua sa route
en cherchant des yeux un étang; tout en marchant, il ramassa une
grosse pierre et l’attacha à son mouchoir. L’animal regardait son
maître faire ces préparatifs, et, soit que son instinct l’avertît
du danger qu’il courait, soit que le brigand le regardât d’un air
plus sinistre qu’à l’ordinaire, il se tint prudemment un peu en
arrière: quand son maître s’arrêta au bord d’une mare et l’appela,
il s’arrêta court.

«Ici! m’entends-tu?» cria Sikes en sifflant son chien.

L’animal revint à ce signal par la force de l’habitude; mais quand
Sikes se baissa pour lui nouer le mouchoir autour du cou, il
poussa un grognement sourd et recula.

«Ici!» dit le brigand en frappant du pied contre terre.

Le chien remua la queue, mais ne bougea pas; Sikes fit un noeud
coulant et l’appela de nouveau.

Le chien avança, recula, s’arrêta un instant, puis se sauva au
plus vite.

Sikes le siffla plusieurs fois, s’assit et attendit, pensant qu’il
reviendrait; mais du chien point de nouvelles. Le brigand finit
par se mettre en route.

CHAPITRE XLIX
Monks et M. Brownlow se rencontrent enfin. - Leur conversation. -
Ils sont interrompus par M. Losberne, qui leur apporte des
nouvelles importantes.

Le jour commençait à baisser quand M. Brownlow descendit d’un
fiacre devant la porte de sa maison et frappa doucement; la porte
s’ouvrit, un homme robuste sortit de la voiture et se planta d’un
côté du perron, tandis qu’un autre homme assis sur le siège en
descendait et se plaçait de l’autre côté. Sur un signe de
M. Brownlow, ils tirèrent de la voiture un troisième individu, le
mirent entre eux deux et le firent entrer de force dans la maison:
cet homme était Monks.

Ils montèrent de même l’escalier sans dire un mot, ayant devant
eux M. Brownlow, qui les introduisit dans une chambre de derrière.
Arrivé à la porte de cette chambre, Monks, qui n’avançait qu’à son
corps défendant, s’arrêta tout à coup; les deux hommes regardèrent
M. Brownlow, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire.

«Il sait à quelle alternative il est exposé, dit M. Brownlow; s’il
résiste, s’il remue seulement le petit doigt sans votre ordre,
traînez-le dans la rue, appelez la police à votre aide, et faites-
le arrêter en mon nom comme faussaire.

Monks avait l’air déconcerté et inquiet; il hésitait…

«Dépêchez-vous de prendre un parti, dit M. Brownlow d’un ton ferme
et calme; si vous aimez mieux que je vous poursuive en justice et
que j’attire sur vous un châtiment dont la pensée seule me fait
frémir, mais auquel je ne pourrais vous soustraire, encore une
fois, je vous le répète, vous savez ce que vous avez à faire; si,
au contraire, vous faites appel à mon indulgence et à la pitié de
ceux envers lesquels vous avez tenu une conduite si criminelle,
asseyez-vous, sans mot dire, dans ce fauteuil. Il y a deux jours
qu’il vous attend.»

Monks murmura quelques paroles inintelligibles et resta indécis.

«Dépêchez-vous, dit M. Brownlow; je n’ai qu’un mot à dire, et il
sera trop tard pour vous décider.»

Monks hésitait encore…

«Je n’ai pas l’intention de parlementer plus longtemps, dit
M. Brownlow, et même, comme défenseur d’intérêts sacrés qui ne
sont pas les miens, je n’en ai pas le droit.

Monks regarda le vieux monsieur d’un oeil inquiet; mais, en voyant
son attitude sévère et résolue, il entra dans la chambre et
s’assit en haussant les épaules.

«Fermez la porte à clef en dehors, dit M. Brownlow aux
domestiques, et venez dès que je sonnerai.»

Ils obéirent, et les deux interlocuteurs restèrent seuls en
présence.

«Pour un vieil ami de mon père, dit Monks en ôtant son chapeau et
son manteau, vous me traitez là, monsieur, d’une jolie manière.

Le vieux monsieur s’arrêta; Monks se mordait les lèvres et tenait
ses yeux fixés sur le plancher.

M. Brownlow, à cette vue, continua en ces termes:

«Au bout d’un an, il avait contracté des engagements solennels
envers cette jeune fille pure et naïve, dont il était la première,
la seule et ardente passion.

En cet endroit du récit, Monks ne soufflait plus et écoutait d’un
air singulièrement attentif, bien que ses yeux ne fussent pas
tournés vers le narrateur. Quand M. Brownlow s’arrêta, il changea
de position comme un homme qui éprouve un soulagement inattendu,
et passa les mains sur son visage brûlant.

«Avant de se mettre en route, votre père avait passé par Londres,
dit M. Brownlow avec lenteur en regardant fixement son
interlocuteur; il vint me voir.

«Je me rendis, ajoute M. Brownlow, après un instant de silence, je
me rendis sur le théâtre de son… (je puis parler ici le langage
du monde, car l’indulgence et la rigueur du monde ne lui font plus
rien à présent)… sur le théâtre de son coupable amour, décidé,
si mes craintes se réalisaient, à offrir à cette pauvre enfant
abandonnée un foyer pour l’abriter et un coeur pour la plaindre.
Sa famille avait quitté le pays huit jours auparavant; ils avaient
acquitté quelques petites dettes courantes et étaient partis
pendant la nuit: nul ne put me dire le motif ni le but de leur
voyage.»

Monks respira plus librement et regarda autour de lui avec un
sourire de triomphe.

«Quand votre frère, dit M. Brownlow, en rapprochant sa chaise de
Monks, quand votre frère, pauvre enfant abandonné, chétif et
couvert de haillons, fut jeté sur mon chemin, non par le hasard,
mais par la Providence, et sauvé par moi du vice et de
l’infamie…

Monks, combattu entre la crainte et la haine, se promenait en long
et en large, en réfléchissant d’un air sombre à la proposition qui
lui était faite et à la possibilité de l’éluder, quand la porte
s’ouvrit brusquement, et M. Losberne entra dans la chambre, en
proie à une violente agitation.

«L’homme sera pris, s’écria-t-il. Il sera pris ce soir.

M. Brownlow et le docteur sortirent et refermèrent la porte à
clef.

«Eh bien! où en êtes-vous? Qu’avez-vous fait? demanda tout bas le
docteur.

Les deux amis se séparèrent aussitôt, en proie l’un et l’autre à
une agitation violente.

CHAPITRE L.
Poursuite et évasion.

Au bord de la Tamise, près de l’église de Rotherhithe, à l’endroit
où le fleuve est bordé des masures les plus délabrées et où les
vaisseaux sont le plus noircis par la poussière de la houille et
par la fumée qui s’échappe des toits abaissés des maisons, se
trouve à l’heure qu’il est la plus sale, la plus étrange, la plus
extraordinaire des nombreuses localités que recèle la ville de
Londres, complètement inconnue, même de nom, au plus grand nombre
des habitants de la capitale.

Pour arriver dans cet endroit, le visiteur est obligé de parcourir
un dédale de rues étroites et fangeuses, où est entassée la
population la plus misérable et la plus grossière des bords du
fleuve, et où l’on ne vend que les objets nécessaires à la classe
indigente.

Les vivres les moins chers et les plus grossiers sont entassés
dans les boutiques; les vêtements les plus communs sont suspendus
à la porte du brocanteur ou accrochés aux fenêtres. Coudoyé par
des ouvriers sans ouvrage du plus bas étage, des porteurs de lest
et de charbon, des femmes effrontées, des enfants en guenilles,
enfin par le rebut de la population voisine du fleuve, le visiteur
ne se fraye un chemin qu’avec peine, rebuté par le spectacle
hideux et l’odeur infecte des allées étroites qui se détachent à
droite et à gauche de la rue principale, et assourdi par le bruit
des chariots lourdement chargés. Arrivé enfin dans des rues plus
reculées et moins fréquentées que celles qu’il a traversées
jusqu’ici, il s’avance entre des rangées de maisons dont les
façades chancelantes surplombent sur le trottoir, des murs
lézardés qui semblent prêts à s’écrouler, des cheminées en ruines
qui hésitent à tomber tout à fait, des fenêtres garnies de barres
de fer rongées par la rouille et par le temps, enfin tout ce qu’on
peut imaginer de plus triste et de plus dégradé.

C’est dans cet affreux quartier, au delà de Dockhead, dans le
faubourg de Southtwark, que se trouve l’île de Jacob, entourée
d’un fossé fangeux, profond de six ou huit pieds, et large de
quinze ou vingt à la marée haute, qu’on appelait jadis _Mill-Pond
_et qui est connu maintenant sous le nom de Folly-Ditch. Ce
fossé aboutit à la Tamise et peut toujours être rempli d’eau en
ouvrant les écluses de Lead-Mills, d’où lui venait son ancien
nom. Alors un étranger placé sur un des ponts de bois qui sont
jetés sur le fossé à Mill-Lane, pourrait voir les habitants des
maisons qui le bordent de chaque côté puiser l’eau dans des
baquets, des seaux, des ustensiles de tout genre, qui descendent
des portes ou des fenêtres; et, s’il porte ses regards sur les
maisons elles-mêmes, son étonnement redoublera à la vue du
spectacle étalé devant lui; des galeries de bois vermoulus
s’étendant derrière une demi-douzaine de maisons et percées de
trous à travers desquels on peut voir l’eau bourbeuse qui coule
au-dessous; des fenêtres faites de pièces et de morceaux, laissant
passer des perches à sécher le linge (comme s’il y avait du linge
dans ces parages); des chambres si étroites, si resserrées et si
sales, que l’air s’y corrompt en y entrant; des constructions en
bois qui penchent sur le fossé et qui menacent d’y tomber pour
imiter les autres, qui ont déjà pris ce parti; des murs noircis,
des fondations dégradées; enfin tout ce que la pauvreté a de plus
repoussant: tels sont les objets qui ornent les bords de Folly-
Ditch
.

Dans l’île de Jacob, les magasins sont vides et n’ont plus de
toits; les murs s’écroulent de toute part, les fenêtres ne sont
plus des fenêtres, les cheminées sont noires, mais il n’en sort
plus de fumée. Il y a trente ou quarante ans, c’était un quartier
assez commerçant, maintenant ce n’est plus qu’un désert; les
maisons n’appartiennent à personne et servent de retraite à ceux
qui ont le courage d’y vivre et d’y mourir. Pour chercher un
refuge dans l’île de Jacob, il faut avoir de puissantes raisons de
se cacher ou être réduit au plus affreux dénûment.

Dans une de ces maisons en ruine, dont les portes et les fenêtres
étaient solidement barricadées, et qui donnait par derrière sur le
fossé, comme nous venons de le décrire, étaient réunis trois
hommes qui tantôt échangeaient entre eux des regards inquiets,
comme s’ils étaient dans l’attente de quelque grave événement, et
tantôt restaient immobiles et silencieux: c’étaient Tobie Crackit,
M. Chitling et un voleur âgé de cinquante ans au moins, qui avait
eu le nez brisé dans quelque ancienne rixe, et dont le visage
était défiguré par une grande balafre, reçue probablement dans les
mêmes circonstances: cet individu était un déporté en rupture de
banc et se nommait Kags.

«Quand vous avez déguerpi de nos anciens domiciles, parce que ça
chauffait, vous auriez bien dû chercher quelque autre tanière, dit
Tobie en s’adressant à M. Chitling, au lieu de venir ici, mon bel
ami.

Il y eut un court moment de silence, après quoi Tobie Crackit,
sentant l’impossibilité de soutenir la conversation sur le ton
plaisant, se tourna vers Chitling et dit:

«Quand Fagin a-t-il été pris?

Chitling, frappé d’horreur au souvenir de cette scène, mit ses
mains sur ses oreilles, et, les yeux fermés, arpenta la chambre en
long et en large, comme un homme qui a perdu le sens.

Tandis qu’il se livrait à cet exercice et que les deux autres
restaient silencieux, les yeux fixés sur le plancher, un bruit
étrange se fit entendre dans l’escalier, et le chien de Sikes
s’élança dans la chambre.

Ils coururent à la fenêtre, descendirent l’escalier, regardèrent
dans la rue; le chien avait pénétré dans la maison par une fenêtre
ouverte, il ne fit aucun mouvement pour les suivre: son maître
n’était pas avec lui.

«Qu’est-ce que ça signifie? dit Tobie, quand ils furent rentrés
dans la chambre; il n’est pas possible qu’il vienne ici, je… je
compte bien qu’il ne viendra pas.

Tobie hocha la tête.

«S’il s’était tué, dit Kags, le chien aurait essayé de nous
conduire près du corps de son maître. Non, je crois plutôt qu’il a
trouvé le moyen de quitter le pays et qu’il aura abandonné son
chien; il faut qu’il l’ait planté là de manière ou d’autre: sans
cela, l’animal n’aurait pas l’air si tranquille.»

Cette supposition paraissant la plus probable fut adoptée sans
contestation: le chien, se glissant sous une chaise, s’y établit
commodément pour dormir, et personne ne fit plus attention à lui.

La nuit était venue; on ferma les volets et l’on alluma une
chandelle que l’on mit sur la table. Les terribles événements qui
s’étaient succédé depuis deux jours avaient fait sur nos trois
individus une profonde impression, accrue encore par le danger et
l’incertitude de leur propre position. Ils s’assirent tout près
les uns des autres, tressaillant au moindre bruit; ils parlaient
peu et à voix basse, et, à les voir ainsi muets et terrifiés, on
eût cru que le cadavre de la femme assassinée gisait dans la pièce
voisine.

Ils étaient depuis quelque temps dans cette attitude, quand tout à
coup on frappa à la porte de la rue à coups précipités.

«C’est le jeune Charlot,» dit Kags en regardant avec colère autour
de lui pour se donner du courage.

On frappa de nouveau… Ce n’était pas Charlot… il ne frappait
jamais ainsi.

Crackit alla à la fenêtre, se pencha pour regarder et fit un bond
en arrière; il n’y avait plus besoin de demander qui était là: le
visage pâle de Crackit le disait assez. Au même instant, le chien
se remit sur ses pattes et courut vers la porte en grondant.

«Il faut lui ouvrir, dit Tobie en prenant la chandelle.

Crackit descendit ouvrir et rentra bientôt, suivi d’un homme dont
la figure était presque entièrement cachée par un mouchoir. Il le
dénoua lestement et laissa voir un visage livide, des yeux
enfoncés, des joues caves, une barbe de trois jours: ce n’était
plus que l’ombre de Sikes.

Il posa la main sur le dos d’une chaise qui se trouvait au milieu
de la chambre, mais il tressaillit au moment de s’asseoir; il eut
l’air de regarder par-dessus son épaule et tira la chaise près du
mur… aussi près que possible… puis s’assit.

Pas une parole n’avait été échangée; il promenait silencieusement
ses regards sur les trois autres, qui se détournaient avec effroi
chaque fois qu’ils rencontraient son oeil. Lorsque d’une voix
sourde il rompit le silence, tous trois tressaillirent: ils
n’avaient jamais entendu une voix pareille.

«Comment ce chien est-il venu ici? demanda-t-il.

Nouveau silence.

«Que le diable vous emporte tous! dit Sikes en passant sa main sur
son front. N’avez-vous rien à me dire?»

Ils se regardèrent avec embarras, et personne ne répondit.

«Vous qui êtes ici chez vous, dit Sikes en s’adressant à Crackit,
avez-vous l’intention de me livrer ou de me donner un asile pour
laisser passer l’orage?

Sikes dirigea lentement ses regards vers le mur auquel il était
adossé.

Essayant plutôt de tourner la tête qu’il ne la tournait
réellement, il dit: «Le corps… est-il… enterré…?»

Ils firent signe que non.

«Pourquoi ne l’a-t-on pas enterré? dit l’homme en regardant de
nouveau derrière lui. Pourquoi garder de ces vilaines choses-là en
vue?… Qui est-ce qui frappe ainsi?»

Crackit sortit en faisant un geste qui indiquait qu’il n’y avait
rien à craindre; il rentra presque aussitôt suivit de Charlot
Bates. Sikes était assis en face de la porte, de sorte que sa
figure fut la première qui frappa les yeux du nouveau venu.

«Tobie! dit Charlot en reculant d’horreur, pourquoi ne m’avoir pas
dit cela en bas?»

Il y avait eu quelque chose de si sinistre dans l’accueil que lui
avaient fait les trois premiers interlocuteurs, que l’assassin
voulut se rendre favorable le nouveau venu, et fit mine de lui
tendre la main.

«Laissez-moi passer dans une autre chambre, dit le jeune garçon en
reculant encore.

L’homme s’arrêta, et leurs yeux se rencontrèrent; mais bientôt
l’assassin ne put soutenir ce regard et baissa les yeux.

«Soyez témoins tous trois, s’écria Charlot en brandissant son
poing serré, et en s’animant de plus en plus, soyez témoins tous
trois… que je n’ai pas peur de lui… Si l’on vient le chercher
ici, je le dénoncerai; oui, je le dénoncerai. Faites bien
attention à ce que je dis là: il peut me tuer, s’il le veut ou
s’il l’ose; mais, si je suis là quand la police viendra, je le
livrerai… Je le livrerai, quand il devrait être brûlé à petit
feu. Au meurtre! au secours! S’il y a parmi nous quelqu’un qui ait
du coeur, qu’il me seconde. À l’assassin! au secours! mort à
l’assassin!»

En poussant ces cris et en les accompagnant de gestes violents,
Charlot se jeta, à lui tout seul, sur le robuste Sikes, d’une
manière si imprévue et en même temps si énergique, qu’il le fit
tomber lourdement à terre.

Les trois spectateurs furent stupéfaits. Ils n’intervinrent pas
dans la lutte. Charlot et Sikes roulèrent ensemble sur le
plancher, sans que le premier se laissât émouvoir des coups qui
pleuvaient sur lui; il se cramponnait de plus en plus aux
vêtements du meurtrier, tâchait de le prendre à la gorge, et ne
cessait de crier au secours de toute la force de ses poumons.

La lutte était cependant trop inégale pour se prolonger longtemps.
Sikes avait terrassé son jeune adversaire et allait l’écraser sous
ses pieds, quand Crackit vint le tirer par le bras d’un air
épouvanté et lui montra du doigt la fenêtre. Des lumières
brillaient dans la rue; on entendait des cris confus, des
conversations animées, le bruit des pas précipités de la foule,
qui se pressait sur le pont de bois le plus proche. Il y avait
sans doute un cavalier, car on entendait les sabots d’un cheval
résonner sur le pavé. L’éclat des lumières s’accrut, le bruit des
pas se rapprocha de plus en plus, puis on frappa vivement à la
porte, et toute la multitude se mit à pousser des cris de fureur
qui auraient fait trembler l’homme le plus intrépide.

«Au secours! hurlait le jeune garçon de toute sa force. Il est
ici! il est ici! enfoncez la porte!

Des coups violents et répétés ébranlèrent en effet la porte et les
volets des fenêtres du rez-de-chaussée. Toute la foule poussa un
hourra énergique, d’après lequel on put se faire une idée de la
masse compacte qui entourait la maison.

«Ouvrez-moi une porte derrière laquelle je puisse enfermer à clef
ce maudit braillard, dit Sikes furieux, courant çà et là et tirant
le jeune garçon après lui aussi aisément qu’il eût fait d’un sac
vide. Ouvrez-moi cette porte, vite…» Il y poussa Charlot, tira
le verrou et tourna la clef dans la serrure. «La porte d’entrée
est-elle bien fermée?

Jamais oreilles mortelles n’entendirent un sabbat pareil à celui
que fit alors cette multitude furieuse: les uns criaient à ceux
qui étaient le plus près de mettre le feu à la maison; d’autres
demandaient en trépignant aux agents de police de faire feu sur
l’assassin. Nul ne montrait plus de fureur que l’individu à
cheval; il mit pied à terre et, fendant la foule, il se fraya un
passage jusque sous la fenêtre, et s’écria d’une voix qui dominait
toutes les autres:

«Vingt guinées à qui apportera une échelle…»

Ceux qui l’entouraient répéteront ce cri, qui fut bientôt dans
toutes les bouches; les uns demandaient des échelles; les autres
des marteaux de forge; d’autres couraient çà et là avec des
torches comme pour chercher ce que l’on demandait, puis revenaient
sur leurs pas et se remettaient à crier. Ceux-ci s’épuisaient en
malédictions, ceux-là se précipitaient en avant comme des furieux,
et gênaient ainsi les efforts des travailleurs. Les plus hardis
tâchaient de grimper le long du tuyau de décharge ou à l’aide des
crevasses du mur. Cette foule ondulait dans l’obscurité, comme les
blés agités par un vent violent, et de temps à autre, tous
ensemble poussaient un cri de fureur.

«La marée, dit l’assassin, la marée était haute quand je suis
venu; donnez-moi une corde, une longue corde; ils sont tous devant
la maison; je puis me laisser glisser dans le fossé et m’évader
par là… Donnez-moi une corde, ou je commettrai encore trois
meurtres, et je me tuerai ensuite moi-même.»

Crackit et ses deux compagnons, saisis de terreur, lui indiquèrent
l’endroit où il en trouverait une. Il saisit vivement la plus
longue et la plus forte, et monta en courant au haut de la maison.

Toutes les fenêtres sur le derrière étaient murées depuis
longtemps, sauf une petite lucarne dans la chambre où Charlot
était enfermé, lucarne trop petite pour qu’il pût y passer la
tête; mais, par cette ouverture, il n’avait pas cessé de crier à
ceux du dehors de garder les derrières de la maison: de sorte que,
lorsque l’assassin parut sur le toit, de grands cris annoncèrent
sa présence à ceux qui se trouvaient par devant, et ils se mirent
aussitôt à faire le tour, s’avançant à flots pressés.

L’assassin barricada la porte qui lui avait donné accès sur le
toit, de manière qu’on ne pût l’ouvrir qu’à grand’peine, glissa
jusqu’au bord de toit et regarda par-dessus la gouttière.

La marée s’était retirée et le fossé n’offrait plus qu’un lit
fangeux.

La foule était restée silencieuse pendant quelques instants,
épiant ses mouvements et se demandant ce qu’il voulait faire. Mais
dès qu’elle entrevit son projet et comprit qu’il était
impraticable, elle poussa un cri de haine et de triomphe bien plus
fort que toutes les clameurs précédentes. Ceux qui étaient trop
loin pour comprendre ce dont il s’agissait, répétaient pourtant
ces cris, qui trouvaient sans cesse un nouvel écho. On eût dit que
toute la population de Londres était venue maudire l’assassin.

Des milliers d’hommes venaient de la façade, tous enflammés de
colère, et, à la lueur de quelques torches qui brillaient çà et
là, on pouvait lire sur leurs visages la haine et la fureur. Les
maisons situées de l’autre côté du fossé avaient été envahies par
la foule, qui aussitôt levait ou brisait les châssis: on
s’entassait à chaque fenêtre, tous les toits étaient encombrés de
monde; les trois ponts de bois jetés sur le fossé pliaient sous le
poids de la foule; chacun voulait voir l’assassin.

«On le tient maintenant, s’écria un homme sur le pont le plus
rapproché; hourra!»

Les cris redoublèrent.

«Cinquante livres sterling! s’écria un vieux monsieur, à qui le
prendra vivant; j’attendrai ici qu’on vienne réclamer la
récompense.»

Nouveaux cris dans la foule…

En ce moment, le bruit se répandit qu’on était enfin parvenu à
enfoncer la porte, et que celui qui, le premier, avait demandé une
échelle, était monté dans la chambre.

Dès que cette nouvelle courut de bouche en bouche, la foule se
dirigea vers la porte; les gens qui étaient aux fenêtres, voyant
les autres rebrousser chemin, s’élancèrent dans la rue, et tous se
ruèrent pêle-mêle devant la maison pour voir passer le meurtrier,
quand il serait emmené par les agents de police. On se serrait à
s’étouffer; les rues étroites étaient complètement obstruées. En
ce moment, l’ardeur des uns à revenir en courant sur le devant de
la maison, les efforts inutiles des autres pour se dégager de la
foule, firent perdre de vue l’assassin, quoique chacun fût plus
avide que jamais de voir opérer cette capture.

Intimidé par les cris furieux de la multitude, Sikes, qui ne
voyait plus aucun moyen de s’évader, s’était accroupi sur le toit.
Quand il s’aperçut de la nouvelle direction que prenait la foule,
il se décida à profiter vite de l’occasion qui s’offrait, et se
releva, résolu à faire un dernier effort pour sauver sa vie, en se
jetant dans le fossé et en tâchant, au risque de se noyer dans la
vase, de s’échapper à la faveur du désordre et de l’obscurité.

Stimulé par le bruit qu’il entendit dans la maison et qui
annonçait qu’on en avait forcé l’entrée, il mit le pied contre une
cheminée pour se donner plus de force, afin d’attacher solidement
un des hauts de la corde au tuyau, et fit à l’autre bout un noeud
coulant, à l’aide de ses dents et de ses mains. Ce fut l’affaire
d’une seconde. Il allait pouvoir descendre jusqu’à quelques pieds
du sol, et il tenait à sa main son couteau ouvert, pour couper la
corde dès qu’il serait en bas.

Au moment où il passait sa tête dans la noeud coulant pour la
fixer sous ses aisselles, et où le vieux monsieur, qui s’était
cramponné à la balustrade du pont pour résister à la foule et
garder sa position, élevait la voix pour dénoncer à ceux qui
l’entouraient cette tentative d’évasion; en ce moment, disons-
nous, l’assassin, regardant derrière lui, éleva ses bras au-dessus
de sa tête avec terreur et poussa un cri qui n’était pas de ce
monde.

«Encore ces yeux!» s’écria-t-il, il chancela, comme s’il était
frappé de la foudre, perdit l’équilibre, et tomba pardessus le
parapet; le noeud coulant était autour de son cou; la corde se
tendit sous son poids comme celle d’un arc; avec la rapidité de la
flèche qu’il décoche, le brigand fit une chute de trente-cinq
pieds de haut. Il y eut une brusque secousse, un mouvement
convulsif de tous les membres, et l’assassin resta pendu, tenant
encore son couteau ouvert dans sa main crispée.

La vieille cheminée trembla du coup, mais résista bravement au
choc. Le cadavre de Sikes se balançait devant la lucarne de la
chambre où était enfermé Charlot, et celui-ci, écartant de la main
ce corps qui gênait sa vue, criait au secours et demandait en
grâce qu’on vînt le délivrer.

Un chien, qui ne s’était pas montré jusqu’alors, se mit à courir
sur le bord du toit en poussant des cris plaintifs, et, prenant
son élan, sauta sur les épaules du pendu; il manqua son coup,
tomba dans le fossé, sur le dos, et se brisa la tête contre une
pierre qui fit jaillir sa cervelle.

CHAPITRE LI.
Plus d’un mystère s’éclaircit. - Proposition de mariage où il
n’est question ni de dot ni d’épingles.

Deux jours après les événements racontés dans le précédent
chapitre, Olivier se trouvait, à trois heures de l’après-midi,
dans une berline de voyage et roulait rapidement vers sa ville
natale. Avec lui se trouvaient Mme Maylie, Rose, Mme Bedwin et le
bon docteur. M. Brownlow suivait dans une chaise de poste, en
compagnie d’un personnage dont il n’avait pas dit le nom.

La conversation avait langui pendant le trajet, car Olivier était
dans un état d’agitation qui l’empêchait de réunir ses idées et
lui enlevait presque l’usage de la parole. Ceux qui
l’accompagnaient étaient en proie à la même anxiété et ne
parlaient pas davantage.

Il avait été, ainsi que les deux dames, mis au courant par
M. Brownlow de la nature des aveux arrachés à Monks, et, bien
qu’ils sussent que le but de leur voyage était d’achever l’oeuvre
si bien commencée, il y avait encore dans toute cette affaire
assez de mystère et d’obscurité pour les laisser dans une grande
perplexité.

Leur ami dévoué avait soigneusement empêché, avec l’aide de
M. Losberne, qu’ils n’apprissent rien des fatals événements qui
venaient de s’accomplir. «Il n’y a pas de doute, disait
M. Brownlow, qu’ils les connaîtront avant peu, mais le moment sera
peut-être plus favorable qu’à présent: il ne saurait être pire.»
Ils voyageaient donc en silence, l’esprit tout occupé du but
qu’ils poursuivaient en commun, sans être disposés le moins du
monde à s’entretenir du sujet qui absorbait leurs pensées.

Mais si Olivier était resté silencieux et plongé dans ses
réflexions tant qu’il avait suivi une route qui lui était inconnue
pour arriver à sa ville natale, avec quelle vivacité se
réveillèrent en lui les souvenirs d’autrefois, et combien
d’émotions lui firent battre le coeur, quand il se retrouva sur le
chemin qu’il avait parcouru à pied dans son enfance, pauvre
orphelin abandonné, sans un ami pour lui tendre la main, sans un
toit pour abriter sa tête!

«Voyez, voyez, s’écria-t-il en serrant vivement la main de Rose et
en mettant la tête à la portière; voici la barrière que j’ai
escaladée, voici les haies le long desquelles je me glissai en
rampant pour éviter d’être surpris et ramené de force chez le
fabricant de cercueils; voici là-bas le sentier, à travers champs,
qui mène à la vieille maison où j’ai passé mon enfance! Oh!
Richard, Richard, mon cher ami d’autrefois, si seulement je
pouvais te voir maintenant!…

Rose fit signe que oui, car elle ne pouvait parler en voyant
l’enfant sourire de bonheur à travers ses larmes.

«Vous serez douce et bonne pour lui comme vous l’êtes pour tout le
monde, dit Olivier; les récits qu’il vous fera vous serreront le
coeur, je le sais; mais qu’importe? tout cela sera bien loin et
vous sourirez de plaisir, j’en suis sûr aussi, en songeant que
vous avez changé son sort, comme vous l’avez déjà fait pour moi.
Le pauvre Richard! il m’a si bien dit: «Dieu te bénisse!» alors
que je me sauvais; moi aussi, ajouta Olivier, en éclatant en
sanglots, je lui dirai: «Dieu te bénisse maintenant!» et je lui
montrerai combien ses paroles d’adieu m’ont été au coeur!…»

Quand ils approchèrent de la ville et qu’ils se furent engagés
dans ses rues étroites, ce ne fut pas chose facile que de modérer
les transports de l’enfant; il revoyait la boutique de Sowerberry,
l’entrepreneur de pompes funèbres, telle qu’elle était jadis, mais
plus petite et moins imposante qu’elle ne l’était dans ses
souvenirs; il retrouvait les magasins, les maisons qu’il avait si
bien connus, et qui lui rappelaient à chaque instant quelque petit
incident de sa vie d’enfant: la charrette de Gamfield, le
ramoneur, toujours la même, arrêtée à la porte du cabaret; le
dépôt de mendicité, cette affreuse prison de son enfance, avec ses
étroites fenêtres donnant sur la rue; sur le seuil de la porte, le
portier d’autrefois avec sa mine décharnée. En le voyant, Olivier
ne put réprimer un sentiment de terreur, puis se mit à rire de sa
sottise, puis à pleurer pour rire encore après; il revoyait cent
figures de connaissance, tout enfin, comme s’il avait quitté ces
lieux la veille, et que son bonheur récent ne fut qu’un songe
délicieux.

Mais ce bonheur n’était point un songe; ils s’arrêtèrent à la
porte du meilleur hôtel, devant lequel Olivier s’extasiait jadis,
le prenant pour un somptueux palais, mais qui lui parut maintenant
un peu déchu de sa grandeur et de son air imposant. M. Grimwig
était là, prêt à recevoir nos voyageurs; il embrassa la jeune
demoiselle et aussi la vieille dame, à leur descente de voiture,
comme s’il était le grand-père de toute la société. Aimable et
souriant, il n’offrit pas une seule fois «de manger sa tête», pas
même quand il soutint à un vieux postillon qu’il connaissait mieux
que lui le plus court chemin pour aller à Londres, bien qu’il
n’eût fait ce trajet qu’une seule fois, et encore en dormant tout
le temps. Le dîner était servi, les chambres étaient préparées,
tout avait été disposé comme par enchantement pour les recevoir.

Néanmoins, dès que la première agitation fut passée, chacun
redevint silencieux et préoccupé comme pendant le voyage.
M. Brownlow ne vint pas les retrouver et se fit servir à dîner
dans une chambre à part. Les deux autres messieurs allaient et
venaient d’un air inquiet ou se parlaient à l’oreille. On vint
avertir Mme Maylie, qui sortit de la chambre et revint au bout
d’une heure avec les yeux rouges et gonflés. Toutes ces
circonstances troublaient et alarmaient Rose et Olivier, qui
n’étaient point dans le secret de ces nouvelles inquiétudes. Ils
restaient silencieux et étonnés, ou, s’ils échangeaient quelques
mots, c’était à voix basse, comme s’ils avaient peur d’entendre
même le son de leur voix.

Enfin, à neuf heures, quand ils commençaient à croire qu’ils ne
sauraient rien de plus ce jour-là, ils virent entrer M. Losberne
et M. Grimwig, suivis de M. Brownlow et d’un individu dont la vue
arracha presque à Olivier un cri de surprise, car on lui dit que
c’était son frère, et c’était ce même homme qu’il avait rencontré
un jour de marché à la porte d’une auberge, et qu’il avait aperçu
avec Fagin regardant à travers la fenêtre de sa petite chambre.
Cet homme lança à l’enfant étonné un regard plein de haine et
s’assit près de la porte. M. Brownlow, tenant des papiers à la
main, se dirigea vers la table près de laquelle étaient assis Rose
et Olivier.

«J’ai à remplir une pénible tâche, dit-il; mais il faut que ces
déclarations, qui ont été signées à Londres, en présence de
témoins, soient reproduites ici en substance; j’aurais voulu vous
épargner cette ignominie, mais il faut que nous les entendions de
votre propre bouche: vous savez pourquoi.

Monks restait silencieux.

«Quant au testament, continua M. Brownlow à sa place, il était
conçu dans le même esprit que la lettre. Il y parlait des chagrins
que lui avait causés sa femme, des penchants coupables, des
dispositions vicieuses qu’il avait reconnus en vous, son fils
unique, qui aviez été nourri dans la haine de votre père. Il vous
laissait, ainsi qu’à votre mère, une rente de huit cents livres
sterling. Il faisait de sa fortune deux parts égales, l’une pour
Agnès Fleming, et l’autre pour l’enfant auquel elle donnerait le
jour. Si c’était une fille, la fortune lui revenait sans
conditions; mais si c’était un fils, il était stipulé qu’à
l’époque de sa majorité il ne devait avoir souillé son nom d’aucun
acte public de déshonneur, de bassesse, de lâcheté ou de
méchanceté; il voulait par là, disait-il, montrer à la mère la
confiance qu’il avait en elle et la conviction profonde où il
était que son enfant tiendrait d’elle un coeur noble et une nature
élevée. S’il était trompé dans son attente, alors il voulait que
la fortune vous revînt: car, dans le cas, mais dans le cas
seulement où ses deux fils seraient également pervers, il vous
reconnaissait un droit de priorité sur sa fortune, quoique vous
n’en eussiez aucun sur son coeur, puisque dès votre enfance vous
ne lui aviez jamais montré que de la froideur et de l’aversion.

Il y eut ici un court moment de silence, jusqu’à ce que
M. Brownlow reprit le fil de la narration.

«Quelques années plus tard, dit-il, je reçus la visite de la mère
d’Édouard Leeford, de cette homme ici présent… À dix-huit ans,
il l’avait quittée, lui avait volé ses bijoux et son argent,
s’était fait joueur, escroc, faussaire, et s’était sauvé à Londres
où, depuis deux ans, il ne fréquentait que les êtres les plus
dégradés. Elle était atteinte d’une incurable et douloureuse
maladie, et désirait le revoir avant de mourir. Après de longues
et inutiles recherches, on parvint enfin à le découvrir, et il
partit avec elle pour la France.

Tandis que le scélérat exhalait sa rage impuissante en murmurant
d’affreuses imprécations, M. Brownlow, s’adressant aux témoins
épouvantés de cette scène, leur expliqua comment le juif avait été
le complice et le confident de cet homme; comment il avait reçu,
pour faire tomber Olivier dans ses embûches, une somme
considérable dont il devait restituer une partie dans le cas où
l’enfant s’échapperait; comme enfin, à la suite d’une discussion à
ce sujet, ils en étaient venus à s’assurer que c’était bien
Olivier qui était à la campagne chez Mme Maylie.

«Que sont devenus la bague et le médaillon? dit M. Brownlow en
s’adressant à Monks.

M. Brownlow fit un signe à M. Grimwig, qui sortit aussitôt et
rentra bientôt poussant, devant lui Mme Bumble et tirant après lui
son infortuné mari.

«En croirai-je mes yeux? s’écria M. Bumble jouant sottement
l’enthousiasme. N’est-ce point le petit Olivier?… Oh! Olivier,
si vous saviez comme j’ai été en peine de vous!…

Ce compliment s’adressait à M. Brownlow, qui, s’approchant du
respectable couple, demanda en désignant Monks:

«Connaissez-vous cet individu?

M. Brownlow fit un nouveau signe à M. Grimwig, qui sortit
aussitôt, comme précédemment: mais cette fois il ne ramena pas
avec lui un couple si vigoureux; il était suivi de deux vieilles
paralytiques qui chancelaient et trébuchaient à chaque pas.

«Vous avez eu soin de fermer la porte la nuit où mourut la vieille
Sally, dit la première des deux infirmes en levant sa main
tremblante, mais vous n’avez pas pu boucher les fentes de la porte
et nous empêcher d’entendre ce qui se disait.

Cela dit en appuyant sur les mots, M. Bumble enfonça son chapeau
sur sa tête, mit ses mains dans ses poches et descendit retrouver
sa femme.

«Mademoiselle, dit M. Brownlow en s’adressant à Rose, donnez-moi
la main; n’ayez pas peur; les quelques mots que j’ai encore à vous
dire ne sont pas faits pour vous effrayer.

Respectons les larmes que versèrent ces deux orphelins, et les
paroles entrecoupées qu’ils échangèrent en tombant dans les bras
l’un de l’autre: ils retrouvaient et perdaient au même instant un
père, une mère, une soeur; leur joie était mêlée de douleur, et
pourtant leurs larmes n’étaient pas amères: car la douleur même
qui s’élevait dans leur âme était si bien adoucie par les doux et
tendres souvenirs qui l’accompagnaient, qu’elle dépouillait toute
sensation de peine, pour devenir seulement un plaisir solennel.

Ils restèrent longtemps seuls; enfin on frappa doucement à la
porte; Olivier l’ouvrit, et, s’éloignant rapidement, céda la place
à Henry Maylie.

«Je sais tout, dit celui-ci, en s’asseyant près de l’aimable jeune
fille. Chère Rose, je sais tout. Je ne suis pas ici par hasard,
ajouta-t-il après un long silence; ce n’est pas aujourd’hui que
j’ai tout appris, mais hier, seulement hier. Devinez-vous que je
suis venu pour vous faire souvenir de votre promesse?


À dire vrai, le souper attendait depuis un temps déraisonnable; ni
Mme Maylie, ni Henry, ni Rose, qui entrèrent tous au même moment,
n’avaient la moindre excuse à alléguer.

M. Grimwig, sans plus de cérémonie, embrassa Rose, qui se mit à
rougir; l’exemple devint contagieux, et fut suivi par le docteur
et par M. Brownlow. Quelques personnes assurent qu’Henry Maylie en
avait déjà fait autant dans la pièce voisine; mais les meilleures
autorités s’accordent à dire que c’est une méchanceté pure; il
était si jeune, et un pasteur encore!

«Olivier, mon enfant, dit Mme Maylie, d’où venez-vous, et pourquoi
avez-vous l’air si affligé? Vous avez encore des larmes dans les
yeux; qu’est-ce que vous avez donc?»

Que de déceptions dans ce monde! Hélas! nos plus chères
espérances, celles qui font le plus d’honneur à notre nature, sont
souvent celles qui sont brisées les premières. Le pauvre Richard
était mort!

CHAPITRE LII
La dernière nuit que le juif a encore à vivre.

La cour d’assises, du plancher jusqu’au plafond, était pavée de
figures humaines; il n’y avait pas un pouce de terrain qui ne
présentât une paire d’yeux tout grands ouverts. Depuis la barre
placée devant le tribunal, jusqu’aux coins les plus reculés des
galeries, tous les regards étaient fixés sur un seul homme… le
juif, devant lui, derrière lui, à droite, à gauche, en tout sens.
Il était là, debout, encadré dans un firmament émaillé d’yeux
étincelants.

Il était là, au milieu de cette gloire de lumière vivante, une
main appuyée sur la balustrade de bois placée devant lui, l’autre
posée derrière son oreille, la tête penchée en avant pour saisir
plus distinctement chaque mot prononcé par le président, qui
faisait le résumé de l’affaire; parfois il dirigeait ses regards
vers les jurés, pour observer l’effet que produisait sur eux la
circonstance la plus légère en sa faveur, et, quand les charges
qui pesaient sur lui étaient prouvées avec une clarté terrible, il
regardait son avocat comme pour lui adresser un appel muet et le
supplier de tenter encore un effort pour le sauver. C’était sa
seule manière de trahir son anxiété, car il ne faisait pas un
mouvement; il n’avait presque pas bougé depuis le commencement du
procès, et, quand le président cessa de parler, il garda la même
attitude et resta immobile et attentif, les yeux toujours fixés
sur lui, comme s’il l’écoutait encore.

Un léger mouvement dans la cour le rappela au sentiment de sa
position; il regarda autour de lui. Les jurés étaient réunis pour
délibérer. Il promena ses regards sur la galerie et put voir que
les gens montaient les uns sur les autres pour apercevoir sa
figure: ceux-ci braquaient sur lui leurs lorgnettes, tandis que
ceux-là, sur le visage desquels se peignaient l’horreur et le
dégoût, s’entretenaient à voix basse avec leurs voisins. Quelques-
uns, c’était le petit nombre, semblaient ne pas faire attention à
lui et attendre avec impatience le verdict du jury, en s’étonnant
de la lenteur de la délibération. Mais il n’y avait pas dans
l’auditoire, même parmi les femmes qui se trouvaient là en grand
nombre, une seule figure sur laquelle il pût lire la moindre
sympathie pour lui, ou dont l’expression trahit autre chose que le
vif désir de le voir condamner.

Tandis qu’il considérait tout cela d’un oeil égaré, un profond
silence se fit tout à coup; il regarda derrière lui et vit que les
jurés s’étaient retournés du côté du président. C’était seulement
pour demander la permission de se retirer.

Il les considéra attentivement, un à un, à mesure qu’ils
sortaient, pour tâcher de deviner de quel côté pencherait la
majorité; ce fut en vain. Le geôlier lui toucha l’épaule; il le
suivit machinalement jusqu’au prétoire et s’assit. Si on ne lui
avait montré le siège placé devant lui, il ne l’eût pas aperçu.

Il regarda encore du côté de la galerie. Parmi les spectateurs,
les uns étaient en train de manger, les autres s’éventaient avec
leurs mouchoirs, car il faisait très chaud dans la salle. Un jeune
homme était occupé à crayonner sur un album les traits de
l’accusé; curieux de savoir si le croquis était ressemblant, et,
profitant d’un moment où l’artiste était occupé à tailler son
crayon, il se pencha pour regarder l’esquisse, comme eût pu le
faire un spectateur indifférent.

De même, quand il dirigeait ses regards vers le juge, il était
tout occupé d’examiner son costume en détail, de rechercher ce que
ça pouvait coûter, comment ça se mettait, etc.

Il avisa un vieux monsieur qui rentrait après une demi-heure
d’absence; il se demanda si cet homme était sorti pour aller
dîner, où il avait été, ce qu’il s’était fait servir, et continua
de se livrer à ce genre de réflexions insouciantes, jusqu’à ce
qu’un nouvel objet attirât son attention, pour faire naître en lui
d’autres pensées tout aussi saugrenues.

Ce n’était pas que, pendant tout ce temps, il eût pu se soustraire
un instant à l’effroyable idée que sa fosse était ouverte à ses
pieds; cette pensée était toujours présente à son esprit, mais
d’une manière vague et générale, et il ne pouvait y arrêter son
esprit. Ainsi, tandis qu’il frissonnait de terreur et devenait
rouge comme le fer en songeant qu’il allait bientôt mourir, il se
mettait involontairement à compter les barreaux de la grille du
tribunal, s’étonnait d’en voir un cassé et se demandait si on le
raccommoderait ou si on le laisserait comme ça. Il songeait avec
horreur à l’échafaud, à la potence, puis s’arrêtait pour regarder
un homme qui arrosait les dalles afin de les rafraîchir, et
revenait ensuite à ses sinistres pensées.

Enfin on entendit crier: «Silence!» et chacun retint sa
respiration en portant ses regards vers la porte. Les jurés
rentrèrent et passèrent tout près de lui; il ne put rien lire sur
leurs visages: ils étaient impassibles comme le marbre. Un profond
silence s’établit… pas un mouvement… pas un souffle…
«L’accusé est coupable.»

Des cris frénétiques éclatèrent dans tout l’auditoire, cris
répétés bientôt par la foule qui encombrait les abords du
tribunal, par la populace enchantée d’apprendre que le juif serait
pendu le lundi suivant.

Le tumulte s’apaisa, et on demanda au criminel s’il avait quelque
observation à faire sur l’application de la peine. Il avait repris
son attitude attentive et regardait de tous ses yeux celui qui lui
adressait cette question; il fallut pourtant la lui répéter deux
fois avant qu’il eût l’air de l’entendre, et alors il murmura à
voix basse qu’il était… un vieillard… un vieillard… Il ne
put dire autre chose et redevint silencieux.

Le juge se couvrit du bonnet noir; le juif ne bougea pas; il avait
conservé la même indifférence apparente. Cette sinistre formalité
arracha un cri à une femme de la galerie. Le juif regarda vivement
de ce côté, comme s’il était fâché de cette interruption, et se
pencha en avant d’un air encore plus attentif. Les paroles qu’on
lui adressait étaient solennelles et émouvantes, la sentence
horrible à entendre; mais il restait immobile comme une statue,
sans qu’un seul muscle de son visage se mît en jeu. L’oeil hagard,
il restait penché en avant, la mâchoire pendante, quand le geôlier
lui toucha le bras et lui fit signe de le suivre. Il regarda un
instant autour de lui d’un air hébété, et obéit.

On lui fit traverser une salle basse où quelques prisonniers
attendaient leur tour de passer en jugement, tandis que d’autres
causaient avec leurs amis, à travers la grille qui donnait sur la
cour. Il n’y avait là personne pour lui parler, à lui, et quand il
passa, les prisonniers se reculèrent, pour que les gens qui
s’étaient accrochés à la grille pussent mieux le voir. Ils
l’accablèrent d’injures, se mirent à crier, à siffler; il leur
montrait le poing et leur aurait craché au visage, si ses gardiens
ne l’eussent entraîné par un sombre couloir, à peine éclairé de
quelques quinquets, jusqu’à l’intérieur de la prison.

Là, on le fouilla pour s’assurer qu’il n’avait rien sur lui qui
lui permît de devancer son supplice; puis on le mena dans une des
cellules des condamnés à mort, et on l’y laissa… seul.

Il s’assit sur un banc de pierre placé en face de la porte et qui
servait à la fois de siège et de lit; puis, fixant à terre ses
yeux injectés de sang, il essaya de rappeler ses souvenirs. Au
bout de quelque temps, il parvint à recueillir quelques lambeaux
de phrases de l’allocution que lui avait adressée le juge, phrases
dont il avait cru, sur le moment, n’avoir pas entendu un mot. Peu
à peu ses souvenirs se complétèrent, se coordonnèrent dans sa
tête: «Condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort
s’ensuive.» C’étaient bien là les derniers mots qu’on lui avait
adressés: «condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort
s’ensuive.» Comme il commençait à faire nuit, il se mit à penser à
tous les gens qu’il avait connus qui étaient morts sur
l’échafaud… quelques-uns par sa faute… Ils lui revenaient en
mémoire avec une telle rapidité, qu’il pouvait à peine les
compter. Il y en avait qu’il avait vus mourir et dont il s’était
moqué, parce qu’ils étaient morts avec une prière sur les lèvres.
Quel drôle de bruit leurs pieds avaient fait en ratissant les
planches, quand ils avaient été lancés dans l’espace! Quel
changement soudain, quand un instant avait fait de ces hommes
forts et vigoureux une masse de chiffons, pendillant au bout d’une
corde!

Quelques-uns d’entre eux avaient probablement occupé cette
cellule… s’étaient assis sur ce banc de pierre. Comme il fait
sombre! pourquoi n’apporte-t’on pas de lumière? Il y a des siècles
que cette cellule est construite… combien d’hommes ont dû y
passer leurs dernières heures! On se croirait couché dans une cave
jonchée de cadavres… N’est-ce pas là le bonnet, le noeud
coulant, les bras garrottés, ces figures qu’il reconnaît jusque
sous le voile hideux qui les cache?… De la lumière! de la
lumière!

À la fin, quand il se fut bien meurtri les mains à force de
frapper contre la porte massive ou contre les murs, deux hommes
parurent, l’un tenant une chandelle qu’il fourra dans un
chandelier de fer fixé à la muraille, l’autre traînant un matelas
sur lequel il passerait la nuit: car le prisonnier ne devait plus
être perdu de vue un seul instant.

La nuit vint… sombre, sinistre, silencieuse; ceux qui veillent
aiment à entendre sonner les horloges des églises, car elles leur
annoncent le réveil de la vie et l’approche du jour; mais pour le
juif, elles n’annonçaient que désespoir. Tout son de cloche était
un tintement d’agonie; chaque coup apportait à son oreille ce son
monotone, profond et sourd… mort! À quoi lui servaient le
bruit et le mouvement du joyeux réveil du jour, qui pénétrait même
là, jusqu’à lui? ce n’était qu’une autre forme de glas funèbre qui
lui rappelait sa fin, avec un carillon moqueur par-dessus le
marché.

Le jour passe… un jour? Il n’est pas possible que ce soit un
jour. Il est à peine venu que le voilà déjà parti. La nuit vint à
son tour, nuit à la fois si longue par son affreux silence, et si
courte par la rapidité avec laquelle fuyaient les heures! Tantôt,
dans son délire, il s’emportait en blasphèmes; tantôt il hurlait
et s’arrachait les cheveux. Des hommes respectables, de sa
religion, étaient venus prier près de lui; il les avait chassés
avec des imprécations; ils renouvelèrent leurs efforts
charitables, et il les chassa cette fois en les battant.

Vint le samedi soir; il n’avait plus qu’une nuit à vivre après;
comme il y songeait, le jour parut; on était au dimanche. Ce ne
fut que le soir de ce dernier et terrible jour que la pensée de sa
situation désespérée, et de l’effroyable dénoûment auquel il
touchait, s’offrit à son esprit dans toute son horreur: non qu’il
eût eu un seul instant l’espoir d’être gracié; mais il n’avait
jusqu’alors entrevu que d’une manière vague la possibilité de
mourir sitôt.

Il n’avait presque jamais adressé la parole aux deux gardiens qui
se relevaient tour à tour pour le surveiller, et qui, de leur
côté, ne faisaient rien pour attirer son attention. Il s’était
tenu immobile sur son banc, rêvant tout éveillé. Maintenant il se
levait à chaque instant, la peau brûlante et l’écume à la bouche,
et parcourait convulsivement son étroite cellule dans un tel
paroxysme de terreur et de colère, que ses gardiens eux-mêmes,
bien que familiarisés avec de tels spectacles, reculaient
d’horreur et d’épouvante. Enfin, il devint si effrayant qu’un seul
homme ne suffît plus pour le surveiller, et que les deux geôliers
restèrent ensemble près de lui.

Il s’étendit sur sa couche de pierre et pensa au passé; il avait
été blessé, le jour de sa capture, par quelques-uns des
projectiles que lui avait lancés la foule; sa tête était
enveloppée de bandes; ses cheveux roux retombaient sur son visage
livide, et sa barbe inculte était hideuse à voir; ses yeux
brillaient d’un feu terrible; sa peau rugueuse et sale était toute
craquelée par la fièvre qui le consumait. Huit, neuf, dix heures:
si ce n’était pas une farce qu’on lui faisait pour l’effrayer, si
c’étaient bien de vraies heures qui sonnaient ainsi l’une après
l’autre, où serait-il quand les aiguilles auraient fait le tour du
cadran? Onze heures. Le son de l’heure précédente vibrait encore à
son oreille. Le lendemain, à huit heures, il marcherait à la mort,
sans autre ami pour suivre ses funérailles que lui-même. Et à onze
heures, …

Ces murs redoutables de Newgate, qui ont dérobé tant de
souffrances, tant d’inexprimables angoisses, non seulement aux
yeux, mais encore et trop longtemps à la pensée des hommes,
n’avaient jamais été témoins d’une scène pareille… Les gens qui
passaient le long de la prison, et qui se demandaient peut-être ce
que faisait en ce moment le criminel qui devait être pendu le
lendemain, n’en auraient pas fermé l’oeil de la nuit, s’ils
avaient pu seulement le voir tel qu’il était alors au fond de sa
cellule.

Pendant toute la soirée, de petits groupes de deux ou trois
personnes vinrent à chaque instant, à la porte de la prison,
demander d’un air inquiet si l’on avait reçu avis d’une
commutation de peine; on leur répondait que non, et ils se
hâtaient d’aller faire part de cette bonne nouvelle aux gens qui
stationnaient en foule dans la rue; on se montrait la porte par où
sortirait le condamné, l’endroit où s’élèverait la potence. Vers
minuit, la foule s’écoula comme à regret, et peu à peu la rue
redevint déserte et silencieuse.

On avait fait évacuer les abords de Newgate, et disposé quelques
solides barrières peintes en noir, pour contenir la foule sur
laquelle on comptait, quand M. Brownlow, accompagné d’Olivier, se
présenta au guichet de la prison, et exhiba un permis de pénétrer
jusqu’au condamné, signé d’un des shériffs: on le fit entrer sur-
le-champ.

«Est-ce que ce jeune monsieur vient avec vous? demanda à
M. Brownlow l’homme chargé de les conduire à la cellule du juif;
ce n’est pas un spectacle à montrer à un enfant, monsieur.

M. Brownlow avait dit ces quelques mots assez bas pour qu’Olivier
ne pût les entendre. L’homme porta la main à son chapeau, et,
regardant les deux visiteurs avec une certaine curiosité, ouvrit
une porte en face de celle par laquelle ils étaient entrés, et les
conduisit jusqu’aux cellules par des couloirs sombres et tortueux.

«C’est par ici, dit-il en s’arrêtant dans un endroit obscur où
deux ouvriers étaient en train de faire en silence quelques
préparatifs; c’est par ici. qu’il doit passer. Vous pouvez voir
d’ici la porte par laquelle il doit sortir.»

Il leur fit traverser une cuisine pavée, garnie de la batterie de
cuivre nécessaire pour préparer la nourriture des prisonniers, et
leur montra du doigt une porte. Près de là était, en haut, une
grille ouverte où l’on entendait des voix et des coups de
marteaux: on était en train de monter l’échafaud. De là, ils
passèrent dans une cour, après avoir franchi plusieurs lourdes
portes à chacune desquelles se trouvait un geôlier; ils montèrent
quelques marches et arrivèrent dans un corridor le long duquel on
voyait une rangée de portes massives. Le geôlier leur fit signe de
s’arrêter, et frappa à une des cellules avec son trousseau de
clefs; les deux gardiens du juif, après un court entretien à voix
basse, sortirent dans le corridor en s’étirant les membres,
satisfaits d’avoir un moment de répit, et firent signe aux
visiteurs de suivre le geôlier dans la cellule.

Le condamné était assis sur son lit et se balançait à droite et à
gauche, moins semblable à un homme qu’à une bête féroce; il était
évidemment absorbé par le souvenir de sa vie passée, car il
continua à marmotter des paroles incohérentes, sans paraître
s’apercevoir de la présence des nouveaux venus, qu’il prenait
sans doute pour des personnages imaginaires qui jouaient un rôle
dans sa vision.

«Bravo! Charlot, disait-il… c’est un coup de maître… et
Olivier donc… ah! ah! ah!… et Olivier donc… le voilà devenu
un monsieur… Menez coucher cet enfant.»

Le geôlier prit la main d’Olivier, lui dit tout bas de n’avoir pas
peur, et continua à regarder sans parler.

«Menez-le coucher, dit le juif, m’entendez-vous? il a été… la
cause indirecte de tout ceci…ça me vaudra de l’argent d’en faire
un voleur… Guillaume, coupe la gorge à Bolter… ne t’inquiète
pas de la jeune fille… coupe la gorge à Bolter… enfonce tant
que tu pourras… scie-lui la tête.

Comme il disait ces mots, il aperçut Olivier et M. Brownlow, et se
reculant jusqu’au bout du banc, il demanda ce qu’ils faisaient là.

«Du calme, Fagin, dit le geôlier en le maintenant sur le banc,
Dites ce que vous voulez dire, monsieur; mais dépêchez-vous, s’il
vous plaît, car il devient de plus en plus furieux.

Il ouvrit la porte de la cellule, et les gardiens rentrèrent.

«Dépêchons-nous, dépêchons-nous! s’écria le juif; plus vite, plus
vite.»

Les deux gardiens se saisirent de lui, lui firent lâcher Olivier
et le repoussèrent vers le fond de la cellule. Il se mit à se
débattre et à lutter avec l’énergie du désespoir, en poussant des
cris si perçants, que, malgré l’épaisseur des murs, M. Brownlow et
Olivier les entendirent jusque dans la rue.

Ils ne purent quitter la prison sur-le-champ, car Olivier était
presque sans connaissance après cette horrible scène, et si faible
que, pendant plus d’une heure, il ne put se soutenir.

Il commençait à faire jour quand ils sortirent; il y avait déjà
foule sur la place; les fenêtres étaient encombrées de gens
occupés à fumer ou à jouer aux cartes pour tuer le temps; on se
bousculait dans la foule, on se querellait, on plaisantait: tout
était vie et mouvement, sauf un amas d’objets sinistres qu’on
apercevait au centre de la place: la potence, la trappe fatale, la
corde, enfin tous les hideux apprêts de la mort.

CHAPITRE LIII.
Et dernier.

Le sort de chacun des personnages qui ont figuré dans ce récit est
maintenant fixé, et quelques lignes suffiront à leur historien
pour achever de faire connaître ce qui les concerne.

Moins de trois mois après, Rose Fleming et Henry Maylie furent
mariés à l’église du village, théâtre futur du zèle pieux du jeune
pasteur; le même jour ils prirent possession de leur nouvelle et
heureuse demeure.

Mme Maylie vint se fixer près de son fils et de sa belle-fille,
pour jouir paisiblement, pendant ses dernières années, de la plus
grande félicité qui soit réservée à la vieillesse et à la vertu:
celle de contempler le bonheur de ceux auxquels, pendant une vie
bien remplie, on a voué l’affection la plus vive, et auxquels on a
prodigué sans relâche les plus tendres soins.

Il paraît, d’après les renseignements les plus exacts, qu’en
partageant également entre Olivier et Monks les débris de la
fortune dont ce dernier s’était emparé, et qui n’avait jamais
prospéré dans ses mains, ni dans celles de sa mère, il devait leur
revenir à chacun trois mille livres sterling. En vertu des
dispositions du testament de son père, Olivier aurait eu le droit
de garder le tout; mais M. Brownlow, pour ne pas enlever au fils
aîné la seule chance qui lui restât de s’arracher à sa vie de
désordres et de vivre honnêtement, proposa le partage égal de la
fortune, et son jeune pupille y consentit avec joie.

Monks garda son nom d’emprunt, partit pour l’Amérique, où il
dissipa bientôt ses ressources, retomba dans ses anciens
déportements, et, après avoir subi une longue détention pour
quelques nouvelles escroqueries, fut repris d’un accès de sa
maladie d’autrefois, et mourut en prison.

Les principaux membres de la bande de Fagin moururent aussi
misérablement, loin de leur patrie.

M. Brownlow adopta Olivier pour son fils et vint s’établir avec
lui et sa vieille ménagère à moins d’un mille du presbytère où
demeuraient ses bons amis; il combla ainsi le seul voeu que pût
former encore le coeur dévoué et reconnaissant d’Olivier, et ils
formèrent une petite société étroitement unie et aussi heureuse
qu’il est possible de l’être ici-bas.

Peu après le mariage du jeune couple, le bon docteur retourna à
Chertsey, où, loin de ses vieux amis, il serait devenu chagrin et
maussade, si son tempérament et son humeur n’avaient pas résisté à
cette épreuve. Pendant deux ou trois mois il se contenta de donner
à entendre qu’il craignait fort que l’air de Chertsey ne convînt
pas à sa santé; puis, trouvant en effet que le pays n’avait plus
pour lui d’attrait, il céda sa clientèle à un confrère, loua une
petite maison à l’entrée du village où son jeune ami était
pasteur, et retrouva comme par enchantement sa belle humeur et sa
santé. Il se mit à jardiner, à planter, à pêcher, à faire de la
menuiserie avec cette impétuosité qui faisait le fonds de son
caractère, et, dans chacun de ces exercices, il se fit une telle
réputation à dix lieues à la ronde, qu’on venait le consulter
comme une autorité incontestable.

Avant de quitter Chertsey, il s’était pris pour M. Grimwig d’une
sincère amitié que celui-ci lui rendit cordialement: aussi le bon
Grimwig vient-il le voir très souvent, et, dans chacune de ces
occasions, plante, pêche et fait de la menuiserie avec grande
ardeur, mais toujours d’une manière originale et qui n’appartient
qu’à lui, et il soutient toujours, en offrant de «manger sa tête»,
que sa méthode est la seule qui soit bonne. Les dimanches, il ne
manque pas de critiquer le sermon, à la barbe du jeune pasteur,
bien qu’il avoue en confidence à M. Losberne qu’il a trouvé le
sermon excellent, mais qu’il aime autant ne pas le dire.
M. Brownlow s’amuse souvent à le plaisanter sur l’horoscope qu’il
avait tiré d’Olivier, et à lui rappeler cette soirée où ils
étaient assis devant une table, la montre entre eux deux, en
attendant le retour de l’enfant; mais M. Grimwig soutient qu’il ne
s’était pas trompé, à preuve qu’au bout du compte Olivier ne
revint pas; et là-dessus il part d’un grand éclat de rire qui ne
fait qu’ajouter à sa bonne humeur.

M. Noé Claypole, après avoir été gracié pour avoir dénoncé le
juif, s’aperçut que le métier qu’il faisait n’était pas tout à
fait aussi sûr qu’il aurait pu le désirer, et songea aux moyens de
gagner sa vie sans pourtant se donner trop de peine; tout
considéré, il se mit dans la police secrète, et il se fait là
dedans une jolie petite existence. Voici comment il s’arrange: il
sort le dimanche, à l’heure de l’office, en compagnie de Charlotte
décemment vêtue; celle-ci tomba en faiblesse à la porte d’un
cabaret; Noé, pour la faire revenir à elle, demande pour dix sous
d’eau-de-vie, que le cabaretier sert par bonté d’âme; il verbalise
et assigne pour le lendemain le cabaretier philanthrope; le sieur
Noé fait son rapport et empoche la moitié de l’amende. D’autres
fois, c’est lui qui s’évanouit, mais le résultat est le même.

M. et Mme Bumble, après leur destitution, tombèrent peu à peu dans
la dernière misère et finirent par se faire admettre comme pauvres
dans ce même dépôt de mendicité où ils avaient jadis régné en
maîtres. On a surpris M. Bumble à dire que son malheur et sa
dégradation ne lui laissaient pas même la force de se réjouir
d’être séparé de sa femme.

Quant à M. Giles et à Brittles, ils sont toujours à leur poste,
bien que le premier soit chauve et que le second ait blanchi. Ils
couchent au presbytère; mais ils partagent si également leurs
soins entre Mme Maylie et ses enfants, Olivier, M. Brownlow et
M. Losberne, que les habitants du village n’ont pas encore pu
découvrir au service de quel ménage ils sont particulièrement
attachés.

Maître Charlot Bates, terrifié du crime de Sikes, se demanda si
après tout il ne valait pas mieux mener une vie honnête; il rompit
avec son passé et résolut de l’effacer par une existence
laborieuse; Il lutta et souffrit beaucoup dans les commencements!
mais, comme il savait se contenter de peu et qu’il avait de la
bonne volonté, il finit par réussir, et, après avoir été garçon de
ferme et charretier, il est aujourd’hui le plus joyeux éleveur du
Northamptonshire.

Et maintenant celui qui écrit ces lignes regrette de toucher au
terme de sa tâche et voudrait poursuivre encore le fil de cette
histoire.

J’aimerais à m’arrêter près de quelques-uns de ces personnages au
milieu desquels j’ai vécu si longtemps, et à partager leur bonheur
en tâchant de le dépeindre. Je voudrais montrer au lecteur Rose
Maylie, dans toute la fleur et la grâce d’une jeune ménagère,
répandant au milieu du cercle qui l’entoure le bonheur et la joie,
animant de sa gaieté le coin du feu pendant l’hiver et les
causeries sous les arbres pendant l’été. Je voudrais la suivre au
milieu des champs et entendre sa douce voix pendant les promenades
du soir, au clair de la lune. Je voudrais la suivre, bonne et
charitable au dehors et s’acquittant chez elle, douce et
souriante, de ses devoirs domestiques; je voudrais retracer
l’affection qu’elle portait à l’enfant de sa pauvre soeur,
affection qu’Olivier lui rendait si bien pendant les longues
heures qu’ils passaient ensemble à s’entretenir des amis qu’ils
avaient si tristement perdus; je voudrais, une fois encore,
rappeler sous mes yeux ces bonnes et joyeuses petites figures
d’enfants groupées autour de ses genoux, et écouter leur joyeux
babil; je voudrais évoquer les éclats de leur rire franc et pur,
avec, la larme de bonheur et d’émotion qui brille dans les yeux
bleus de leur mère. Oh! oui, toutes ces scènes délicieuses, tous
ces regards, tous ces sourires, toutes ces pensées et ces paroles
innocentes… je voudrais les repasser encore sous ma plume l’une
après l’autre.

M. Brownlow s’attacha de plus en plus à son fils adoptif, en
voyant tout ce que promettait sa bonne et généreuse nature; il
retrouvait en lui les traits de l’amie de sa jeunesse, et cette
ressemblance ravivait dans son coeur de vieux souvenirs, doux et
tristes à la fois. Les deux orphelins, qui avaient connu
l’adversité, gardèrent des rudes épreuves de leur jeunesse un
sentiment de compassion pour les malheurs des autres, et de
fervente reconnaissance envers Dieu qui les avait protégés et
sauvés, mais à quoi bon ces détails, puisque j’ai dit qu’ils
étaient vraiment heureux? Le bonheur est-il possible sans une
affection vive, sans ces sentiments d’humanité et de bonté pour
nos semblables, et de reconnaissance envers l’Être dont la
miséricorde et la bonté s’étendent sur tout ce qui respire?

Près de l’autel da la vieille église du village se trouve une
table de marbre blanc sur laquelle on ne lit encore qu’un seul
nom: «Agnès.» Il n’y a point de cercueil sous cette tombe, et
puisse-t-il s’écouler bien des années avant qu’on y inscrive
d’autres noms! Mais si les âmes des morts redescendent sur la
terre pour visiter les lieux consacrés par l’affection…
l’affection qui survit à la mort, l’affection de ceux qu’ils ont
connus ici-bas, j’aime à croire que l’ombre de cette pauvre jeune
fille vient souvent planer au-dessus de ce petit coin solennel;
j’aime à croire qu’il n’en est pas moins béni parce qu’il est là,
près d’une église austère, et que la pauvre femme n’a été qu’une
brebis égarée.

FIN.

[1] Environ 75 centimes.
[2] Cent vingt cinq francs.
[3] On donne le nom de muets (mates) à des hommes

qui se tiennent à la porte d’une maison mortuaire, et qui
accompagnent les convois.
[4] Allusion au moulin que font tourner les
condamnés.
[5] Sorte de jeu de cartes fort usité en Angleterre.
[6] Gateau particulier pour prendre le thé.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK OLIVER TWIST ***

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